Nicole Cage-Florentiny, Une femme en quête d’absolu (entretien)

entretien avec Nicole Cage-Florentiny

par Hanétha Vété-Congolo

Hanétha Vété-Congolo : Nicole Cage-Florentiny, je suis très heureuse de pouvoir avoir cet entretien avec vous sur la plage de l’Anse Azérot dont on perçoit la rumeur puisque la mer est l’un des thèmes de prédilection de votre écriture. Vous avez publié à ce jour quatre romans, à savoir Confidentiel, C’est vole que je vole, L’Espagnole, et tout récemment Aime comme musique ou comme mourir d’aimer (également un recueil de poèmes et de nombreuses nouvelles). Chacun de vos romans a été bien accueilli par le lectorat martiniquais, français et international mais vous restez malgré tout méconnue. Pouvez-vous vous présenter ?

Nicole Cage-Florentiny. Difficile de se présenter. Je suis donc une Martiniquaise. Je suis née dans la commune à la fois agricole et maritime du François. Mon enfance s’est passée là entre la campagne et la mer. Je suis issue d’une famille nombreuse de dix enfants. Dans cette famille aux conditions modestes puisque ma mère était d’abord servante, ensuite manœuvre à l’usine Clément du François. Mon père a été un peu homme a tout faire chez les békés avant de se spécialiser en tant que charpentier et petit cultivateur. Donc, une famille nombreuse et peu de moyens financiers. J’ai grandi dans cette ambiance-là où l’argent manquait et où il y avait quand même tout un univers rural, avec les jeux, avec les rêves de s’échapper un petit peu de cette misère.

H. V-C. À vous écouter, on a l’impression que votre condition familiale est proche de celle de Joseph Zobel qui nous a gratifié de La rue cases-nègres il y a quelques années (1950), un roman très connu de part le monde. Est-ce que, comme lui, cette condition sociale de votre famille vous a conditionnée vous-même pour vous propulser vers les voies de la réussite (puisque on peut dire que vous avez réussi) ? Vous êtes une écrivaine avérée, très prolifique qui nous offere une écriture de haute qualité. Vous êtes également enseignante. En plus de tout cela vous vous adonnez à moult activités.

Nicole C-F. Je ne sais pas. Je n’aime pas beaucoup le terme de réussite. En tout cas c’est vrai que, en tant que petite fille, je rêvais d’échapper à cette condition un peu miséreuse de pouvoir combler mes parents de cadeaux, leur offrir une vie moins dure, moins rude. Parce que c’était une vie de travail, de travail intense. Moi, j’y ai un peu échappé mais mes frères et sœurs en tout cas ont connu cette vie où il fallait faire de l’herbe pour nourrir les bêtes, travailler encore en revenant de l’école, aller à l’école à pied, (pied nus parce qu’il n’ y avait pas d’argent pour acheter des chaussures et cetera). Cet univers-là m’a nourrie. Il ne m’a pas rendu amère ni aigrie mais c’est vrai qu’il m’a donné le désir de connaître autre chose, de m’en sortir. Et puis, cette faculté de m’échapper par l’imaginaire, par le rêve et donc par les livres… Chaque fois que j’en avais l’occasion, je m’échappais dans les livres. Le goût d’écrire est effectivement venu de cela.

H V-C: Vous disiez que vous aviez échappé au sort miséreux de vos frères. Est-ce parce que vous êtes la benjamine de la famille ?

N C-F. Cette misère, je l’ai connue. J’ai des souvenirs comme cela, où il fallait, par exemple… certains soirs il n’y avait rien à manger et pas d’argent. C’est mon père qui avait construit cette maison, une maison de planches et de tôles. Parfois on soulevait les planches qui n’étaient pas – à dessein – fixées, dans l’espoir que des pièces seraient tombées sous le plancher pour pouvoir acheter à manger. Ce sont des souvenirs comme cela. Je ne sais pas si je peux dire… non, je ne crois pas que j’y ai échappé. En tout cas, la situation de mes parents s’est peu à peu améliorée. Ensuite les enfants quittant à tour de rôle la maison, cela faisait moins de bouches à nourrir. J’ai connu des conditions tout de même moins rudes que mes frères et sœurs.

H V-C. Comment vous en êtes-vous sortie ? Comment avez-vous pu accéder à cette éducation, à cette instruction scolaire qui vous a permis de parvenir à un statut social plus ou moins envié de la part de beaucoup de Martiniquais ?

