V.Y. Mudimbe, Entretien avec Léon-Gontran Damas

Il me reçoit dans son petit bureau à Howard University. Je me présente. Le temps a commencé à marquer son visage. Mais ses yeux sont d’une jeunesse et d’une vivacité rares. Il allume une cigarette. Je ne sais que lui dire. Pourquoi suis-je là à le regarder comme s’il était une sorte de dieu ? Il sourit. Je lui dis :

V.Y. Mudimbe : Hier, c’était vous, les contestataires. Je vous rencontre. Je ne sais pourquoi, j’aimerais me situer par rapport à vous. Et puis, il y a aujourd’hui ce mouvement contre la négritude…

L.G. Damas : Nous sommes, surtout Césaire et moi, très embarrassés. En particulier moi : je vis aux États-Unis et je regarde ce qui se passe. Depuis les indépendances africaines, il y a une levée de boucliers. Cette contestation qui ne me gêne pas, voyez-vous, est à vrai dire une vieille querelle, celle des Anciens et des Modernes. Je l’ai dit : je l’admets sauf les outrances de langage ; je l’admets dans la mesure où chaque génération doit corriger les erreurs de la génération précédente.

VYM : Oui, bien sûr, aucune génération n’a le monopole de la vérité. Mais ce que vous appelez aimablement la querelle des Anciens et des Modernes a pris, à mon sens, des allures de meurtre : il faut liquider les pères. Tout se passe comme si ma génération vous reprochait de lui avoir enlevé une responsabilité historique. Ce qui me préoccupe quant à moi c’est davantage l’esprit de continuité de votre combat. Il y a eu la négritude. Nombre de ses objectifs d’autrefois sont à présent atteints. Et dans nos pays africains enfin libérés, il nous faut assumer des contradictions concrètes tant sur le plan économique que politique : contradictions au niveau des procès de travail, des rapports sociaux de production, de l’organisation du pouvoir, contradictions des signalisations idéologiques.

LGD : Votre visage respire la probité. Votre attitude est celle que nous avons eue à l’égard de nos aînés, même lorsque nous les combattions. La négritude a été un projet, un projet spontané : elle a été la réaction d’une catégorie donnée d’individus, dans un milieu donné, à un moment donné de l’histoire. Quand je dis qu’elle a été la réaction d’une catégorie d’individus, il faut bien noter aussi le fait de la différence de ces individus : ils provenaient de pays différents. Ainsi, en ce qui me concerne, je n’ai rien d’insulaire. Il faut, en effet, tenir compte de la géographie. Je suis de la Guyane française, intégré dans mon continent comme une pépite dans sa gangue. Césaire est d’une île volcanique ou le problème de géographie est réel : le Martiniquais appartient à un groupe qui essaime et qui, à ce titre, porte en lui une double nostalgie : l’homme des îles quand il est dans son île rêve de sortir; à l’extérieur, il rêve de son île. Ce qui donnera Le Cahier d’un retour au pays natal.

Quant à Senghor, il est fils d’un continent. Mais ce continent, il le découvrira pleinement à notre contact, à Paris. C’est que, né au Sénégal, Senghor n’a pas eu davantage, comme d’autres Sénégalais, d’être pleinement intégré dans le Sénégal qui, à l’époque, était la seule colonie française dont les ressortissants étaient citoyens français à condition qu’ils fussent originaires des quatre communes : Saint-Louis, Gorée, Rufisque, Dakar. Né à Joal, en Casamance, à environ cinquante kilomètres d’une des autres communes, il n’appartient même pas à la race qui, numériquement, religieusement et tribalement, est la plus importante : celle des Wolofs. Il est Sérère, une race à part, comme les Sarakolés, les Bambaras… Dirigé sur Dakar, il s’en est fallu de peu qu’il devienne prêtre. Bref, c’est à Paris qu’il va se découvrir Africain, et pleinement. C’est à Paris aussi qu’il trouve un milieu beaucoup plus libéral que celui de Dakar, qui lui permettra d’être lui-même: un milieu laïc ou il lui sera loisible de parler et d’entendre parler librement. Il entrera à Louis-le-Grand ou, bien sûr, il a connu Pompidou, mais il n’y avait pas que Pompidou… Pour Senghor, comme pour nous tous d’ailleurs, l’essentiel est alors de réussir nos examens… C’était très important : il fallait relever un défi…

Il fume cigarette sur cigarette. Le soleil tombe dehors. Des rayons traversent les persiennes et viennent éclairer son visage. Il l’a, sculpté, dans la lumière. Et le léger flamboiement de la cigarette allumée qu’il tire nerveusement ajoute un cachet qui donne au cadre général un contexte de vitrail. Il évoque leurs conditions d’étudiants, les difficultés matérielles, les problèmes de santé, les obstacles raciaux, les ennuis incessants avec l’administration. Le sens d’une action, d’un combat presque spontané, leur foi : ça fut d’abord la nécessité de nier un cauchemar quotidien. Aucune haine dans leur projet. Il se souvient et rappelle :

LGD : Nous voulions à tout prix réussir au même titre que les métropolitains. À la faveur de cette émulation va naître l’éveil d’une conscience individuelle, d’une conscience sociale, d’une conscience collective.

