Nicole Cage-Florentiny, « Quête »

Il fait froid. Pas un froid silex qui taillade la peau. Pas un froid cinglant accouché par le vent. Un doux froid d’hivernage mais est-il si doux ? Un froid qui fait frissonner sans trembler qui fait rêver de pluies torrides sur les toits de tôle de présage de vers de terre de petits ruisseaux dévalant les pentes à la poursuite de quoi, de ravets apeurés ne sachant où se mettre de draps-carapace où s’abriter du froid de mains qui se cherchent comme si vivre dépendait tout à coup d’un soupçon de chaleur partagé, de soupe de pied incendiaire et le père raconte une tempête à faire peur et qui après tant d’années cyclone encore sa mémoire et la mère se souvient – était-il né ce soir-là ? – et l’eau qui s’échappait des tôles percées tombait avec délice et dans un voluptueux fracas dans des bassines trop vites pleines.

La tendresse les prenait parfois, quand ils en arrivaient à oublier que le frère cadet ne l’était qu’à demi… La mère avait glissé sur une peau de banane jetée là sans malice par Alibert, voisin et amour d’enfance. Les parents de la mère avaient mis fin à l’idylle de jeunesse avec force scandale : trop noir ! Et il n’allait jamais à l’église ce fils de communiste !

En fait de glissade le père croyait plutôt que sa femme avait glissé sur la pente de la « luxure » (quand il prononçait ce mot sa bouche se tordait en un rictus de dégoût) et qu’elle n’avait jamais vraiment quitté cet Alibert.

Mille et une fois il avait tourné et retourné dans sa tête cette histoire de peau de banane. Passionnellement il prenait le parti de sa mère. Et puis même si elle s’était, comme l’affirmait le père, « laissée glisser » – thèse qu’il réfutait, sa mère n’étant pas femme à se laisser glisser – celui-ci oubliait bien vite qu’à la même époque il fréquentait de très près une petite jeunesse qui venait narguer la mère dans la kalenda de ses fesses rebondies et bientôt dans la lune pleine éclose dans son ventre…

Le temps avait passé. L’aigritude habitait les coeurs mais jamais le petit frère n’eut à souffrir de ne l’être qu’à demi. C’était un enfant espiègle et heureux d’être porté par la terre. Entre eux deux existait une complicité inexpliquée, il était responsable de son frère et ce dernier buvait les paroles de son aîné avec une foi jamais démentie.

Parfois la tendresse reprenait ses droits, et il faisait bon être l’enfant de ce père-là et de cette mère-là à ce moment-là, dans cette maison-passoire où la pluie aimait à se protéger des assiduités d’un vent par trop empressé, où la soupe de pied réchauffait la poitrine et parfumait les rêves.

Il fait froid. Pas un froid coupant comme des feuilles de cannes. Non pas. Un froid lourd de promesses oui, comme si la volupté était toute proche même si empreinte de tristesse. Il n’était pas besoin de la convoquer, la tristesse. Elle s’invitait toute seule et lui ne faisait rien pour la chasser.

Qu’attendait-il ce soir encore ?

Qu’attendait-il de ce froid lourd de promesses et de tristesse mêlées et l’air chantait un blues inédit et vieux ?

Toute sa vie il avait fait la moue, repoussant d’un revers de main ce qui n’était pas l’Absolu. Il avait tout tenté, tout goûté tout vomi.

Sa quête l’avait d’abord mené aux corps des femmes, course effrénée brassée de fleurs parfums mêlés touffeur des nuits, des brunes des noires-noires des capresses des chabines des kalazazas des mulâtresses des blanches des jaunes, il avait navigué sur l’océan femme, mouvant et abyssal. Mais quand il croyait le tenir l’Absolu s’envolait dans un frou-frou de libellule.

Alors las de la valse des corps il s’attaqua aux coeurs. Il aima, aima, aima, il délira d’aimer. Il aima comme on se noie comme l’on s’enfonce comme l’on renaît comme on apprend il aima de la première à la dernière page d’un livre inachevé. Il aima comme un enfant comme un vieillard avide de cueillir la dernière goutte de rosée de son crépuscule. Il aima à déparler à démâter à découdre et à grandir.

Il fut aimé aussi. Avec jalousie et crises de larmes suicide brandi en étendard. Tendresse et possession. D’amour cannibale de sueurs conjuguées. Il fut aimé, aimé, aimé. Un instant l’Absolu lui semblait scintiller dans les yeux éperdus de l’amour. Mais à peine avait-il plongé que celui-ci se dissolvait dans l’écume irisée du regard de l’aimée.