N C-F: Je crois que c’est par cette faculté de s’échapper dans l’imaginaire et de rêver ce monde moins dur. Il y a évidemment une part de volonté farouche, parce que j’ai compris très tôt que l’école était une chance. Je regrette beaucoup que les jeunes à qui j’enseigne notamment ne puissent pas mesurer cette chance qu’offre l’éducation. Vraiment, je l’ai pris comme une chance ; je me suis toujours battue pour m’en sortir. J’ai eu de la chance de pouvoir faire des études … parce que mes frères et sœurs ont dû s’arrêter très tôt, tout simplement parce qu’il fallait entrer dans la vie active. Quelque part, ils m’ont ouvert la voie puisque, étant partis plus tôt, étant en mesure de subvenir eux-mêmes à leurs besoins, la pression sur la bourse de mes parents était moins lourde. Ils ont pu me payer des études tout simplement. Je considère vraiment que c’est une chance. L’un des meilleurs moyens que j’avais de rendre, grâce à cette chance, était à mon tour de travailler puis de m’en sortir.

H V-C. Quelles études avez-vous faites ?

N C-F. J’ai d’abord fait des études d’espagnol. Ensuite, j’ai interrompu mes études un moment. J’ai fait une formation de journalisme et puis j’ai repris le chemin de l’université, pour enfin décrocher un diplôme en histoire.

H V-C. Comment en êtes-vous venu à l’écriture, puisque vos études ne vous prêtaient pas vraiment à l’activité d’écrivain ?

N C-F. Très tôt je vivais dans l’imaginaire, grâce aux livres. Ce sont ces livres qui m’ont donné le goût d’écrire. Et, en particulier, l’une de mes sœurs, Ghislaine, qui est importante dans mon parcours. En fait, je lisais les livres qu’elle laissait traîner. Elle aussi, elle écrivait. Elle écrivait des poèmes, elle réécrivait la fin des romans qu’elle avait lus et qui ne lui convenait pas. C’est vraiment à me frotter à elle que j’ai découvert et entretenu ce goût qui est devenu plus tard un besoin. Un besoin d’écrire.

H V-C. Qu’est-ce qui vous a mené à l’écriture ? Comment est-ce que vous êtes parvenue à l’acte d’écrire en lui-même ?

N C-F. Le premier poème que j’aie écrit ? J’étais en classe primaire. C’était un poème sur commande tout simplement. La maîtresse nous avait demandé d’écrire un poème. Je ne voyais vraiment pas sur quoi je pouvais écrire. Je me suis inventée un chat que je n’avais pas et j’ai écrit ce premier poème, « Mon chat ». Ensuite… Il y a une grande différence d’âge entre mes frères et sœurs aînés et moi ; il y avait forcément une espèce de solitude. L’écriture m’est venue à ce moment-là, comme une compagne, à la fois comme un moyen de combler cette solitude et d’y inscrire toutes mes questions, toutes mes doutes, toutes mes larmes que je ne pouvais pas partager avec mes frères et sœurs devenus trop grands et ayant perdu un peu d’intérêt pour la petite gamine que j’étais. J’ai commencé comme ça à écrire mes affres, mes questions. Un peu sous la forme de journal. Et puis cela s’est systématisé, certainement au collège, au lycée quand j’ai commencé à m’intéresser au monde et à avoir envie de changer ce monde. J’ai commencé à militer, à écrire des poèmes militants, sociaux. Et puis tout naturellement des poèmes d’amour, parce que ce sont aussi des problématiques qui taraudent les adolescents.

H V-C. Quels étaient vos questionnements à ce moment là ? Qu’est-ce qui dans le monde vous tourmentait au point de vous mener à l’écriture ?

N C-F. Venant d’un milieu modeste, j’avais une conscience très aigüe des injustices sociales. Je voyais ma mère trimer sang et eau à l’usine Clément. Je la voyais partir à l’aube, revenir le soir ; je la voyais épuisée. Je voyais mon père s’évertuer à planter et à récolter des ignames qu’il allait vendre sur le marché. Et puis en classe, je voyais d’autres choses. Je voyais des enfants qui avaient une aisance à la limite du gaspillage et de l’ostentatoire. Forcément les questions ont commencé comme ça. Pourquoi les choses sont comme ça ? En quoi moi je peux agir pour que ce monde soit plus juste ? L’injustice sociale était le principal moteur à cette époque. Et puis, à l’occasion d’une grève lycéenne on se battait pour demander du matériel, de meilleures conditions de travail… J’ai découvert des gens qui militaient déjà, qui avaient une démarche plus politique. J’ai commencé à m’intéresser à la politique, à la situation coloniale de la Martinique. Et là encore, [il y avait] toujours cette espèce de naïveté et de soif d’agir sur les choses pour pouvoir les changer.

H V-C. C’était en quelle année tout cela ?

N C-F. J’ai commencé véritablement à militer dans les années 1980-81, et puis je n’ai pas arrêté tout le temps de ma vie estudiantine.

