Marilène Phipps, Le Carnaval de Vivi (extrait lu par l’auteure)


VIVI

1. La Grande Rupture

Le Carnaval de Vivi

Vivi est partie en plein carnaval. Elle est morte en guerrière, fumante de rage, exaspérée par son état, se dénudant la poitrine au réveil chaque matin d’un geste indigné, tremblant malgré sa bravoure, le cœur titubant comme on doit l’être quand on est encore debout sur le champ de bataille, et seule à observer le massacre. Ce massacre était le sien seul. Elle était seule à porter son vécu et le déchirant du spectacle final – un pied déjà tout noir, l’autre encore blanc, les ongles rouge pompier. Elle est morte juste à temps. La gangrène s’apprêtait à éclater dans la jambe gauche. Transformée par le mal et son travail silencieux, Vivi n’aurait pas eu besoin de se déguiser. D’ailleurs, elle avait horreur de ça. Elle n’avait pas besoin de carnaval pour faire du théâtre. Elle vivait sur scène, mais une scène intérieure, tirant sur le tragique. Telle que je l’ai vue avant qu’elle ne meure, aucun spectre décharné, hurlant, édenté, n’aurait pu l’égaler. Il n’y a que Dieu à ne pas être intimidé par ce que la vie fait de nous, et à nous identifier comme sien jusqu’au bout.

Ce carnaval 2020 fut cependant avorté. Une guerre civile entre l’armée et la police éclata à Port-au-Prince en plein mardi-gras. On entendait les tirs au bas de la ville sur la Place du Champ de Mars jusqu’à l’hôpital du Canapé Vert où Vivi se mourrait sans vouloir se l’avouer. Les odeurs des gaz lacrymogènes et de caoutchoucs brulés remontaient jusque dans la chambre désinfectée où je m’asseyais près du lit chaque jour. Avec le noir du pied gauche rehaussé par le rouge du vernis, elle a certainement étonné et fait un pied-de-nez à tous les dieux Byzango du panthéon meurtrier vodou dont ce sont les couleurs totémiques. Elle aurait été l’inimitable spectacle de n’importe quel char de carnaval, mais elle s’est agrippée au seul chariot de feu venu, une flèche tirée en plein cœur, pour vivre son apocalypse, envolée avec ses douze chiens Cerbères aboyant furieusement contre les cieux.

Vivi était peintre. Elle a dû être surprise par le vif éclat de ce dernier tableau de son existence. Elle savourait l’esprit de tous les tableaux, même ceux des plus troublants, les prenants un à un, respirant profondément. Elle préférait les portraits aux paysages, sauf s’il s’agissait de son pays. La France lui a manquée toute sa vie, mais elle n’a jamais plus voulu quitter Haïti, vivre sans ce qu’elle appelait la chaleur humaine du peuple noir, et cela même dans les derniers temps de sa vie quand elle ne semblait plus habitée que par des souvenirs d’enfance et de famille.

« Vivi » est le petit nom que lui avait donné son père. L’appeler par ce nom était le sûr moyen de ranimer la présence du seul être par qui elle s’est sentie aimée tout entière, et toujours. Elle s’est accrochée en affamée au souvenir de son papa pendant les soixante ans qui lui sont restés à vivre après qu’il soit mort, lui aussi, des méfaits d’un caillot de sang. Le sien est allé au cerveau alors que celui de sa fille s’est collé au bas du genou gauche. Elle disait volontiers, « Ah… la France est le plus beau pays ! » Aussi peut-être que son chariot flambant est repassé un instant dans sa course au-dessus de la maison d’enfance à Sartrouville ? Peut-être a-t-elle compris que la maison elle aussi n’avait plus que son âme et que les maisons se vident comme le font les corps.


Ce texte de Marilène Phipps, « Le carnaval de Vivi » est un extrait d’une oeuvre inédite au moment où elle offre cette lecture et ce texte inédit au public d’Île en île.

© 2021 Marilène Phipps. Reproduit avec permission sur Île en île.  Audio : 4:13 minutes.


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mis en ligne : 11 janvier 2021 ; mis à jour : 11 janvier 2021