Marvin Victor, 5 Questions pour Île en île


Écrivain et artiste visuel, Marvin Victor répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 43 minutes réalisé le 24 novembre 2012 à Port-au-Prince par Valérie Marin La Meslée.
Note technique : vous entendrez un bruit de fond des ouvriers effectuant des travaux près de la cour de l’hôtel Plaza où l’entretien a été filmé.
Notes de transcription (ci-dessous) : Ségolène Lavaud.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Marvin Victor

début – Mes influences
04:11 – Mon quartier
10:04 – Mon enfance
23:27 – Mon oeuvre
37:06  – L’insularité


Mes influences

Vers dix ans, dans un livre de grammaire, il trouve un extrait de texte, et demande à une amie de le lui lire. Il voulait l’entendre – il ne sait plus quel en était l’auteur. Il s’est nourri de la magie des mots. Ainsi est né le désir d’écrire de mots qui puissent donner un tel sentiment de plénitude et de bonheur, « de béatitude ». Cela lui a donné le goût de lire et de rechercher. Il lisait Joyce qu’il s’est mis à détester, car constatant qu’il ne pouvait rien prendre de lui. Faulkner, Marguerite Duras, Proust qu’il « a toujours voulu battre ». Joyce aussi. Jacques-Stephen Alexis, dont Compère Général Soleil. Frankétienne, qu’il s’est mis à détester, car constatant que de lui, il ne pouvait rien prendre vu la perfection et la beauté.

Il se demandait de qui il pouvait s’inspirer. Il a rencontré Lyonel Trouillot, Beloved de Toni Morrison. Il ne peut pas écrire sans eux qui sont « mes aide-mémoire ». « Je ne crois pas aux écrivains spontanés… Il faut une mémoire littéraire ». Il y a ces auteurs et les gens qu’il a côtoyés qui « l’ont aidé à mieux regarder ».

Mon quartier

Il a grandi avec la nostalgie d’une époque qu’il n’a pas connue, à Port-au-Prince. C’est la même chose avec les femmes, beaucoup de femmes mûres, qu’il n’a pas connues dans leur jeunesse. Il a adoré se promener à Pacot, comme « une procession, visitant… aller voir les gens… écouter ce qu’ils vous disent… ». « Les marchandes, se laisser habiter par la ville, au lieu d’habiter la ville ». Port-au-Prince traverse ses écrits. « Comme le dit Kundera, le bonheur, c’est un désir de répétition ». « Je travaille sur la langue ».

New York, Paris ou La Havane : « ce sont des villes qui m’habitent ». Quant à Port-au-Prince, dorénavant il déteste la traverser comme il aimait avant le tremblement de terre, les repaires d’auparavant n’existent plus. « Je n’ai jamais aimé le Champ-de-Mars. J’aime le monumental, j’ai adoré le Palais National, mais pas les héros parce qu’ils sont trop petits !… Le Nèg Marron, il est tout petit !… Dessalines sur son cheval, il est trop maigrichon ! » Il a passé une partie de son enfance à Delmas qu’il n’aime pas. Il préfère « le vieux », dont Bel Air, pour son histoire et aussi pour la mémoire de Frankétienne qui a grandi juste à côté de la cathédrale de Port-au-Prince. Lui-même [Frankétienne] est une cathédrale. Il aime la place Carl Brouard, et les villes avec une mémoire. D’où sa « nostalgie de Port-au-Prince ».

Mon enfance

L’importance pour lui est le regard. Le monde est un grand théâtre. Il était impressionné par la taille des gens grands, redoutant de rester « tout petit ». Élevé avec des femmes : sa grand-mère, ses sœurs, les cousines, la nounou, sa mère et « son unique copine qui était magnifique … et qui parlait à l’église, elle avait une voix… et me fascinait ». Enfant, il rêvait l’épouser. C’est pour elle qu’il a commencé à écrire des poèmes. Le dernier, qu’il écrit à 12 ou 13 ans, était pour l’anniversaire de sa mère, mais la réception ne fut pas du tout bonne ! Elle le mit en garde contre la poésie. « Si mes femmes n’aiment pas mes poèmes… ». C’est ainsi qu’il change de « médium » et se met à raconter des histoires.

Raconter avec les mêmes mots que pour la poésie, mais dans une autre forme. Il cherchait également à restituer la voix de la jeune fille qui au début lui avait lu des textes, ce qui le poussait à écouter les gens et s’en inspirer, surtout les femmes, car elles ont « plus d’histoires à raconter ». Il vivait parmi des femmes, « qui souffraient de l’amour, de l’infidélité des hommes » et le racontaient, naïvement avec des pleurs dans la douleur, ou en riant. Cela le fascinait. Il est curieux et souhaite rencontrer des gens qui écrivent des poèmes, des nouvelles. À 13 ans, il a demandé une carte pour aller à l’Institut français afin de pouvoir avoir des livres à lire. Il voulait réécrire un livre que sa « prof de français m’avait donné en cadeau ; j’ai tout recopié ». En 6e, il avait les meilleures notes en français.

