Morten Søndergaard, poésie – Boutures 1.4

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Poésies
vol. 1, nº 4, pages 18-26

Sahara dans mes mains

La caravane de sel est passée devant nous
le bruit du fouet et des sonnailles
est encore suspendu dans l’air,
tu t’es étendue sur le sol et as bu avec les voyageurs,
et tu t’es laissée violer toute la nuit,
comment dois-je sinon interpréter
les traces dans le sable,
le vent traversant les tentes vides,
et ton geste étrange
lorsque sans un mot tu as mis
le Sahara dans mes mains.

Les abeilles meurent en dormant
(Extraits)

Je guide les mots de ma main,
bande d’animaux sombres et nerveux,
fraîcheur cachée dans des coquilles d’escargots abîmées,
tissée dans chaque pétale du coquelicot,
je croyais être parvenu à quelque chose de réel,
maintenant c’est là, lumière blanche dans l’herbe,
comme du linge arraché par le vent,
bientôt mon coeur sera dévoré
au son des tambours,
il ne restera qu’un peu de calcaire,
un ensemble de tombes arabes basses, de bancs de poissons,
de rêves lents de tortues,
de seins arrondis par les robes, par le dialogue concave des mains
sous les vêtements qu’il faut arranger avant que le cortège d’enterrement
ne passe devant nous,
un ciel d’automne métallisé
avec des vers blancs que les oiseaux dictent aux étoiles,
pendant que des chiens furieux
déchirent la gorge des veaux à la faveur de l’obscurité,
des coins de rues, des arbres, tout le reste que je dois inventer
pour être là comme individu normal,
pour exister comme raison pure,
fluorescence dans le soleil du cerveau.

*

Remontant une allée
bordée de haies basses coupées ras
et d’une herbe d’un vert peu naturel
quatre hommes arrivent traînant
une caisse oblongue contenant quelque chose de lourd.
On dirait des bouchers, mais ce ne sont pas des bouchers. Ils portent des tabliers de plastique blanc
et des chapeaux melon noirs, ils jurent et transpirent.
Et tu es déjà un ferry qui fait route dans la terre
à l’intérieur d’un corps étranger.

*

Jour aveuglé
sur le T de toute chose
quelqu’un étale du sang sur la porte
qui donne accès à notre intelligence
mais nous pouvons déjà dire après
et nous étendre dans l’herbe au-dessus de nous
comme si nous avions compris
quoi que ce soit,
mais ce n’est pas le cas, nous avons simplement laissé les choses se produire
dans l’ordre proposé par le temps.

*

Nous sommes une végétation dense sur les murs,
sur des épaves de voitures écrasées et de la peau.
Un tourbillon dans le réel
qui éclaire le ciel,
un soudain calme plat quelque part dans la mémoire
où de l’hélium liquide se dessèche
et devient un matériau dur
sous l’alphabet en braille des coeurs.
C’est l’effervescence des mots dans la volupté:
Nous sommes invincibles.

*

Le souffle d’une grosse bête, n’aie plus peur
tu peux bien t’approcher de moi,
me réchauffer ou me donner quelque chose à manger,
un cactus a fleuri au cours de la nuit,
il a des fleurs jaunes et rouges carnivores,
faisons encore l’amour mais lentement cette fois
pour que la cruauté perde son sens,
un hélicoptère s’est écrasé dans mon cerveau
le voilà avec son hélice tourbillonnante
qui coupe mes pensées en morceaux.

*

Des avions étincelants éraflent l’oxygène des poumons,
une perspective nouvelle pour respirer,
un couteau à travers l’eau,
un soleil blanc sauvage qui bout dans le sang,
un sillage phosphoré que les voix traînent derrière elles,
un savoir, un espoir insensé,
des taches noires devant les yeux,
un ticket de bus jaune sur un trottoir gris
et des adolescentes qui passent sur des vélos grinçants de rouille,
leur bouteille de martini à la main.

*

Un soir arrive avec tout son fourbi bringuebalant,
les garçons jouent à la vie et à la mort dans la carrière abandonnée,
ils campent dans une vieille Volvo
et hurlent comme des fous, biopsie et chirurgie de minuit,
un pigment poussant des cris déchirants, insensés.
qui fait des trous de brûlure dans la peau alors que l’obscurité
explose en un tas de cygnes morts derrière
l’usine à papier, une sauvagerie
qu’on ne peut arrêter, immobiliser,
casse des bouteilles, déchire toutes choses.

*

Un orgue de lestes grives
décolle du calme plat des gosiers,
lors de mon dernier soir dans le monde desséché des scorpions
le cerveau sombre comme un paquebot de luxe
et à l’intérieur de l’iceberg flotte un orchestre de cordes.
Quelque chose doit manquer, les yeux montrent le blanc
et saturent le champ visuel de couleurs limpides,
l’un après l’autre les scorpions montent le long de mon dos,
l’image se déchire avec les derniers,
encombrement où quelque chose peut être tué, mangé.