Ça sera aussi l’éveil d’une conscience raciale qui n’aura rien à voir avec le racisme. À Paris, comme l’a dit Senghor, la ville la plus fraternelle du monde, c’est là que nous nous découvrons Africains, Martiniquais, Guyanais, chose que nous n’étions pas en mesure de vivre chez nous. C’est là aussi que nous découvrons Batouala.

VYM : Extraordinaire paradoxe. Vous vous découvrez différents et vous vous affirmez tels dans le siège même de la puissance impériale qui, dans vos pays, nie votre originalité à l’avantage de ses normes.

LGD : Oui. C’est là un jeu subtil du libéralisme français. Nous avions, savez-vous, le soutien de quelques Français. De même Maran avait été soutenu. Ainsi Desnos va préfacer Pigments ; Sartre, lAnthologiede Senghor ; Breton, le recueil de Césaire. Breton fera d’ailleurs mieux. Se trouvant aux États-Unis pendant la deuxième guerre mondiale, il fera paraître sa préface dans la revue Hémisphère. Oui, à travers l’histoire de France, il y a toujours eu des hommes qui se rendaient compte des contradictions dont vous parliez et qui, naturellement, ont aidé ceux-là mêmes que pouvait tenter une forme de racisme, comme ce fut notre cas.

VYM : Mais le sens profond de votre rêve, de votre mouvement, le reconnaissez-vous encore dans ce qu’on en dit aujourd’hui ?

LGD : Il y a aussi la question du pourquoi de notre mouvement qui, d’ailleurs, ne s’appelait pas « négritude ». On est en train de réécrire l’Histoire. On écrit beaucoup de bêtises. Notre « négritude », ce fut une découverte, une prise de conscience. Nous avons découvert à Paris qu’une chose ne pouvait plus continuer : la dépendance absolue. Ainsi par exemple, un jeune provenant d’une colonie à plantation transportait avec lui toutes les contradictions de la colonie. En effet, le système colonial avait trouvé commode de créer et d’accentuer un jeu de castes basé sur la pigmentation ; ce que l’Abbé Grégoire appelait la noblesse de la peau. Le système colonial distinguait sévèrement trois groupes: le Blanc, le Mulâtre, le Noir ; il essayera d’opposer le Mulâtre au Noir, d’où la force de cette « bourgeoisie mulâtraille » qu’il a créée. C’est cette petite bourgeoisie qui aidera le système colonial à triompher et se fera la complice d’un système établi. Arrivés à Paris, nous avons découvert qu’il fallait mettre un terme à toutes les différences reçues par l’éducation, cette éducation qui faisait de nous des Français de couleur ; Césaire dira merveilleusement : Français à part entière ou entièrement à part. Nous allons donc nous rebeller, entre autres contre le système d’enseignement, en découvrant que notre libre arbitre n’existait plus dès notre jeune âge. Comprenant le principe du colonialisme et constatant qu’il n’est pas propre à la France colonialiste, colonisatrice, nous ferons l’interprétation matérialiste de l’histoire…

VYM : Les espoirs du matérialisme, du communisme, alors ! C’était plus qu’une fête de l’esprit. Mais pour vous, en plus de l’ascèse, quel dépassement, quel oubli de vos blessures !

Il sourit, amer. Une ombre dans ses yeux.

LGD : Un nommé Dubuis de Kinshasa a écrit que j’étais un masochiste…

VYM : Je le sais. Je le regrette. Il s’excuserait s’il vous connaissait. Je n’ai point votre carrure, mais je suis déjà servi. On m’a récemment fait cadeau d’injures dans un organe théorique d’un Parti Communiste occidental. J’incarne la trahison des clercs parce que j’ai écrit et essayé de montrer qu’à certains de nos problèmes, les solutions les plus humaines ne me semblent pouvoir venir ni des chiens de garde des Partis Communistes, ni des chiens de garde des idéologies dominantes.