Alors il aima Dieu. Charnellement. Possessionnellement. Ardemment. Il rêvait de couronnes d’épines de marches harassées dans le désert près, toujours plus près du but sans cesse reculé. Il s’enveloppa dans les bras de Dieu le supplia le menaça, le silence des églises troublé par ses pas exaltés. Il pria pria pria. Il dépria il blasphéma. Le diable même le tourna en dérision, il s’excommunia. Et puis de toutes façons la religion n’était là que pour endormir davantage les esprits amollis.

Il s’empara donc de la dialectique, il habita la poétique de la lutte des classes, humanisa le matérialisme. I1 y crut, vrai. Il donna son temps en offrande, ses nuits, sa conviction. Il anima des luttes exemplaires, la répression ne fit que le conforter. Il sut expliquer dialectiquement les défaites, l’apathie de la classe ouvrière quand ça n’était pas ses trahisons. Il mesura sociologiquement le poids de l’attachement à la France et l’acculturation de son peuple. Il y crut en vérité. Parfois dans la chaleur d’une lutte victorieuse, dans le balbutiement des flambeaux de la victoire dans la force des chants entonnés, il eut la certitude que l’Absolu ne pouvait être que là. Était-ce lui qui le chassait ? De trop le vouloir ? De trop vouloir l’étreindre et le faire sien ? De trop vouloir tout simplement ?

Il fut admissible à l’Agrégation de Philo. Mais il ne jugea pas bon de se présenter aux épreuves orales – à quoi bon, l’Absolu n’était pas là.

Et Malia troublée avait fini par le quitter. Non qu’elle ne l’aimât pas. Mais il lui faisait peur avec ce mot qu’il brandissait comme une menace de cyclone – l’Absolu !

Que cherchait-il donc quand il plongeait ses yeux dans les siens, avec un regard ivre, que croyait-il cueillir dans le regard de celle qui redoutait d’être dissoute par le feu d’une telle quête ?

« Je t’aime, disait-elle, cela ne peut-il suffire ? Qu’as-tu à m’écarteler à la poursuite de quelle chimère ? Je t’offre le coui de mes mains jointes, apaiser ta soif. L’absolu n’est pas dans la corolle de mon sexe éclos sur ta soif. J’étouffe de cette quête dont je ne suis que le sujet. Libère-moi de ton étreinte douloureuse ou plutôt je me libère. Je te quitte avant de devenir folle. »

Il l’aimait d’amour vrai. Il souffrit en vérité. Mais il renonça à la poursuivre. À quoi bon ?

La mort de sa mère l’avait plongé dans le silence. Longtemps il n’avait pas pleuré. La douleur était une tumeur, une pierre acérée qui l’empêchait de respirer. Il songeait qu’il n’y avait rien de plus douloureux que de perdre ses parents. Comme ça, orphelin, et réaliser qu’on n’a jamais cessé d’être un enfant, le fils de sa mère.

Des mots lui revenaient, des gestes suspendus des soupirs caverneux la douceur des mains chaleur de la lourde poitrine qui troublait l’enfant amoureux. La soupe de pied. Comment peut-il penser à ça, une soupe de pied quand sa mère n’est plus ? Personne ne la fait aussi bien qu’elle !

Le père mourut un an après, de cette maladie qui fait trembler les hommes de plus de quarante ans à l’endroit de la prostate, d’autant que des petits malins se plaisaient à raconter que des chirurgiens sadiques opérant de la prostate n’hésitaient pas à trancher dans le vif, réduisant du même coup au silence le nerf érecteur.

Quoiqu’il en soit ce cancer laissait sauf son orgueil car jamais il n’aurait pu reposer en paix si l’on avait pu penser un seul instant qu’il n’avait pas survécu à sa femme : les morts ont leur fierté !

Ainsi donc, il l’avait tant aimée ! S’en était-elle jamais douté ? Jamais il ne le saurait et cette ignorance-là le rendait fou. Manman, manman papa t’aimait oui, mamman !

Le silence en lui fit écho au silence. Est-il rien de plus affreux, se demandait-il, que de perdre ses parents avant que d’avoir eu le temps de leur dire à quel point ils ont compté ?

Il avait cherché quêté lutté transcendé espéré. Il avait étreint l’espoir broyé des corps, désespérancé. Maintenant, las, il se disait « à quoi bon ? »

Il vivait pour vivre amer mais à quoi bon. Il ne luttait plus. Il attendait. Se laisser porter par la vie. Reclus. Solitaire. Apathique. Oublié. Vivant pour vivre mais à quoi bon.

Il attendit attendit attendit. L’objet de sa quête finit par se dissoudre dans le creuset de l’attente. Mais il continua d’attendre.

