Pour Edgar Allan Poe

Poe Cottage, Le Bronx, le 14 avril 2010

Poe Cottage, Le Bronx, le 14 avril 2010

Le 14 avril 2010, après une intervention auprès des étudiants à Lehman College dans le Bronx, trois auteurs haïtiens – Duccha, Coutechève Lavoie Aupont et Dominique Batraville (de gauche à droite ici) – passent dans la maison d’Edgar Allan Poe.


Chez Edgar Allan Poe dans le Bronx

Chez Edgar Allan Poe dans le Bronx

La dernière demeure de l’écrivain américain les inspire à composer, sur place, des textes pour Poe, et à lire d’autres poèmes d’inspiration urbaine (de Port-au-Prince et du Bronx), dont des créations écrites depuis le tremblement de terre en Haïti, survenu trois mois plus tôt.

Les enregistrements disponibles ici ont été filmés à l’intérieur du « Poe Cottage », avec les divers effets du poète du 19e siècle (1809-1849), et les bruits du 21e que l’on entend du vieux plancher de la résidence du poète américain et du dehors : sirènes et klaxons sur The Grand Concourse, l’avenue connue comme les « Champs-Élysées » du Bronx.


Dominique Batraville

L’accent marin, pour Edgar Poe

Trois poignées de sel fin, ici chez l’ami Poe, passeur aux bras chargés de vagues et de contes ultramarins.
Mon bon ami, je veux de toi d’innombrables vaisseaux
Oui, frère du grand large, un îlien frappe à ta porte et te réclame, à haute voix, des vaisseaux fantômes
Ô voyant et habitacle des mers démontées, je veux jouer pour toi l’une des quatre éternelles saisons du grand prêtre bien connu, Vivaldi.
Vivaldi, des quatre saisons.
Il me faudrait seize jours pour te relire dans l’allée des roses de l’amiral Baudelaire.

Il fait frais au Bronx
Les oiseaux franciscains sont venus frapper à ta porte.
Poe notre guide à l’accent marin
Les pigeons chantent beaucoup
avant de s’agripper aux arbres plantés autour de ta résidence
immobiles au passage des bus
immobiles aux rumeurs des apocalypses
et attentives au bleu marin
des blue-jeans de mes vives flâneries
au Bronx en folie.

Dominique Batraville
texte écrit dans le Bronx, le 14 avril 2010


Coutechève Lavoie Aupont

© Thomas C. Spear, Le Bronx, 14 avril 2010

Coutechève Lavoie Aupont

On en parlera avec des fleurs devant la bouche

C’était mardi, mardi matin ; à l’heure où les chiens annonçaient l’aurore. Comme les coqs de la campagne, ils étaient fiers, ces chiens-là. Les aboiements déjà circulaient au même titre que les passants. Écoliers, marchandes, ouvriers. Tout ce beau monde petit à petit prenait forme dans l’innocente lumière du jour. Cette même lumière qui jadis sciait l’épaisse obscurité des rues endormies. La respiration des gens indiquait le goût du soleil qui allait se pointer. Ce matin-là, comme d’habitude ; ce fut le soleil qui alluma le petit jour.

Ici, les hommes marquent l’heure par leur présence. Par leurs chants, par leurs pieds dans la rosée et par leurs bons cœurs. Ici, les femmes meublent l’aube de madras, de gémissements et de coulée de café noir. Les gémissements maternels sont de petits cris adorables, de petites plaintes laissées sur le macadam. De petits cris pour diluer la misère et dire à la terre qu’il faut nourrir ses enfants. Maman aussi pensait à cela et poussait également ces petits cris. Ces petites tendresses avant de se rendre à la messe. Saint-Charles était à quelques kilomètres d’un vieux macadam endurci de prières. C’était là que son corps gentiment peinait. C’était là que ses mains prenaient plaisir à pleurer ses lourdeurs. Ses démangeaisons du nouvel an. Les calamités de l’enfance. Sa tourmente. Son adolescence volée par mon diable de père. Un colon du temps moderne. Elle qui n’avait que seize ans, quand il l’a surprise au bord du chemin. Lui qui la poursuivait jusque chez sa mère. Sa belle mère qui la livra désarmée. Désarmée devant la vie. Devant sa vie. Toute sa vie elle le restera ; même devant le miroir. Sa vie tout entière sera rongée par le manquement et la douleur de l’enfantement. L’espoir a toujours été ce vieux macadam paternel. Et la venue toujours masquée de l’aisance.