LGD : Les problèmes qui se posent, aujourd’hui, sont dans la suite logique d’autres problèmes. Il faut un engagement personnel. L’enjeu de notre combat dans les années 30 a été gagné. En ce sens, je comprends que l’on dise que « la négritude est dépassée ». Mais quel engagement nous aurait-il fallu ?

Si je prends mon cas, j’appartiens à une famille de notables, j’aurais pu refuser de me poser des problèmes. Justement, ce refus n’était pas possible pour moi comme pour mes amis. Nous ne pouvions pas admettre décemment que nous appartenions à l’empire français composé de 100 millions d’âmes dont 70 millions étaient sous domination. Cela n’était pas possible au nom de la justice, de la fraternité, de la liberté. Il n’était pas possible non plus d’admettre que l’élite colonisée ne puisse jamais rentrer chez elle : l’élite était toujours en service ailleurs, à l’extérieur. Un homme comme Éboué sera Gouverneur Général mais il ne pourra jamais mettre ses services à la disposition de sa terre. Il fallait arrêter cela aussi. Cette lutte-là, c’est aussi la négritude. Elle visait l’émancipation, l’indépendance des peuples de couleur ; ou plus exactement à l’époque : une révision totale du système colonial français; au nom justement de la liberté, de la fraternité et de l’égalité. Pas seulement pris comme des mots, mais sur tous les terrains. Il faut tenir compte du fait que ce mouvement de la négritude trouvait son épanouissement réel, dans Paris, ville ouverte, ou nous rencontrions toutes sortes de personnes, et notamment des Noirs américains de toutes les classes, à un moment ou l’Europe découvrait l’art nègre et les Spirituals.

Le crépuscule s’installe. Dans le jardin, on distingue des silhouettes sombres qui vont et viennent des étudiants ou des enseignants qui quittent le Campus, la journée achevée. D’un mouvement sec, Damas actionne l’interrupteur. La violence de l’éclairage transforme l’atmosphère ; les chuchotements qui étaient presque confidences s’intègrent, d’un coup, dans une passion froide. Derrière moi, discret, Mr. Carter écrit. Damas rappelle des heures d’autrefois. Je craignais de le voir se multiplier en mises en garde sur la vérité d’une générosité qu’on leur a volée à présent, cette « négritude » devenue une affaire de quelques spécialistes. Non, il m’offre simplement des souvenirs chaleureux.

LGD : Marian Anderson arrive pour jouer à la salle Pleyel. À la première soirée, nous y allons ; il y avait une soixantaine de personnes. À la deuxième soirée, Maria Anderson ne le saura jamais, il y avait cinq cents personnes. Nous étions organisés et nous avions la passion de nos convictions. À la différence de la génération actuelle qui jette sa gourme, nous n’avions pas les moyens dont elle dispose. Et même pour nos études, nous n’avions pas la liberté des jeunes d’aujourd’hui. Alors, lorsqu’ils nous jugent… Vous vous imaginez : nous étions priés de faire des études décidées par d’autres : les colonisateurs ! Il y a eu des cas d’une tristesse incroyable : celui de Birago Diop, fin lettré, qu’on obligea à faire des études de médecine vétérinaire. Et en plus, nous devions vivre avec des bourses presque misérables, et il n’y avait pas de sécurité sociale. Nous pouvions mourir comme des mouches. C’est d’ailleurs ce qui est arrivé à certains d’entre nous. C’est le cas d’Étienne Léro qui fit une thèse sur la famille bourgeoise dans Balzac et qui s’est tué au travail… Juste au moment où il allait réussir. C’est René Maran qui va, à Paris, mourir pauvre, après avoir démissionné de la Colonie.

VYM : Il vous avait ouvert son salon ?

LGD : Il l’avait ouvert à tous les hommes de couleur. C’est de chez lui qu’est partie l’idée d’une revue du Monde Noir. Ce n’est qu’après que va être lancé Légitime Défense qui ne connaîtra qu’un seul numéro : un témoignage insurrectionnel de première grandeur.

VYM : Une recherche ?

LGD : Aussi. Mais surtout une reconversion dont les jeunes imaginent mal aujourd’hui la signification. Prenez la poésie, c’est grâce à des hommes comme Léro que la poésie de décalcomanie va prendre fin. Nous avons pris la parole et pour parler. Nous allons nous défendre, et en toute vérité. C’est là un côté positif. Il y en a d’autres.

Cette même vérité est celle de notre action que nous avons menée courageusement en toute sincérité.

