Massillon Coicou, « Vertières »

Image de Massillon Coicou reproduite dans Le Nouvelliste dans l'édition du 14 mars 2008 à l'occasion du centenaire de l'exécution du poète.

Image de Massillon Coicou reproduite dans Le Nouvelliste dans l’édition du 14 mars 2008 à l’occasion du centenaire de l’exécution du poète.

Vertières

                                                                           Au général Monpoint JEUNE
                                                                           Ancien Secrétaire d'État de la guerre

I

Ils sont là les héros de l’Adige et du Rhin,
Ils ont environné de leurs canons d’airain
Bréda, Pierre-Michel, et Champin et Vertières :
Et ces mornets flanqués de bouches meurtrières,
Ces forts improvisés, les voilà condamnés
À réduire au néant tous ces noirs obstinés.

Mais qu’importe, l’armée indigène est campée,
Se flattant de franchir, d’une seule enjambée,
Des entraves sans nombre, et d’aller, sans retard,
Jusqu’aux portes du Cap planter son étendard !
Vertières, lui surtout, Vertières est là qui gêne
Ce merveilleux élan de l’armée indigène.

Là, comme un aigle fier dardant un œil puissant,
Le drapeau tricolore ondule menaçant ;
Ici, les noirs, partout étendus dans la plaine,
Les noirs, nombreux, serrés exaltés hors d’haleine
S’agitent du désir d’éclairer du flambeau
De la réalité leur rêve obscur… si beau !

Dessalines paraît. Calme, il combine, il règle :
Et puis, autour de lui, plongeant ses regards d’aigle,
Il ordonne à Capois d’aller sous les canons.
(Oh ! qui que vous soyez saluez, à ces noms,

Ce que de plus divin a conçu l’héroïsme !)
Capois bondit. Sous lui, plein du noble égoïsme
Dont chacun, jusqu’à l’âme, est arqemmént imbu,
Montent des légions de nègres vers le but.

La canonnade gronde et les broie ; ils se troublent
Et reculent ; Capois les ranime ; ils redoublent
De vaillance, et, sans cesse, en leur montrant le fort.
Capois insuffle en eux le dédain de la mort.

Ils vont.
Regardez-les ! stoïques et superbes,
Meurtris, criblés, sanglants, ils croissent sous les gerbes
Incessantes de feu que Vertières vomit,
Prodige éblouissant aux yeux de l’ennemi !
Il leur faut enlever Charrier, – l’inaccessible ;
Mais, toujours, devant eux, le colosse impassible,
Formidable, hagard, dont nul ne vient à bout,
Toujours, Vertières est là, dans son ravin, debout !
La canonnade gronde. Une trouée énorme
Fléchit les assaillants, mais le rang se reforme,
Et plus fiers, et plus beaux, la baïonnette au poing,
En masse, ils vont toujours, tombant, ne cédant point
Et dans ces flots pressés d’obus et de mitrailles,
Quand la mort passe, aveugle, abattant ces murailles
Vivantes, oh ! plusieurs, et des milliers encor,
Sont là, qui font revoir le féérique décor,
Qui refont la muraille et montent.
Oh ! contemple,
Liberté ! c’est pour toi, c’est pour dresser un temple
Digne de ta splendeur sous cette île au ciel bleu ;
C’est pour t’offrir leur culte et consacrer leur vœu,

Que ces âmes dans l’ombre et le malheur trempées
Sous des cercles de feu tracent leurs épopées !
Sur tes tables d’airain burine, ô Liberté,
Ceux qu’eût faits demi-dieux la noble Antiquité ;
Grave le souvenir de ces heures épiques
Où, s’armant du tronçon de ses fers et de piques,
Le nègre s’élança surgit de son néant,
Et franchit sa dernière étape de géant !
Et vous, ô peuple noir, chantez !… Cette journée
Inaugure pour vous une autre destinée !

