Paulette Poujol Oriol, Le Passage


(extrait)

TROISIÈME STATION
31 décembre : Mahotière
8 heures a.m.

Coralie s’avance en cahotant sur la grand’route de Carrefour. La faim lui tenaille le ventre et elle pense soudain à son vieil ami Onésime Defossé, dit Zizim, qui ne lui refusera pas un petit déjeuner. Pourvu que Zizim soit à son comptoir. Il l’obligerait sûrement, comme il l’avait déjà fait par le passé. Mais pour aller à Thor où Zizim tient un bordel achalandé, il faut traverser la grand’route et c’est toujours un drame pour Coralie dont les jambes peu sûres ne permettent pas de se faufiler entre les tap-tap. Elle faillit se faire écharper deux fois en traversant la rue et la camionnette « Dieu plus Fort » la projette presque dans le caniveau. Haletante, elle s’appuie au poteau indicateur et se met à marcher vers le « Foufoune Bar », longeant les bas-côtés, en faisant bien attention aux cailloux qui roulent sous ses pieds malhabiles.

Onésime trône sur une dodine, devant sa porte. Le matin est l’heure de sa détente, son moment de repos. Le « Foufoune Bar » ne vit qu’à la nuit tombée et, à cette heure, les six ou sept filles qui composent son cheptel dorment, à l’exception de Ramona qui lave deux soutiens-gorges de dentelle noire bon marché dans la cour de l’établissement. Elle est la première à voir la visiteuse.

– « Qué tal, Mama Cora » ? lui lance-t-elle avec son rire de gorge.

– « Byen pitit mwen, mèsi. E bòn ane pou ou. »

– « Feliz Año Nuevo », répond la fille, qui rentre à l’intérieur roulant des fesses en chantonnant une meringue dominicaine.

Onésime tourne alors la tête vers Coralie qui s’avance en tressautant. Son cabicha du matin vient d’être interrompu et il s’apprête à chasser l’importun qui se permet de venir l’empêcher de récupérer ses heures de sommeil perdues. Mais quand il voit Coralie, sa large face adipeuse se fend d’un bon sourire qui découvre ses gencives édentées. Ses lèvres humides s’allongent en une espèce de sifflement mouillé :

– Cora chèr, ala bòzò ou bòzò maten an. Ou santi joudlan an ? Sak pase ?

– Adye Zizim, anyen pa bon. Lwaye kay mwen bout, map pran lari poum chèche kote ma jwenn lajan sila a. Se pa fasil.

Au mot « lajan », Onésime s’est rembruni. Il aime bien Cora à laquelle il fait de menues libéralités, mais de là à lui prêter une grosse somme pour payer son loyer, il y a loin. Il sait la pauvresse insolvable et Onésime ne fait jamais de mauvaises affaires. Après un silence, il dit d’une voix traînarde :

– Ah semèn sa a, anyen pa bon non vre. Bagay la du anpil.

– Mwen konn sa, mwen pa vini mande ou prete. Mwen genyen detwa moun poum wè Pòtoprens, ma wè sa yo kab fè pou mwen. Kou nou ye a, se yon ti kafe mwen vini mande ou.

Le ventre rebondi d’Onésime s’épanouit davantage dans son maiillot d’un rouge agressif qui moule deux têtons de graisse flasque. Il sourit d’aise et ses petits yeux se perdent dans sa face lunaire. Sa peau jaune et tendue paraît s’éclaircir encore. Il soulève de la dodine son corps de poussah asiatique et appelle d’une voix soudain plus vive :

– Estina, vini vit, fri de zeu pou Ninn’ Cora. Mete yon bon ti aransò ak de bannann bouyi kote l epi pote l vini. Pran de ti pen fre pouli, lè fini, bali yon bon kafe cho pou kore l…

Se levant péniblement de sa dodine, Onésime prend Coralie par la main et la guide dans la salle où la plupart des chaises sont juchées sur les tables. Un garçon nonchalant passe une serpillère distraite sur le sol saupoudré de sciure de bois.

– Alò, Coralie, ou pral wè mesye ou yo ?

– Sa ou vle mwen fè, Zizim, se yo sèl mwen genyen.

– Se vre, ou pa sa fè diferaman.

Le petit déjeuner fumant arrive, porté par Estina, la cuisinière. Coralie salive déjà. Elle se domine, rompt posément le pain et se met à manger ses oeufs avec une lenteur élégante qui fait secouer la panse de batracien d’Onésime qui ricane :

– Ala fanm konn manje bwòdè! Ou gen rezon di lè ou te piti moun.

La réflexion du tenancier coupe presque l’appétit à la pauvre Cora qui s’en veut d’avoir, dans sa misère, conservé des manières si distinguées.

– Ledikasyon, se bèl bagay wi sa, san reprèch, poursuit Zizim, inconscient du mal qu’il fait à son invitée.

Coralie se dépêche de finir le solide petit déjeuner et avale son café dare-dare en se brûlant les lèvres.

– Bon map fe panyòl wi, map demake tou swit paske rout mwen long jodi a e mwen pa gen kòb pou m pran kamionèt.

Le tenancier se rembrunit tout aussitôt. Offrir un repas, cela lui est chose aisée, mais se séparer du moindre numéraire lui cause une douleur poignante qui tord ses entrailles de sumo.

– Mwen swete ou bòn rout, dit-il en lui tapotant l’épaule remontée qui la rend presque bossue.

– Mèsi anpil, Zizim, mèsi, Bon Dieu va remèt ou sa ou fe maten an.

Sur le bord de la route, Cora regarde le long ruban d’asphalte qui se déroule devant elle. Elle a encore une longue marche à faire. Sous ses yeux effarés passent les tap-tap, peinturlurés, enrubannés. C’est demain le jour de l’An et certaines camionnettes ont attaché à leurs rétroviseurs des grappes de ballons multicolores. Et elles passent, leurs radios hurlant des musiques de fêtes, rapides, bondées, leurs essieux traînant presque au ras du sol, sous la charge humaine qui les accable. Qu’elles vont vite ! « Vive Perpétuel », « Merci l’Eternel » « Saint Sauveur »… Saint Sylvestre, peux-tu quelque chose pour Coralie, la passante de Décembre… ?


Lu par l’auteure, l’extrait cité ci-dessus est tiré du roman, Le Passage, de Paulette Poujol-Oriol (Port-au-Prince: Le Natal, 1996), pages 55-58.

© 1996 Paulette Poujol-Oriol
© 2002 Paulette Poujol-Oriol et Île en île pour l’enregistrement audio (7:34 minutes)
Enregistré à Port-au-Prince le 24 octobre 2002


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mis en ligne : 20 novembre 2002 ; mis à jour : 27 décembre 2020