VYM : Et vous l’avez payé. On vous va fait payer chèrement…

Il sourit. Son regard s’attarde sur la cigarette qu’il vient d’allumer et la tige d’allumette continue à brûler. Il la regarde, puis l’éteint.

LGD : Vous le savez, quand Pigments a paru en 1937 suivi par le Cahier d’un retour au pays natal, le silence, un silence total, a été fait autour de ces oeuvres. Un éditeur avait dit à Césaire que son livre n’était pas commercial. C’est quand Breton passe à la Martinique que Césaire va être découvert. Pigments, vous le savez aussi, a été saisi. Nous ne cherchions à tirer un sou ni de nos tracas ni de nos espoirs.

Actuellement, il y a des personnes qui en vivent… Quand nous avons lancé l’Étudiant Noir qui devait être et qui était un organe de liaison, nous étions une équipe et non trois comme on le prétend. On parle beaucoup de l’Étudiant Noir mais personne de ceux qui en parlent aujourd’hui ne l’a vu. Même pas A. qui en parle savamment. Nous étions si peu avertis des choses que nous ne conservions pas nos documents. Mentalité de Noirs, nous ne gardions pas nos documents. C’était un jeu généreux. Je me rappelle que Césaire a fait sortir un article intitulé « Nègrerie » dans lequel il s’adresse à la jeunesse noire. Il termine son article par : « ce que veut la jeunesse noire, c’est la résurrection… ». On le sait peu, à l’époque, il subissait l’influence de Péguy. Dans le même numéro, Senghor parle de l’humanisme. Il faut le dire : il a un cerveau organisé, cet homme. Dans cet humanisme-là, il parle déjà de la civilisation de l’universel. Toute sa pensée actuelle y est, croyez-moi.

Sa voix s’est faite chaude. Il l’a haussée peu à peu et elle résonne l’amitié et l’affection qu’il revit. Des gouttes de sueur perlent sur son visage. Je pense à la lumière impossible, arrangée, truquée, et travaillée par R. Judrin dans Discords : Admète à Alceste « Et les imbéciles nous appellent des rois ! Et ils nous nomment des législateurs. Quelle dérision ! Quelle absurdité. Cependant ils nous obligent à nous montrer différents d’eux ; ils nous soumettent à des exigences plus terribles que les leurs. C’est notre fils qui nous divise, c’est notre héritage qui nous dépouille. »

LGD : Nous subissions alors l’influence de Freud, de Marx… Mais pour percevoir notre identité, il nous fallait nous tourner aussi vers l’anthropologie, l’archéologie, l’histoire, les sciences exactes. Quand on parle de la naissance de la négritude, on parle de Césaire, de Senghor, ou de Damas. Comme on simplifie les choses ! Dans toutes les branches, nous avions des nôtres. Et notre curiosité n’avait point de limites. Ainsi Senghor et moi-même, nous nous sommes trouvés élèves de Mlle Homburger, à l’École Pratique. Senghor se mettra en plus à apprendre le Wolof avec Lamine Gueye qui nous invitait régulièrement.

J’hésite, un instant, puis lui demande :

VYM : Comment vivez-vous aujourd’hui les critiques qu’on vous adresse ? C’est surtout curieusement à Senghor qu’on s’attaque.

LGD : On reproche à Senghor de faire de la métaphysique. À mon sens, il est bon qu’un homme comme lui parle. Mais en définitive, il se trouve que la contestation de la négritude vise un homme politique. On en veut au Président de la République, on lui fait le procès de n’être pas un homme de la révolution. On est d’une arrogance et d’une injustice tout à fait gratuites à son égard. Et même lorsqu’on s’en prend au poète, c’est au président qu’on s’attaque. On a affaire à des gens de mauvaise foi qui ont la parole parce que nous la leur avons donnée. Nous refusons de répondre pour ne pas donner de l’eau à leur moulin. Ils essaient de nous diviser Césaire, Senghor et moi… Non, voyez-vous, il y a des choses plus utiles à faire.

Les jeunes contestataires au public acquis et qui règlent des comptes à distance devraient parfois penser au sens réel de notre action. Autrefois, à la différence du Noir Américain qui, lui, disposait d’écoles faites pour lui, nous recevions une culture nettement orientée vers la dépersonnalisation. Et nous n’avions pas le choix. En 1960 encore, il y avait fort peu de lycées, d’universités, de professeurs, presque pas de spécialistes, pas de technologie… Il a fallu faire appel aux anciens colonialistes dans le cadre de la coopération bilatérale.