L’obscurité douce et somnolente planait encore sur la chaussée et tapait fort sur les toits. La messe allait terminer, les gens bientôt fourmilleront tout le long de la journée comme à l’enterrement. Qui l’aurait cru, que bientôt les gens comme des tourbillons de larmes, iront se bousculer dans l’épouvante. La terre ira jusqu’à trahir ses propres enfants. Ils iront et tourneront dans tous les sens de la mort. Ils iront et mourront dans le seul mouvement de la terre. La terre ira loin ! La terre ira jusqu’à manger ses propres fruits. Qui a su que les ondes de nos mains cachaient un désastre ? Qui donc a su que la boue brassée de nos propres mains complotait contre nous ? Qui donc l’aurait cru que la terre, une fois pour toutes allait devenir assassine et fosse commune. Si le chant des enfants pouvait briser le souffle des murailles, les hommes en seraient-ils épargnés ? Si l’air demeurait saint et inodore comme un bonjour de bouche à l’oreille irait-on dire à Georges que c’est un mauvais rêve. Qu’il doit reprendre l’hebdo du mardi 12 janvier. Qu’il y a urgence à élever les PAS MOUN en dignité. Georges A, tu connais mieux la route. Tu as les clés. Tu connais aussi les portes. Les plus utiles. Personne après toi ne saurait tenir les consciences en éveil. Ce petit matin les coqs avaient mis de côté les premiers chants du réveil fraternel. La rosée embrasait les fleurs. Les vies que les grondements de la terre allaient chasser les pollens à coups répétés de semelles massives. Nos prunelles ont pleuré de toutes leurs forces. Le nectar de l’aube a coulé à même le sol. Ce même liquide qui colorait en rouge la vie. La vie rauque. La vie rouillée qu’elle était. Les gens, des jours plus tard, avaient des regards couverts de poussières. Lourds et empressés, les gestes allaient toujours vers la catastrophe. Le temps d’un baiser d’oiseau-mouche sur l’hibiscus, Port-au-Prince a semé plus de morts qu’elle en a vécues. La moitié de son existence s’en est allée dans l’obscurité éternelle.

Souvent on oublie de compter les jours, tant les crasses quotidiennes nous barrent la voie. Aujourd’hui, la vie n’est plus ce qu’elle était. On se souviendra des nuits sous les décombres. De la course du temps arrêtée dans nos regards. On se souviendra également des Hommes. Des fosses communes. Des répliques. Des déchirements. Des fissures et de tous les maux. On en parlera tout bas aux enfants, avec des fleurs devant la bouche. On en parlera avec des gestes sincères. Paroles pour cracher sur la bêtise et apprendre à regarder la chose en face. On en parlera pour construire l’avenir et garder en nous des hommes immenses. Des phares éteints beaucoup trop tôt. Nos valeurs ont coulé bas.

L’heure allait à grands pas. Alors on se faisait vaguement une idée de ce qu’était la rue ; il y a cinq ou six heures. Maintenant, il n’y a que les rayons de la mort qui montent la garde autour du vieux macadam. Les rues devenaient de plus en plus lourdes sur les bras des hommes-orphelins. La terre énergiquement secouait. Les maisons inlassablement s’écrasaient contre le sol comme des bulles de poussière. C’était mardi soir. C’était l’obscurité, la plus totale qui fut.

Coutechève Lavoie Aupont
texte écrit à Port-au-Prince, le 1er mars 2010


Partances

(extraits)

Je perds de tes gestes le sel
le vent que tu as su nommer
ton ombre opaque et tendre
à la fois fleur fauve et sourire impalpable

je perds de ton regard chargé
l’odeur des joies rouges

je perds de mes mains devenues suicidaires
l’amour et la musique des souvenirs dans la nuit

ici je perds de moi et de toi aussi
comme je perds de ce Pays
de cette Ville
de cette Rue
l’odeur humaine de la vie
et le goût fraternel des mains qui s’aiment

[…]

Plus de rêves
et le désir n’est que vomissure sur papiers jaunis
j’ai essuyé mes pas tissés dans le sable brûlant de cette île
et trace l’adieu
comme un arc-en-ciel d’ordures

je me réclame un corps à mille pattes
et je dis mon cher soleil
rien ne pourra réinventer la bouche de l’homme sur le Calvaire
le sang-sources ne coule plus dans ses veines meurtris par la Cité
dont la Citadelle et les arbres portent encore le nom
comme une cicatrice dans l’oeil gauche

la mémoire broute le destin des vies sidérales
depuis que Sodome et Gomorrhe se réjouissent encore du Sel
l’oubli s’accroît et devient plus noble
c’est toujours aux yeux de l’enfance que le vent broie le sable
les jours de fêtes populaires

d’ici la dérive est un voeu sur l’apothéose
l’adieu seul est bien mis

adieu à cette ville qui défie les cotaux
cette ville où les enfants n’ont pas besoin de songes
pour jouer à la marelle

