Myriam Warner-Vieyra, « L’espace d’un rêve »


Une odeur de café m’a réveillée ce matin (et j’ai pensé à toi) puis il m’a semblé même entendre le grésillement du transistor et ta toux matinale.

Il pleut. Je pense à toi, je ne bois jamais de café, cependant, j’aimais l’arôme du tien. C’était un parfum de vie, d’habitude, qui me prenait par la main chaque matin et m’accompagnait tout le long du jour.

Je n’aime pas le café, mais son odeur de vie qui n’est plus, me plonge dans le souvenir des jours passés.

La dernière fois que je t’ai vu sur ton lit d’hôpital, tu ne pouvais pas parler ; sur la petite ardoise qui te servait pour communiquer tes désirs tu avais marqué, « café jus d’orange ». Était-ce là ce que tu voulais, ou bien te souvenais-tu de nos derniers matins, comme je m’en souviens aujourd’hui ? Mais tu n’es plus là, et, je ne saurai jamais…

Tu es parti. Un voyage comme un autre, tous les autres que tu faisais ? Pas vraiment, des autres tu revenais, te plaignant d’être toujours chargé des commissions. Chacun donnait sa liste. Comme par hasard nous avions tous besoin de quelque chose d’essentiel que l’on ne trouvait pas ici, ou qui était si cher, ou encore de moins bonne qualité.

Que fut notre vie ? L’espace d’un rêve, une vie rêvée dans le tourbillon du quotidien, le regard tourné vers demain quand tout irait bien, que les enfants auraient grandi. Enfin nous pourrions nous occuper de nous, avoir alors le temps de se redécouvrir, de créer ensemble, de bâtir des mondes imaginaires, d’imprimer des kilogrammes de papiers, d’impressionner des kilomètres de pellicule.

Oui ces moments d’intimité retrouvée n’étaient vieux que de dix mois quand, le temps d’un soupir ton âme s’était envolée laissant tant d’inachevé. En ouvrant les yeux à l’aube de ces matins sans toi, je compris que si j’étais seule, qu’en plus de mon lourd fardeau, je devais aussi porter tous les tiens. Assumer ton passé, vivre deux présents et changer tous les plans de la maison du futur. Comme dans le jeu de l’oie, je me retrouve à la case départ, chancelante : quel chemin prendre ? Je plonge au fond de ma mémoire pour te poser la question, qu’aurais-tu fait devant une telle situation ?

[ Où es-tu, que fais-tu derrière le miroir de vie où l’on voit, paraît-il, sans être vu, où le temps prend son temps, où les hommes ne sont plus méchants, où le miel, l’or et l’encens coulent, fusionnent à foison. ]

Je t’imagine aussi dans ce train légendaire qui ne va nulle part, qui n’a ni commencement ni fin, dans le compartiment des mal-aimés, incompris, des lumières négligées, des amitiés trahies, des maris frustrés par la trop grande vitalité d’épouses insoumises.

Aucun paradis promis, aucun jardin d’éden ne peut me consoler, ne peut expliquer ce grand vide, cette inertie, ce corps sans vie, ce souffle qui s’envole, brise légère, harmattan, alizé, flattant la peau, hérissant les poils de ce corps matière qui retourne à la poussière pour redonner vie à d’autres formes.

Cela n’arrive jamais qu’aux autres, pense-t-on. Je ne savais pas qu’un jour ce serait toi, surtout, je ne pensais pas que cela faisait si mal, cet arrachement. Que les larmes pouvaient jaillir à tout instant sans que je puisse en contenir le flot. Qu’un mot, une image, une idée fugace, un objet banal, une silhouette me ramèneraient à toi. Qu’après des nuits oniriques, la lumière crayeuse de l’aube me rappellerait chaque matin ta présente absence et toujours cette question obsédante : pourquoi si tôt ?

5 novembre 1995


« L’espace d’un rêve » est un texte inédit de Myriam Warner-Vieyra, offert aux lecteurs d’Île en île par l’auteure.

Texte © 2004 Myriam Warner-Vieyra ; © 2004 Myriam Warner-Vieyra et Île en île pour l’enregistrement audio(3:46 minutes) enregistré à la Librairie Présence Africaine à Paris, le 26 mars 2004.


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mis en ligne : 2 août 2004 ; mis à jour : 27 décembre 2020