Et les jeunes contestataires, que font-ils ? Ce que votre génération peut faire concrètement, c’est ceci jusqu’à présent nous avons produit beaucoup de professeurs de philosophie mais nous attendons les créateurs, ceux qui dégageront de la vie africaine une vérité qui exprime notre âme. On parle beaucoup de personnalité africaine mais pour dire quoi ? Il y a eu Bandoeng en 55, le congrès de 56 à Paris, celui de 59 à Rome, la création de la S.A.C., le festival de Dakar, des colloques, des conférences. Certes, elles ont été utiles, ces rencontres, mais je demeure insatisfait. Il y a eu aussi Alger. Et là on a parlé de mélanisme. Au Vermont, lors du passage de Senghor, j’ai dû rappeler que « mélanos », mot grec, signifie ce qui tire sur le brun et le noir. Voyez en français la mélasse dont on fait le sucre blanc ou brun… Ce que je reproche à votre génération, c’est qu’elle ne fait pas toujours un travail profitable. Faut-il vraiment tout recommencer, tout reconstituer, à partir des théories ? Et puis, il y a le fait de la technique. Nous ne pouvons nous en passer. Il faudrait que nous en prenions ce qu’il nous faut, que nous le voulions ou non…

Sa voix s’enroue. Je commence à sentir la fatigue : c’est la fin de la journée. Par ailleurs le bonheur de cette rencontre me cloue sur ma chaise. Damas trace des chemins, des voies d’efficacité possible pour la promotion du monde noir. Les hurlements de la jeune génération, de ma génération, lui paraissent dérisoires devant les missions que lui et ses camarades s’étaient données autrefois. J’aimerais savoir dans ce qu’il me dit ce qui est amertume et ce qui est encore espérance. Je lui dis :

VYM : Les outrances de langage, je sais à quoi vous pensez. Je ne les admets pas non plus. Peut-être y a-t-il aussi en elles une part de cette générosité qui fut la vôtre. Nous les jeunes, sommes aujourd’hui sensibles, très sensibles aux mensonges de l’objectivité, et voudrions fonder un discours africain sur le monde, un discours rigoureux, un préalable à notre reconnaissance comme sujets d’une culture dont nous sommes à la fois les fils et les créateurs. C’est ce que, après vous, après d’autres, je tente dans L’Autre face du royaume que je vous dois. Évidemment cela ne peut signifier qu’il nous faille recommencer le monde. D’ailleurs les ambiguïtés sur le recommencement de l’Histoire descendent en droite ligne de Frantz Fanon…

Sa réponse vient paisible :

LGD : Il y a un devoir de compréhension entre tous, et il est essentiel. Il faut, vous dis-je, revenir à la formule des créateurs de la négritude : composer avec ceux qui veulent de nous; les autres, ne pas en tenir compte…

Ce mercredi 2 octobre.

Revu L.G. Damas ce matin, chez lui. Hier soir, en me déposant à mon hôtel, il avait insisté pour que je passe le revoir chez lui. Mr. Carter m’accompagne. Il nous reçoit pour une courte fête « aux oranges ». Hier, nous avions, d’une certaine manière fait le point: il m’avait fait part de ses espoirs d’autrefois et de ses voeux pour l’avenir. J’avais essayé, à la mesure de mes rêves, de trouver des points de conciliation.

Discrète, sa femme se retire. Échanges de livres. Et c’est à partir d’un bel exemplaire hors commerce de Pigments qu’il me dédicace, qu’il m’offre la poésie :

Trêve de blues
de martèlements de piano
de trompette bouchée
de folie claquant des pieds
à la satisfaction du rythme
Trêve de séances à tant le swing
autour des rings
qu’énervent
des cris de fauves

Trêve de lâchage
de léchage
de lèche
et
d’une attitude
d’hyperassimilés

(« Trêve », Pigments)


Cet entretien de Léon-Gontran Damas par V.Y. Mudimbe a eu lieu à Howard University (à Washington D.C.) les 1er et 2 octobre 1973. Le texte est publié pour la première fois dans Carnets d’Amérique de V.Y. Mudimbe en 1976 (Paris: Saint-Germain-des-Prés / Kinshasa: Centre des Recherches Pédagogiques du R.P. Détienne) et dans la revue Poésie 43-44-45 (janvier-juin 1976, pages 47-58), sous le titre « Faut-il liquider les pères ? ». Le texte de l’entretien a été légèrement révisé pour Île en île où il est republié avec l’autorisation de V.Y. Mudimbe.

© 1976, 2008 V.Y. Mudimbe


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mis en ligne : 23 septembre 2008 ; mis à jour : 11 janvier 2021