II

Mais la lutte est plus vive; et les jeunes conscrits,
Tels les vieux vétérans, sont soudain aguerris.
On monte, et puis partout, au centre, à droite, à gauche
Partout, et puis toujours, passe la mort qui fauche.
Pourtant, perçant ces rangs si ferme combattant,
Un cri soudain circule, ils fremissent pourtant !…
– Capois tombe ! – Capois est mort ! – Lui se relève.
Plus fier, plus beau, plus grand !… N’est-ce donc rien qu’un rêve

Ou la mort faiblit-elle, indécise, à l’aspect
Du faucheur qui lui semble imposer le respect ?…
Lui calme, radieux, brusquement se redresse
Loin du cheval sanglant, s’élance, charge, presse,
Lançant le cri sublime : « En avant !, En avant ! »
Ainsi, le soir, hurlant sous le souffle du vent,
Les flots aux sourds accents, les flots au chant sauvage,
Franchissent, bondissant, la borne du rivage ;
Ainsi, de l’héroïsme agitant le ressort,
Montent ces légions graves dans leur essor.
En avant ! En avant ! Capois part. La mitraille
Le décoiffe, n’importe; animant la bataille,
Tout en lui surexcite, électrise les cœurs ;
Il veut, dans ces héros, couronner des vainqueurs ;
Voir, sur les noirs martyrs, la race noire libre !…

III

Le feu cesse; on écoute; on n’entend plus qui vibre
L’épouvantable accent des vieux lions français ;
Devant l’homme bronzé dont s’éprend le succès,
Qui s’offre, sans relâche, à la mort qu’il domine,
Étonné, le drapeau tricolore s’incline :
Le tambour bat aux champs sous les plis du drapeau
Puis un Français s’avance au nom de Rochambeau.

Car si son âme sombre est loin d’être enflammée
D’une intense pitié, s’il la garde fermée
Aux généreux instinct, s’il se complait à voir
Dans toutes ses horreurs l’esclavage du noir,
Rochambeau, dans son cœur, garde pourtant vivaces
Ces amours que l’on voue aux sublimes audaces…
Aussi se sent-il fier, tant que vibre en son nom
Ce superbe accent, tel que les preux seuls en ont.
– Et lui, l’œil sur Capois, l’air serein, la voix grave,
Le messager français félicite le brave
Qui vient de se couvrir de tant de gloire.

Il dit,
Et l’immortel écho de Vertières applaudit ;
Le tambour roule aux champs, et non loin, et derrière
Les remparts de Champin qui secondent Vertières,
Rochambeau bat des mains et sa garde d’honneur
Comme lui bat des mains ! – C’est Capois – Ô splendeur ! –
Capois-la-Mort qu’ainsi la grande armée exalte !
Et ce sont tous ces noirs qui jamais ne font halte,

Aigles dont l’envergure a trop peu de tout l’air,
Demi-dieux foudroyants faisant des bonds d’éclair !
Mais, devant Haïti, quand la France s’incline ;
Quand Rochambeau combat, où donc est Dessalines ?
Là, fier le belluaire applaudit aussi, lui ;
Il darde ce regard infini qui reluit ;
Embrasant l’avenir, calme, assis sur la butte
Voisine, souriant, il assiste à la lutte
Il voit les noirs, ses fils, montant, groupe immortel,
Phalange de titans escaladant le ciel…

IV

Le Héraut disparait et le feu recommence.
Et grands dans leur essor, sereins dans leur démence
Sous la foudre qui broie et qui n’arrête pas,
Ces preux illuminés bondissent, l’arme au bras !
Et l’on monte, et l’on tombe, et l’on meurt pêle-mêle,
Car de les voir toujours, intrépides comme elle,
Et, malgré tout, montant, prêts à saisir le fort,
La Mort semble jalouse et les frappe plus fort ;
Et Vertières n’est plus qu’un immense cratère,
Qu’un noir volcan qui tremble et fait trembler la terre
Engloutissant les noirs sous ses laves de feu.
N’importe, il faut monter; la Liberté le veut !…
Au plus fort de l’assaut, dans l’ardente fournaise,
À la voix des Français lançant la Marseillaise