adieu à cette ville où les femmes portent la douleur dans leur madras
et autour de la source si vient la calebasse

adieu à cette ville hurlante
cette ville où la poussière fait beau vivre
cette ville où les morts n’y reviennent que par piété

adieu à ma bouche d’encres têtues
à la strangulation des rues en trombes
au milieu des souvenirs perdus
comme un coeur pendant au travers des idées ovales

adieu à ces filles enroulées dans mes souvenirs
comme des oeufs de Pâques
à cette Cité assise dans la rouille du soleil
et ses enfants crucifiés à l’aube du pain

adieu
ma jeunesse ne trotte plus sur les murs de cette Rue
de cette Ville
de ce Pays
où l’avenir est un pain au milieu de l’apocalypse

dans mon visage d’enfant soleil la vie lente
insignifiante
inerte
doucement se brise
tels les midis que les couverts n’ont pas sonnés

Merde
si le vent
et la brume étreignent [ton foulard]
les joies rectilinges
que tu ratures à grands coups
de songes mous

merde
encore une fois
si tu m’aimes avec les mêmes rues perdues
que tu inventes pour ouvrir la nuit

merde si je t’aime
avec des mots qui ne savent pas
parler l’amour

Coutechève Lavoie Aupont
Partances (extraits, pages 19, 28-31)
New York: Rivarticollection, 2009.


Duccha

© Thomas C. Spear, Le Bronx, 14 avril 2010

 

Duccha

Dans la maison de Poe

Par un soleil simple et amical, revenu d’un angle extraordinaire de l’Amérique, je viens te voir, l’ami, avec la tangibilité de ma voix, pleine de turbulences affectives, subitement saccagée de bonheur violent, comme dans un déferlement certain de paroles et d’ondes d’outre-tombe et d’étrangeté familière. En contact direct avec les uns, deux siècles arriveront dans deux années, et je serai encore dans le sillage du vent, le sillage des vagues, et dans l’étreinte de cette folie partagée, bien imprégnée de ton univers.

Duccha
texte écrit dans le Bronx, le 14 avril 2010


Le temps de se lever

                (extrait)

Elle est venue la leçon de la terre
Qui tremble et fait trembler les cœurs
Emportant dans sa commotion un flot de vies
Elle est venue la leçon, avec force surprise
Et nous avons eu l’impression que le temps
Avait cassé sa courroie de transmission
Que tout était fini
Elle est venue la leçon de la terre,
Terrible, violente et rapide

Et le bruit de la terre qui revient
Par intermittence
Ronge les cœurs les plus fragiles
Et démonte silencieusement
Les esprits en convalescence

Partis en poussière tant de repères
De Port-au-Prince ensoleillé
Perdus tant de repaires urbains
Où l’on virait souvent pour passer une nuit
Passée la catastrophe humaine
Avec son invisible corbillard à places multiples
Les larmes courent pour sortir
Mais rencontrent la poussière virulente des rues
Et les odeurs des corps qui se désagrègent
Avec le souffle au ralenti
Port-au-Prince ne peut pas se relever
D’un simple battement des yeux
D’une douce phrase même mal fondée
La terre tremble
Les jours se rétrécissent
Mais seront-ils plus beaux les jours qui viennent
Le temps s’étire sans bouger

Elle est venue la leçon logée dans la terre
Venue rapide, en mode subite.
Reste la vie dans ses bases élémentaires
Le sommeil en direct contact à la terre
Comme pour refaire une communion
Perdue dans le sillage du temps
Reste le semblable sur qui on peut encore compter
Et avec qui on doit compter
Reste l’avenir à retracer de mains nouvelles

[…]

Duckens Charitable (Duccha)
texte écrit à Gressier (Haïti), le 7 mars 2010


Poe Cottage group

De g. à d.: Duccha, Dominique Batraville, Coutechève Lavoie Aupont, Yves Dossous
Edgar Allan Poe Cottage, Le Bronx, le 14 avril 2010

Pour Edgar Allan Poe, trois auteurs haïtiens dans le Bronx (2010). Île en île.
Cinq vidéos, avec Coutechève Lavoie Aupont, Dominique Batraville et Duccha.

Mises en ligne sur YouTube (avec sous-titres) le 28 mars 2013, les vidéos étaient auparavant disponibles sur Dailymotion (du 29 décembre 2010 jusqu’en 2013).

Caméra : Yves Dossous, également « docent » au Poe Cottage, grâce à qui la visite dans la maison du poète américain a pu avoir lieu.

© 2010 Île en île, pour les vidéos
© 2010 Thomas C. Spear, photos, cette page
© 2009 et 2010 les auteurs, pour leurs textes


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mis en ligne : 29 septembre 2010 ; mis à jour : 29 novembre 2020