*

Tu dis
que les abeilles meurent en dormant,
mais elles tombent par terre
frappées d’une embolie
cérébrale,
il y a
probablement du miel
à l’intérieur des murs
et elles reviennent
d’année en année.

*

Tu dis
Réveille-toi.
Mais tu ne dois pas me bousculer,
Les nouveaux-nés doivent d’abord apprendre à voir,
leurs yeux doivent s’habituer à la lumière,
chaque jour a son ombre,
sa manière de dépasser toute mesure.
Un oiseau de proie trâine un espoir hurlant le long de la terre,
des bateaux rouillés s’échouent dans les nuages,
et nous tenons une main protectrice au-dessus de ceux que nous aimons.

*

Mais je pense maintenant à tout autre chose:
un couteau à dépecer, le cerveau est une grille cynique,
une structure balayante, aveugle,
les grenades des nuages se fendent
et bravent l’obscurité avec des pierres précieuses liquides,
qui coulent sans relâche de la montagne
et tombent sur mes genoux,
le soleil est hissé de nouveau
par des milliers d’ancres en plastique rouge,
mon cher dieu, merci.

*

Je cours sans dos au clair de lune,
tu ne dois pas me quitter, me quitter,
car c’est l’automne,
et il y a de nouveau des voitures en feu dans les arbres,
là une voiture de sport, la laque rouge,
un anneau d’argent dans un bout de sein, une poudre pour la mémoire
activée en la remuant, j’appuie à fond sur l’accélérateur,
mon éclat de rire monte, aussi grand qu’une tente,
un délire, le plus grand des bonheurs:
éclater en atomes.

*

Les morts s’empressent autour de nous,
ils nous tirent par les emmanchures avec des visages curieux,
ils veulent savoir pourquoi il reste encore autant de temps
à offrir, pourquoi en somme il y a quelque chose
au lieu de rien, des prévisions météorologiques, de l’argent, des chaussures;
les morts sont assis sur les bancs des aires de jeux,
ils sont suspendus aux poignées libres dans le bus,
nous essayons de nous débarrasser d’eux, mais cela ne sert à rien,
c’est nous qui sommes les vivants maintenant,
essayons de faire marcher les choses.

*

Nous ne prononçons aucun nom, mais nous jouons
à exister quand même, nous jouons à rester silencieux
dans le dos de la charogne, peut-être qu’on arrivera quand même
à voir la grande aiguille bouger une seule fois,
pendant ce temps, nous suivons une gamme chromatique
s’enfonçant dans une forêt enchantée,
qui s’étend comme une immense phrase en incise,
sombre et géométrique, et dans une clairière,
revêtus chacun de notre costume d’enfance,
nous regardons la chouette qui picore l’oeuf de la lune.

*

Les insomniaques gémissent sous le poids des maisons,
et la lune plate est un chiffon sur le mur,
c’est quelque chose de toi que tu ne peux plus comprendre,
derrière ton alphabet les escargots des mots glissent,
ce bleu infini, tissu solaire et ombres d’images
fixés en légers coups de pinceaux rapides,
des portes sont entrouvertes sur des voix surexcitées,
des téléphones portables sonnent dans les poches de manteaux,
et quelqu’un est immobilisé, figé au milieu d’un mouvement
coulé dans du sel, tu t’es retourné.

*

Une obscurité couronnée s’étend dans nos voix,
nous versons du sang dans l’eau potable,
en cas d’incendie: enfoncer la vitre! D’accord, très volontiers…
Un enchaînement d’idées se tord et s’échappe de nos mains.
Qu’est-ce donc qui se passe? Mêlée électrique, lèvres chimiques!
Tout cherche refuge dans l’énorme abri antiaérien des nuages,
et des tons sinusoïdaux arrivent, une forme de vie mise en branle
dans la matière grise à laquelle nous prêtons si volontiers nos corps.
Prépare-toi, enregistre un message sur le répondeur, la lumière rouge est      allumée, «we are recording»

*

Pardonne-moi, mon ami,
le givre qui couvre tous les bancs,
le soleil et les nouveaux tuyaux qui dix fois
font éclater le sommeil,
le paysage et le visage
qui disparaissent dans le maculateur de l’oeil,
le soleil qui se lève
et se couche chaque jour,
ma parole que je t’ai donnée,
et le fait que je n’existe plus.

illustration: Ronald Mevs

illustration: Ronald Mevs

Lieux d’indestination*

Aujourd’hui le soleil est si fort qu’il entraîne tout avec lui. Aujourd’hui, j’ai simplement envie de marcher, de traverser au rouge, de disparaître à l’aveuglette. Je me tiens devant un passage pour piétons et quelque chose attire mon attention. Ce sont les chiffres à la une, ils crient sur un fond jaune soleil, ils claquent comme un drapeau dans le vent. Il y a toujours quelqu’un qui compte, quelqu’un qui tient une comptabilité secrète quelque part, 18 coups de couteau, 9 ans, 71 coups de feu, 1, 2, 3, pan pan tu es mort. Tant et tant de fois dans la chair, et tant et tant de fois autour du soleil. C’est la précision insensée des nombres en plein milieu du mouvement, va, avance, c’est ton tour, c’est vert.

