I
Pourquoi donc suis-je nègre ? Oh ! pourquoi suis-je noir ? Lorsque Dieu m'eut jeté dans le sein de ma mère, Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir N'accourut-elle pas l'enlever de la terre ? Je n'aurais pas connu tous ces tourments affreux ; Mon cœur n'aurait pas bu tant de fiel, goutte à goutte. Au fond de mon néant, oh ! je serais, sans doute, Moins plaintif, plus heureux. Mais Dieu m'a condamné, le sort doit me poursuivre ; De mon sang, de mes pleurs, il faut que tout s'enivre !...
II
Pourquoi donc suis-je nègre ? Oh ! pourquoi suis-je noir ? Lorsque Dieu m'eut jeté dans le sein de ma mère, Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir N'accourut-elle pas l'enlever de la terre ? Car libre l'oiseau vole et redit ses concerts ; Car libre le vent souffre au gré de son caprice ; Car libre, l'onde limpide, harmonieuse, glisse Entre les gazons verts. Esclave, il n'est pour moi nul bonheur, nulle fête, Et je n'ai pas de place où reposer ma tête.
III
Pourquoi donc suis-je nègre ? Oh ! Pourquoi suis-je noir ? Lorsque Dieu m'eut jeté dans le sein de ma mère, Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir N'accourut-elle pas l'enlever de la terre ? Quand la voix du colon prend son lugubre accent, Quand siffle sur mon front sa flexible rouchine, Si j'ose tressaillir en lui tendant l'échine, Il me bat jusqu'au sang. Et si, quand le fouet plonge en ma chair qu'il déchire, J'invoque sa pitié : J'entends le maître rire !...
IV
Pourquoi donc suis-je nègre ? Oh ! pourquoi suis-je noir ? Lorsque Dieu m'eut jeté dans le sein de ma mère, Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir N'accourut-elle pas l'enlever de la terre ? Cette nuit, cependant, j'ai vu la liberté !... L'esclave ne dort pas ; mais un labeur sans trêve M'ayant brisé les sens, j'ai joui de ce rêve Que l'on m'a tant vanté : J'étais libre, j'errais, comme le maître, allègre, Ayant l'espace, à moi ! Mais non, Dieu m'a fait nègre...
V
Pourquoi donc suis-je nègre ? Oh ! pourquoi suis-je noir ? Lorsque Dieu m'eut jeté dans le sein de ma mère, Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir N'accourut-elle pas l'enlever de la terre ? Où donc es-tu, toi-même ? On m'a dit que, d'en bas, Lorsqu'une âme qui prie est souffrante et sincère, Vers toi qu'on nomme, ô Dieu ! peut montrer sa prière : Et tu ne m'entends pas !... La prière du nègre a-t-elle moins de charmes ? Ou n'est-ce pas à toi que s'adressent ses larmes ?
VI
Pourquoi donc suis-je nègre ? Oh ! pourquoi suis-je noir ? Lorsque Dieu m'eut jeté dans le sein de ma mère, Pourquoi la mort jalouse et si prompte au devoir N'accourut-elle pas l'enlever de la terre ? Ah ! si tu m'entends bien, tu dois aussi me voir. Si je blasphème, hélas ! tu vois bien que je pleure ? Tu sais, toi qui sais tout, que je souffre à toute heure, Parce que je suis noir ! Eh bien, oui, trop longtemps j'ai souffert sans mot dire. Seigneur, pardonne-moi si j'apprends à maudire.
« Complaintes d’Esclave », par Massillon Coicou, est extrait de son recueil Poésies nationales, publié pour la première fois en 1892 à l’Imprimerie Victor Goupy et Jourdan à Paris (pages 102-105 de l’édition 2005 des Presses Nationales d’Haïti).
Retour:
- Massillon Coicou – page de présentation
- littérature @ Île en île