H V-C. À part les lectures dont vous parliez tout à l’heure, celles que vous faisiez après votre sœur, est-ce qu’il y a eu des lectures fondatrices, est-ce qu’il y a eu des lectures d’ordre idéologique qui vous aient propulsées vers cet esprit militant ?

N C-F. Essentiellement la poésie. Celle de Nicolás Guillén et de José Martí. Je pense que ça a aussi aiguillé le choix des études (puisque j’ai choisi de faire d’abord des études d’espagnol). Quelque part, je voulais me rapprocher de ces figures, de Guillén que je voulais rencontrer… Et puis évidemment Aimé Césaire. Quand j’étais au lycée, à la moindre occasion je clamais les vers du Cahier d’un retour au pays natal ou de la pièce Et les chiens se taisaient. Césaire c’était la figure, la figure emblématique, la figure de rêve en fait.

H V-C. Comment écrivez-vous lorsque vous vous levez le matin ? Est-ce que la première chose que vous faites est d’écrire ? Comment vient l’écriture ?

N C-F. J’écris vraiment n’importe quand et n’importe où. Je peux écrire dans le taxi. J’écris beaucoup dans les aéroports entre deux avions. J’écris dans les avions. Chez moi j’écris vraiment dans les espaces de temps que me laisse ma vie de maman, puisque j’ai trois enfants qui sont très demandeuses de présence, d’attention. J’écris quand elles sont endormies, le soir, tard, ou avant qu’elles ne s’éveillent, tôt le matin. Tard le soir, tôt le matin. Dans le moindre espace que je peux voler. Si j’enseigne, si j’ai une heure creuse entre deux classes, eh bien, je trouve le moyen d’écrire. Je fais vraiment feu de tout bois à ce niveau. Un rien peut déclencher l’envie et la nécessité d’écrire.

H V-C. L’écriture occupe vraiment espace et temps chez vous. L’écriture fait partie de vous. Est-elle vitale à ce point ?

N C-F. Elle est fondamentale. Je veux dire, je n’écris pas seulement par envie. Je n’écris pas seulement par plaisir. J’écris vraiment par nécessité vitale. Si vous voulez, j’aime bien l’image de Pénélope tissant une trame pour attendre Ulysse. Mais moi, en tissant les mots, ce n’est pas Ulysse que j’attends. En tissant les mots, je tisse les fils de ma propre vie. Et si je devais, pour une raison ou une autre, être obligée d’arrêter, je crois que c’est ma vie qui s’arrêterait aussi. Ma vie prend sens dans et par l’écriture.

H V-C. C’est votre vie que vous cousez, ou recousez, ou reconstruisez par l’écriture ?

N C-F. Que je tisse. Que je reconstruis quand c’est nécessaire. De chutes en blessures auxquelles je tente de donner un sens, une forme lisible pour moi.

H V-C. Est-ce à dire que votre vie n’est pas satisfaisante telle qu’elle est ?

N C-F. Je crois que [pour] les artistes d’une façon générale, toute forme d’expression artistique part d’un mal être quelconque. En dehors des circonstances concrètes, précises, anecdotiques de ma vie, il y a effectivement ce mal être existentiel en fait, qui naît d’une quête d’absolu qui est la mienne. D’une quête intense, d’une quête de chaque instant qui est épuisante et qui se nourrit de l’écriture autant que l’écriture s’en nourrit.

H V-C. Alors vous parliez de l’écriture aéroportuaire, de cette manie, cette pulsion d’écrire lors de voyages, dans les aéroports ou dans les avions. Vous êtes inspirée par le voyage ou la fuite ? La fuite hors de cette vie ou hors de ce mal être ?

N C-F. La notion d’espace est très importante pour moi. Je pense que, vu de l’extérieur, on peut avoir l’impression que je suis toujours en partance, soit dans ma tête (par l’imaginaire), soit effectivement parce que j’aime voyager, en particulier sous la bannière de l’écriture. Quand je pars par exemple pour des festivals de poésie, la perspective d’y aller aussi bien qu’au retour… tout ce dont je me suis nourrie, tout ce qui m’a nourri, ces rencontres, ces découvertes poétiques alimentent cette espèce de feu sacré.

H V-C. Vous parliez de l’écriture, de l’acte d’écrire comme d’une pulsion. Quand est-il de l’inspiration ? Est-ce qu’elle vous vient également par brassée et par pulsions ?

N C-F. L’écriture, je la vis comme anthropophage dans ce sens où elle se nourrit vraiment de tout. La mienne, en tout cas, est comme ça. C’est-à-dire que, évidemment la nature, c’est quelque chose d’important ; en particulier, la mer. J’ai écrit beaucoup de poèmes au bord de la mer. Il y a effectivement forcément une part de pulsion. Mais il y a évidemment, sinon ce serait incomplet, une part de décision aussi dans l’acte d’écrire. C’est ce mélange qui est magique. Ce mélange de besoin, de pulsions irrépressibles et puis cette nécessaire distance de la réflexion du projet que je ne perds jamais de vue

H V-C. Quel est ce projet ?