*

La personne fait avancer le corps, tout d’abord à partir de la position debout (les deux pieds sur le sol), ensuite d’un pas à un autre, grâce à de petits mouvements du pied, du genou et de la hanche de l’une des jambes, pendant que l’autre jambe est soulevée grâce à une flexion du genou et, désormais en suspension libre, projetée vers l’avant comme un pendule, alors que le genou peu à peu se tend. Quand le corps, en raison du mouvement de la première jambe, est conduit si loin que le centre de gravité n’est plus soutenu par le pied de cette jambe (dite active), le corps devrait tomber en avant, mais entre-temps la jambe suspendue et projetée (dite passive) est parvenue si loin en avant qu’elle peut assurer le soutien du corps, et voilà qu’il marche, il marche sur ses deux jambes, et rien ne pourra l’arrêter, il continue en direction d’un point caché par les immeubles et les échafaudages, il marche, pas à pas, il est ivre, mais il garde toujours son équilibre, machine marchante, robot ambulant, le cerveau mis sur pilote automatique, point indistinct, homo erectus, homme Lego, il est grand, au moins deux mètres, il est lourd, au moins 120 kg, il marche, marche et marche, il a les deux jambes dans le plâtre, les chevilles cassées, il a une petite moustache épaisse et les yeux brillants et voilés, il marche toujours, ivre, continue, piéton, fantassin, singe anthropdide, entre dans le temps, traverse la savane jusqu’à son arbre; il fait diablement chaud brusquement, à marcher et marcher simplement, animal marchant, au cerveau vide, vers le point où le temps commence, pas à pas plus près du miroir, vers le dedans, vers le bas, continuer, marcher et marcher, en direction de soi-même.

*

Entre le marchand de légumes et Mixed Shop se trouve l’entrepreneur des pompes funèbres avec bureau et modèles d’urnes. Il n’a pas des mains d’entrepreneur, pas des doigts blancs et boudinés, mais des mains d’ouvrier du bâtiment et des cernes noirs sous les yeux. Dehors, dans la rue, le grand corbillard attend, le moteur tourne. Chaque fois que je passe sur le trottoir, mon visage se reflète un court instant dans la vitrine, et à l’intérieur, à son bureau, il y a toujours une vieille femme vêtue de noir qui choisit des couronnes mortuaires sur des photographies aux couleurs éclatantes dans un classeur. C’est la même chose, semaine après semaine, cela revient comme une belle théorie sur le monde que quelqu’un a présentée une fois, mais qu’il a abandonnée depuis longtemps. Je sais bien que cela arrivera un jour, le jour où je serai le plus seul, ce jour-là j’ai le visage tourné vers le trottoir et je ne peux pas me lever, je ne peux pas me redresser, me relever, et ce n’est pas le monde qui est renversé, c’est moi, et c’est maintenant mon tour de rester couché, pendant que le monde continue sa marche.

*

Ils font l’amour aussi lentement qu’ils le peuvent, aussi précautionneusement qu’ils le peuvent. En ce moment, personne ne doit les entendre, personne ne doit savoir où ils sont. Ils font l’amour, et le temps et l’espace se replient sur eux, leur donnent le droit de disparaître et de réapparaître. Vous ne devez pas les déranger, jetez-leur un coup d’oeil et laissez-les comme ils sont. Le sexe dressé, une échelle dans le vivant, précautionneusement, délicatement, de manière douce et mouillée, une chute éblouie, elle le laisse venir, s’ouvre intérieurement, les ramifications de peau, de sueurs, de sexes, de lèvres, précautionneusement, de plus en plus profondément. Les jours sont des fenêtres sur l’obscurité, il n’y a pas de peur, pas de temps à arrêter, ils ne bougent pas, deux silhouettes nues, flottantes. Venez, partons, ils ont le droit d’être seuls.

* Ce texte est un ensemble de notes sur Vesterbro, un quartier de Copenhague

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Morten Søndergaard
Est né au Danemark en 1964. Il est diplômé en littérature comparée de l’Université de Copenhague et ancien élève de l’École des Écrivains de Copenhague. Il a publié des recueils de poésie: Sahara i mine hænder (Sahara dans mes mains), 1992; Ild og tal (Le feu et les nombres), 1994; Ubestemmelsessteder (Lieux d’indétermination), 1996; Bier dør sovende (Les abeilles meurent en dormant), 1998, le roman L’ordre des choses, 2000
Il a reçu en 1998 le Prix Michael Strunge, grand Prix de poésie de Danemark. Morten Søndergaard réside actuellement en Italie.

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mis en ligne : 2 octobre 2002 ; mis à jour : 17 octobre 2020