Il fait froid. Pas un froid-poignard qui vous prend dans le dos. Non pas. Un froid dense cependant, bruissant de quelle espérance. Ne pas bouger. Ne rien précipiter. Attendre. Rester là se bercer de froid redevenir enfant et souhaiter être grand quand je sera grand eh ben j’aura…Redevenir enfant et la pluie est si molle qu’elle ne parvient pas à percer la tôle pour une fois consentante. Papa raconte une tempête à faire peur dans son coeur et celui de maman les tempêtes sont éteintes, ils vivent l’un près de l’autre et la tendresse parfois, au détour d’un souvenir jauni, sans doute se sont-ils aimés!

C’est bon d’avoir froid.

Il secoue sa léthargie. Il sort. Dehors le froid est plus saisissant. Et la lune est pleine.

Quand a t-il parlé à la lune pour la dernière fois ?

Malgré lui il la regarde. La redécouvrir s’emplir de son éclat, qui a dit que les hommes ne pleurent pas ? La lumière de la lune pénètre tout son corps puis s’échappe de ses yeux en larmes serties d’or. Depuis quand n’a t-il pas pleuré ? Tant d’années gaspillées pour en arriver là, ce soir…

Il marche. Ses pas le conduisent en un coin de verdure sauvage et bientôt la falaise, en robe de soirée et pour quelle fête.

Elle est revenue… Assise au bord de la falaise elle est là. Regard perdu dans la mer qui tisse ses vagues en un chant parfumé. Assise au bord de la falaise comme prête à se jeter.

Comment s’est-elle trouvée là ? Stupeur, puis il avance s’approche d’elle… Et si ça n’était qu’un rêve une image inventée derrière le rideau de ses larmes ?

Il approche… C’est elle…

Éclat argenté des cheveux, quelques rides se promènent sur son visage. Malia ? Tant d’années ! Tant d’années passées à se croire jeune et réaliser soudainement que son pas est plus lourd que ses mains tremblent un peu. Tant d’années ? Mon dieu mais qu’avait-il fait de sa vie ? À quel carrefour le temps s’était-il arrêté pour s’emballer brusquement ?

Il avait vieilli lui aussi le temps avait délavé les yeux, il avait oublié.

– Malia ?

– Je savais que tu viendrais.

– Mais comment ?

– Je savais. Et si tu n’étais pas venu la mer m’aurait prise.

– Mais pourquoi ?

– Nous sommes bien vieux, François le temps a dormi dans nos ventres et il s’est réveillé. Qu’as-tu fait de ta vie ?

– Moi ? J’ai oublié de vivre. J’ai oublié de vivre la vie vraie. J’ai parcouru le monde j’ai étreint des corps brandi des certitudes et j’ai oublié de vivre. Je cherchais l’Absolu. Tant de fois il est passé si près de moi… Et dans tes yeux même, plus d’une fois…

– Oui…

– Et puis ce soir le froid disait des promesses. J’ai regardé la lune les larmes sont sorties de moi. Tant d’années, tant d’années pour comprendre enfin que l’objet de toutes nos quêtes n’est nulle part ailleurs qu’au fond de nous-mêmes. Je ne sais pas s’il est encore temps, ce qu’il nous reste à vivre. J’ai découvert ce soir que la vie vaut d’être vécue, en toute gratuité. Mon absolu il est en moi et dans la lune pleine et le bruit de la mer, dans les mots qui naîtront de ma quête. On ne cesse jamais de chercher. Accepter de vivre en se disant que chaque instant est absolu chaque pétale d’amour chaque larme chaque souffle du vent. Je vais écrire Malia, extraire du fond de moi ma part d’absolu. La partager avec ceux qui voudront me lire… Je t’ai fait tant de mal !

– Moi ? C’était nécessaire ce désert entre nous. J’en oubliais d’être moi-même. Je voulais tellement être cette chose que tu cherchais. J’évitais d’entendre ma propre voix de crainte qu’elle ne fût pas l’écho de ta tourmente. Mais tu ne savais pas toi-même ce que tu cherchais, c’était à en perdre la tête. La traversée du désert a été salutaire. J’y ai trouvé l’image de moi-même.
Nous avons bien vieilli. Mais l’essentiel est demeuré !

– Vrai ?

Elle lui sourit…

Il s’éveille… Un soleil timide vient caresser les murs de la chambre.

Il émerge… Il se souvient. Et dans un brusque sursaut il se lève cherche fébrilement du papier un stylo et commence à écrire…

Il arrêta soudain d’écrire… Il n’était pas certain de n’avoir pas rêvé…


La nouvelle « Quête », par Nicole Cage-Florentiny, est extrait du recueil de nouvelles inédit, Attentes. La nouvelle est offerte par l’auteure aux lecteurs d’Île en île, où elle est publiée pour la première fois.

© 1993, 2006 Nicole Cage-Florentiny


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mis en ligne : 18 avril 2006 ; mis à jour : 22 octobre 2020