N C-F. Pour ce qui et de la littérature jeunesse, mon propos est de mettre en scène des adolescents de nos jours avec des problématiques qui leur sont, qui me semblent importantes pour eux. C’est-à-dire : le rapport à l’autorité, qu’elle soit parentale ou qu’elle soit celle de l’école. La découverte des premières amours, la relation parent-enfant, l’importance des rapports humains salubres, la nécessite du contact avec la nature, sans perdre de vue les questions douloureuses comme la drogue et la pédophilie. Pour ce qui est des romans adultes, mon projet est de mettre en scène des femmes d’aujourd’hui, contemporaines dans des situations extrêmes que ce soit, pour C’est vole que je vole, la folie, l’inceste et la prostitution avec L’Espagnole, et l’adultère avec Aime comme musique. À travers cette problématique qui n’est pas seulement féministe, il y a quelque part quelque chose de l’ordre d’une mythologie interne d’une espèce d’idéal, d’une société plus humanisée et des rapports nouveaux entre hommes et femmes, dépourvus de rapports de force qui prennent beaucoup d’énergie et empêchent les hommes et les femmes de se consacrer à l’essentiel.

H V-C. Vous avez cité quelques-uns de vos romans. Vous avez un nombre de romans plus important que de recueils de poèmes. Pourtant vous êtes beaucoup plus connue comme poétesse. Comment expliquez-vous ce fait ?

NC-F. Sans doute parce que la poésie est beaucoup orale. En fait, la reconnaissance internationale est venue a partir du Prix Casa de las Americas que j’ai obtenu en 1996. La récompense du Prix ? C’était la traduction d’abord en espagnol et ensuite la publication [du texte]. Ce livre m’a un peu ouvert les portes de l’Amérique Latine. Mon voyage sur les ailes de la poésie, si je puis dire, a commencé comme ça. J’ai d’abord été invitée au premier festival de poésie en Colombie. Et puis, de festival en festival on rencontre d’autres poètes, d’autres directeurs de festival. C’est ainsi que mes poèmes ont été traduits en différentes langues. Ce Prix Casa de las Americas ici en Martinique n’a pratiquement aucune valeur. Alors qu’en Amérique Latine, pour les gens de l’Amérique Latine, il a la même valeur que peut avoir un Goncourt pour un Français. Tout est parti véritablement de là. Ces textes-là et d’autres ont été traduits en roumain, en albanais, en espagnol et en anglais. Malheureusement, ils n’ont pas été publiés en Martinique ou en France.

H V-C. Votre roman pour la jeunesse Confidentiel est très important dans cette panoplie de romans que vous avez écrite à ce jour. J’ai envie de vous demander si vos filles… Vous en avez trois, dont l’une est adolescente. Celle-là, a-t-elle un rôle dans l’écriture de vos romans pour la jeunesse ? Est-ce qu’elle lit vos romans avant que vous ne les fassiez publier ?

N C-F. Quand j’ai écrit Confidentiel, elle était encore petite ma fille aînée. Par contre, le second roman jeunesse, encore inédit et qui s’intitule Cette maman-là, pour ce livre, je me suis beaucoup nourrie de ma relation avec ma fille. Je lui ai demandé de le lire encore à l’état de manuscrit ; je lui ai demandé si elle reconnaissait des gens qui lui semblaient familiers. Elle s’est reconnue dans cette relation particulière qui lie cette mère à l’héroïne du roman. Elles me reprochent, mes filles – les trois – de ne pas écrire pour les plus petits enfants. Mais le premier recueil de poésie, Arc en ciel, L’espoir, a été écrit pour les enfants. Elles ont envie que j’écrive des romans qui soient à leur niveau. J’écris des contes, par contre, qui sont inédits et que j’espère voir publier pour les nourrir elles aussi parce qu’il n’y a pas de raison qu’elles ne s’en nourrissent pas. En tout cas, elles sont demandeuses et elles sont avides.


 

Cet entretien, « Une femme en quête d’absolu », avec Nicole Cage-Florentiny par Hanétha Vété-Congolo a été enregistré sur la plage de l’Anse Azérot en Martinique le 30 novembre 2005. Il est publié pour la première fois sur « île en île » avec la permission de Nicole Cage-Florentiny et Hanétha Vété-Congolo.

© 2006 Hanétha Vété-Congolo


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mis en ligne : 18 avril 2006 ; mis à jour : 22 octobre 2020