Répond la voix des noirs. Ils chantent, eux aussi.
Ils chantent sous les coups qui pleuvent sans merci :
« En avant, grenadiers ! tant pis pour ceux qui meurent ;
« Nul de nous n’a de père ou de mère qui pleurent.
« En avant, grenadiers … ! » Et frayant des sentiers
Qu’ils franchissent quand même ils vont, ces grenadiers !
Ils vont, ayant la foi qui brise les entraves ;
Pour vaincre, ou pour mourir, ils vont, calmes et graves,
Et dédaignant la mort qui passe sur leurs fronts,
Comme si, de sa main, Dieu fit ces forgerons !…
Spectacle merveilleux, imposant, grandiose !
Le poème s’achève en une apothéose ;
Chacun sort immortel du plus sublime élan :
Vernet, dont le cheval s’abat sous lui sanglant ;
Daut, maîtrisant la mort à ses pas attachée ;
Clerveaux, le sabre au poing l’épaulette arrachée
Par des éclats d’obus ; et Larose après lui ;
Tous enfin, d’un regard où l’avenir reluit,

Pétrifiant la mort, fascinant la victoire;
Car ils savent qu’ils sont des légions de gloire ;
Que, honnis, conspués, ils sont sous leurs haillons,
Le Droit qu’inonde enfin de ses plus purs rayons
La sainte Liberté de leur génie éprise!

V

Enfin la lutte arrive à sa suprême crise :
Charrier est enlevé ; Pierre-Michel s’est tu ;
Bréda tremble ; Vertières, inquiet, abattu,
Chancelle !… tout à coup se voile la nature ;
Sous les cieux infinis s’étend une ombre obscure ;
L’espace retentit du choc des éléments ;
Et rapides, partout, éclatent, par moments,
Perdus dans les sillons du fer qui les traverse,
Les lugubres éclairs précurseurs de l’averse,
Mille oiseaux effarés tourbillonnent. – Il pleut.
Alors, mais seulement alors, sous le feu.
À pas lents, l’arme au poing, eux qui jamais n’arrêtent
Leur merveilleux essor, tous ces héros retraitent !…
Pourtant les revoilà ! dès que le ciel sourit,
Sous l’élan de leurs cœurs que la vengeance aigrit,

Bondissant emportés, battant encor la charge,
Tous enfin, comme un seul, se sont jetés au large.
Mais à leurs beaux défis aucun feu ne répond ;
Ils sont près du ravin, ils sont devant le pont ;
Et les voilà jurant dans un long cri suprême
Ou quand même de vaincre, ou de mourir quand même !
Nul ne répond encore; un silence profond
Les accueille, tandis que stoïques, ils vont,

Comme à leur idéal vont les âmes altières…
Or, malgré leurs efforts sentant crouler Vertières
La nuit, devant le noir au courage d’airain,
Avaient fui les héros de l’Adige et du Rhin.

Le Premier Janvier

                                                                   À mon ami Destiné DÉSIR

Et c’était ce jour-là qu’on les vit radieux ;
Et c’était ce jour-là que l’on vit la victoire
Baiser avec orgueil leurs fronts majestueux,
Et qu’un serment scella le secret de leur gloire ;

Que, las d’être témoin de crimes odieux,
Le ciel, sur l’oppresseur, vengea la race noire,
Et traça cette page unique de l’histoire :
Des esclaves honnis devenus demi-dieux.

Contre le joug, le fer, les tortures, les crimes,
Ils avaient, ces géants, ces héros, ces sublimes,
Emprunté de sa force à la Divinité.

Et quand Dieu dans leurs cœurs eut soufflé son génie,
On vit, de leur long choc avec la tyrannie,
Sur la terre des noirs jaillir la liberté !


Ces deux poèmes de Massillon Coicou – « Vertières et « Le Premier Janvier » – sont extraits de son recueil Poésies nationales, publié pour la première fois en 1892 à l’Imprimerie Victor Goupy et Jourdan à Paris (pages 50-59 et 62 de l’édition 2005 des Presses Nationales d’Haïti).


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mis en ligne : 2 mai 2008 ; mis à jour : 22 octobre 2020