Massillon Coicou, « Le Supplice du Noir »

                                                                           À Mon Ami C. GANTHIER

Or, ce n’était pas loin de cette place d’armes
Où, sur les nègres vils n’ayant plus sang ni larmes,
Le colon excellait à se montrer cruel ;
Où l’on fit rompre vifs, la face vers le ciel,
Chavanne, Ogé, ces deux vaillants dont l’équipée
Sublime préluda la sublime épopée ;
Ce n’en fut pas bien loin qu’un crime sombre eût lieu,
Consommé par des blancs, sur un nègre… sous Dieu !

Il y avait pourtant de ces hommes austères
Pour qui les noirs courbés n’étaient pas moins des frères :
Et tous ces cœurs français au juste épanouis
S’abstinrent d’applaudir aux excès inouis
Des colons en démence et de leurs prosélytes…
Dans la vaste avant-cour du couvent des Jésuites,
Sous un ciel plein d’azur, un ciel que ne ternit
Aucune ombre, ils sont là, forts, en nombre infini,
Les colons, donnant l’âme à leur grande pensée !…
Déjà le noir tressaille, et la meute est lancée !…
Animés par la faim qui les ronge longtemps,
Sur le martyr serein tous ces chiens haletants
Bondissent ; ils ont l’œil en feu ; leur gueule écume
De rage ; chacun lève un museau tremblant, hume
Cette chair que l’on jette à leur mâle appétit ;
Mais, pourtant, pas un seul ne peut mordre ; on eût dit
– À les voir reculer, traînant leurs flots de bave –
Qu’ils maudissent le maître et pleurent sur l’esclave.
Ils ont faim, mais, devant ce noir ainsi lié,
On eût dit que le ciel leur donne la pitié
Que n’ont plus les colons… Maintenant, impassibles,
Se dérobant quand même aux rigueurs inflexibles
Du maître, les voilà qui reculent, s’en vont !…
Alors Pierre Boyer, surgissant, haut le front,
Brandit son sabre avec une humeur souveraine,
Rassemble ses limiers, redescend dans l’arène,
Et tout fier des bravos mille fois répétés,
Des tonnerres de cris des colons exaltés,
Accourt, l’œil flamboyant, et frappe la victime ;
Et, quand le sang jaillit, pour que l’excès du crime ;
Ne les ébranle pas, le féroce saisit
Les dogues effarés qu’il lance !… Et c’est ainsi
Qu’en dépit du ciel même il inspire sa rage :
Et la tourbe enivrée exalte son courage,
Et compte le cynique au nombre des héros !
Alors, comme ces blancs, ces chiens se font bourreaux.
Excités par les cris incessants de la foule,
Par la vue et le flair du sang vermeil qui coule,
Ils plongent pantelants, sur l’esclave martyr :
Et les colons ravis bien plus haut d’applaudir !…
Il râle, et ces colons vierges d’une âme humaine,
Redoublent leur puissance au brasier de leur haine
Lancent de plus longs cris pour garder, en ces flancs,
La meute cramponnée à ses membres sanglants
C’est un esclave ! c’est un nègre ! Eh bien, qu’importe
Qu’il meure ainsi !… Mais lui, gardant une âme forte,
Au dessus des douleurs qu’il souffre trop longtemps.
Lui ne les maudit pas de les voir si contents
Seul, décharné, rongé, l’œil ouvert, il expire :
Et tous de répéter leurs longs éclats de rire !…
Le noir est mort. Les chiens sur ses membres épars
S’étendent ; les colons repaissent leurs regards
D’un spectacle si beau ; toute la foule aboie ;
Deux meutes, à présent, poussent des cris de joie ;
Deux meutes à présent, hurlent ; et, jusqu’au soir,
Pour jeter son outrage au squelette du noir,
Consommer tout le crime et s’en aller plus fière,
La meute des colons restera la dernière !

Or, vous avez bien fait, sublime Rochambeau !
Le nègre n’a point droit à l’amour, et c’est beau
Qu’on l’opprime toujours, qu’il souffre le martyre ;
Que vous lanciez sur lui deux meutes en délire,
Que fouettent vos égaux ainsi que des valets.
Or, faites, Rochambeau ! toujours, nourrissez-les
De la chair et du sang du noir et du mulâtre :
Dieu voit et ne dit mot. Mais, en Dix-huit-cent-quatre,
Quand l’heure solennelle aura sonné pour nous
Et que Dieu tonnera ; quand l’esclave à genoux
Relèvera le front pour regarder le maître ;
Quand le nègre, brisé, las enfin de connaître
Vos tortures, vos croix, vos supplices trop longs,
Poursuivra sans remords la meute des colons ;
Quand, les voyant traqués par des groupes d’esclaves
Vos dogues effarés harcèleront vos braves :
Oh ! ne reprochez pas au nègre ses excès.
Abdiquant les vertus qui font les cœurs français,
Pour charmer vos loisirs vous vous montrez sublime
En entassant toujours le crime sur le crime,
Or, demain, qu’appliquant la loi du talion
Le nègre soit debout, se fasse aussi lion,
N’osez point le maudire et comprenez sa haine
L’ignorance est le lot qu’on lui jette en sa chaîne ;
Le mépris insolent, le sarcasme moqueur,
Sont les germes féconds répandus en son coeur
Eh bien, il gardera la multiple semence
Et, de tant d’éléments, combinant sa démence,
À vos soins généreux donnant leur juste prix,
Ils auront la vengeance, ils auront le mépris.


« Le Supplice du Noir », par Massillon Coicou, est extrait de son recueil Poésies nationales, publié pour la première fois en 1892 à l’Imprimerie Victor Goupy et Jourdan à Paris (pages 37-41 de l’édition 2005 des Presses Nationales d’Haïti).


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mis en ligne : 21 mai 2008 ; mis à jour : 22 octobre 2020