Paulette Poujol Oriol, « Lucette »


(nouvelle)

Mademoiselle était laide.

Mademoiselle était riche.

Ce qui faisait dire à ses amis que Mademoiselle était une jolie laide. Elle avait des dents avancées qui mordaient sur une lèvre inférieure pendante. Ce qui donnait à Mademoiselle l’air du lapin d’Alice. De plus, elle était très forte, avec des seins très lourds. Cette forte devanture désolait Mademoiselle qui gardait souvent les bras croisés comme pour occulter sa grosse poitrine. Bref, malgré sa fortune, Mademoiselle était plutôt moche.

Et les gros sous de son papa n’avaient pu augmenter le nombre de ses admirateurs. Mademoiselle se désolait.

Pour la consoler, sa mère avait fait venir de la campagne une petite servante qui distrayait Mademoiselle de sa morosité par sa jolie frimousse aux grands yeux noirs et par son rire perlé qui fusait pour un rien.

La petite fille s’appelait Lucina. Elle était solide comme un jeune acajou. Ses cheveux gridapes étaient coiffés à la Bamboula, une coiffure afro d’avant la lettre, car Mademoiselle ne voulait pas que l’on coiffât Lucina en « carreaux patates ». Lucina avait de jolies robes et Mademoiselle prenait plaisir à l’attifer et à lui planter dans les cheveux de gros poufs de rubans de toutes les couleurs.

À dix-huit ans, Mademoiselle devint si mélancolique, elle pleura tant et si souvent que son père, un très riche négociant, décida qu’il était temps d’emmener Mademoiselle en Europe pour la consoler et surtout pour lui trouver un mari qui, eu égard à sa grosse fortune, accepterait de passer sur les défauts physiques de Mademoiselle.

On partit donc un beau jour sur le Macoris, le père, la mère, Mademoiselle et Lucina qui allait sur ses huit ans et dont Mademoiselle avait fait sa poupée favorite. Arrivés en France, on s’installa dans une belle villa luxueuse de la banlieue de Paris. Mademoiselle fut conduite chez un dentiste de renom qui lui arracha quelques dents, lui posa un appareil et lui permit enfin de fermer normalement la bouche. Mademoiselle fut si heureuse de la transformation qu’elle demanda à son père de la mener chez un chirurgien esthétique qui réduisit ses seins à une dimension acceptable. Ainsi « rectifiée », Mademoiselle se mit en quête d’un mari.

En attendant, elle s’occupait d’habiller Lucina qui, à Paris, était devenue Lucette, son prénom rustique sonnant trop grossièrement aux oreilles de Mademoiselle devenue très parisienne. Lucette donc jouait avec les poupées bouclées offertes par Mademoiselle, essuyait quelques bibelots et chantait des chansons de chez nous avec un petit accent parisien qui lui était venu en traversant l’Atlantique. Son grand plaisir était d’aller au cinéma l’après-midi dans le quartier. Pour sortir par temps froid, Lucette endossait un joli manteau rouge à col de fourrure noire et coiffait sa tête ébouriffée d’un superbe béret rouge assorti au manteau. Au retour du ciné, Lucette imitait Max Dearly, Buster Keaton, ou Laurel et Hardy, et son talent faisait rire aux éclats Mademoiselle qui n’avait plus honte de montrer sa denture.

Lucette allait souvent à la foire, à Luna Park, en promenade. Elle attrapait des chansons nouvelles, chantait en les mimant des airs nouveaux, bref, devenait une vraie enfant de Paris. On l’envoya à une petite école du quartier et Lucette parla bientôt un français pointu à faire pâlir d’envie plus d’une jeune fille de la haute bourgeoisie haïtienne.

Enfin, au bout de cinq ans, (Lucette avait maintenant treize ans), Mademoiselle trouva le beau mari « Made in France » qu’elle était venue chercher. Rien ne retenait plus personne en Europe. Père, mère, Mademoiselle, son mari et Lucette rentrèrent au pays sur un beau navire tout blanc. De tous ses colifichets de jeune fille, Mademoiselle n’emportait rien, sauf un trousseau magnifique et une paire de serins. Lucette fut désormais commise à la garde des oisillons. Les nourrir et nettoyer leur cage fut tout le travail confié à l’enfant gâtée qu’était devenue Lucette.

Pour être vrai, il faut reconnaître que depuis que Mademoiselle était mariée, elle s’occupait beaucoup moins de Lucette qui, livrée à elle-même, parcourait le pont du navire en chantant à longueur de journée :

Un coup de couteau
Deux coups de couteau
Trois coups de couteau.

Comptine retenue de son école parisienne.

Arrivés à Port-au-Prince, on s’installa au Champ de Mars, dans une belle maison blanche, à colonnes, avec un beau jardin et de grands arbres. Mademoiselle eut une maison montée avec de beaux meubles, et des tapis, et des rideaux, et de nombreux serviteurs. Mademoiselle ne s’occupait plus de Lucette, sauf pour s’assurer que la fillette avait nourri ses serins et nettoyé leur cage.

Or, il advint un matin que Lucette, distraite, laissa ouverte la cage aux précieux oiseaux. Et ceux-ci s’envolèrent par la fenêtre béante, vers les grands arbres du jardin. L’enfant, affolée, leur courut après, tant qu’elle eut du souffle, appela à la rescousse tout le personnel, demanda du secours à l’ouvrier qui peignait sur une grande échelle. Hélas, force fut de se rendre à l’évidence : Les serins de Mademoiselle étaient bel et bien perdus.

Et la fillette, en larmes, dut avouer à Mademoiselle la perte de ses oiseaux favoris. De la bouche de Mademoiselle tomba la sentence glaciale : « Qu’on la renvoie immédiatement dans son trou ». La mère et le père de Mademoiselle eurent beau faire valoir que depuis plus de sept ans, Lucette vivait une vie privilégiée, dans le luxe et l’aisance, qu’elle ne saurait se réadapter à la vie rurale, que le châtiment était trop cruel. Le mari de Mademoiselle intervint, promettant de faire chercher en France d’autres serins identiques, rien n’y fit. Mademoiselle fut inflexible : Lucette devait partir.

Et l’on expédia l’enfant rieuse au village perdu d’où elle était venue. Lucette pleura beaucoup, perdit sa joie de vivre et attrapa la tuberculose.

Dix mois plus tard, elle était morte. On l’ensevelit dans le beau manteau rouge venu de France.

Mademoiselle l’avait déjà complètement oubliée.

– 4 avril 1987


Cette nouvelle de Paulette Poujol Oriol, « Lucette », a été publiée pour la première fois dans le recueil de nouvelles de l’auteure, La Fleur rouge aux éditions Le Natal à Port-au-Prince, 1992, pages 27-30. Elle est reproduite sur Île en île avec l’autorisation de l’auteure.

© 1992 Paulette Poujol Oriol
© 2006 Paulette Poujol Oriol et Île en île pour l’enregistrement audio (7:15 minutes)
Enregistré à Port-au-Prince le 26 juin 2006


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mis en ligne : 4 juillet 2006 ; mis à jour : 5 janvier 2021