Son enfance, c’est le regard, Anse-à-Veau, où est née sa mère, et les histoires des autres enfants. Il se sentait « le garçon des villes qui ne connaissait rien ». Eux, ils avaient des histoires et connaissaient le nom des arbres. Il y apprit à « nommer le monde ». Il estime les gens de l’arrière-pays supérieurs à lui, « ils traient les vaches, les bêtes, il y a plus de mots… On y apprend des choses oubliées, qui n’existent pas à Port-au-Prince ou dans les grandes villes ». Il a préféré la rivière à la ville.

Il a toujours aimé son professeur de français, d’histoire, dont il aimait sa façon de lui raconter la petite histoire. Le reste ne l’intéressait pas, pensant devenir historien. Il a échappé au fait d’être un « souffre-douleur », car, pour lire, il se cachait. À l’école, il s’est « toujours considéré comme un touriste ». Tout comme pour les jeux vidéo, le basket-ball, le foot en touriste, « juste pour être avec les autres…. En rentrant chez moi, je faisais autre chose, les bouquins, c’est pour ça que je n’invitais aucun camarade ». « Ma maison c’était mon cocon où je me sentais très bien tout seul ». Il avait un pouvoir sur les autres « parce que je lisais… Cela me donnait une longueur d’avance sur eux. Je pouvais interroger les professeurs ».

« Ce n’était pas un gâteau l’école… pas une fête ». Il ne s’y sentait pas à l’aise et aurait préféré avoir seulement un ou deux professeurs, français et histoire.

Mon œuvre

« Mon travail d’écrivain, c’est un travail d’artisan ». Il dit n’avoir aucune facilité d’écriture. « C’est la douleur, j’écris comme un maçon. Comme on construit une maison, une pierre après l’autre. Je n’arrive jamais à écrire une phrase dont je suis satisfait tout de suite. … Je souffre ». Il se sent trop jeune pour parler d’une « œuvre » : « Je suis trop jeune, j’ai trente ans ». « Il y a quelques nouvelles éparpillées », des textes lus par d’autres personnes, cela lui fait peur. Il redoute les réactions, même si : « C’est bien ». Il n’a pas de lecteurs. Il laisse ses travaux quelques mois afin de les relire en se mettant dans la peau d’un lecteur, avec du recul sur son propre travail. Il est ainsi à la fois romancier, raconteur d’histoires et lecteur. Ce qu’il aime, c’est travailler la langue, et n’aime pas risquer d’être jugé et éventuellement loué ou « cassé, pour me faire aller de l’avant » par d’autres. Ce qu’il aime, c’est la langue, les expressions, les proverbes, « Derrière les phrases, je vois des histoires ». Il n’aime pas le mot « inspirer » et préfère « la mémoire littéraire ». C’est de là que vient « son désir d’histoires de fiction ». Le visage des personnages est très important pour lui, c’est « comme le verbe, le propos ». « C’est la langue qui porte l’histoire ». Il sélectionne le vocabulaire qui va traverser l’histoire. « L’autre de la langue ». C’est aussi « un travail de mise en espace », car il agit sur le personnage. C’est un amateur de détails, tables, guéridons, décor, cendriers, les buveurs, etc., c’est-à-dire du lieu où va évoluer son héros. Incidence de l’alcool, de l’excuse de la folie, la drogue… ». Il se dit maniaque (avec la langue) et aime les gens comme lui.

Il dit : « Une femme dévorée par la vie, comme on l’est tous, parce que l’humanité nous blesse. … Une certaine présence au monde, comme disait Lyonel Trouillot ». Il faut trouver un moyen de faire partie de cette humanité. … Je ne crois pas au suicide, mais plutôt au travail. Il faut rester, même si l’humanité nous blesse ». « Cette femme est dévorée par le pays, par les gens, par elle-même, par sa fille, par la vie que menait sa fille et tout à coup par la mort de sa fille ». « Il faut une manière, une langue pour raconter ce qu’elle vivait… Elle est dévorée aussi par son enfance. C’est pour ça que dans Corps mêlés, elle retourne en enfance, même si cette enfance n’était pas si magnifique que ça ». C’est dans son enfance qu’elle prend sa force d’existence. « L’enfance, c’est là où je vais quand je vais mal. Cela permet d’affronter la vie, l’actualité, l’immédiateté et toutes sortes de blessures de l’humanité ».

Elle, elle fait ce travail avec la musique, notamment celle de Billie Holiday, dont la voix est devenue celle de sa mère. Cette femme s’est, comme lui, construite elle-même. « Je suis mon propre fils et mon propre père ». « Je déteste être femme… j’étais devenu cette femme ». … « Je suis un homme femme ». » « C’est la fuite des corps… Même en amour … Elle a horreur de dormir, elle a horreur des corps mêlés… des corps dans des fosses communes… Les corps pendant l’amour… C’est comme ses seins… Elle en a marre de ses seins, même si les hommes les adorent. C’est la fuite de soi, le retour à l’enfance. La douleur de la naissance de ce corps de femme. Et ce sont les corps du 12 janvier, elle ne veut pas les voir ».

L’Insularité

Marvin Victor pense que « toute île est un asile de fous, de mégalomanes et de schizophrènes. Toute île est une prison. Pour cela, l’ailleurs m’a toujours fasciné ». Toujours il a fait face à la mer et a voulu partir. « Toute personne vivant sur une île pense qu’il est un génie ». C’est pareil pour les gens qui vivent à l’Île de France, comme à New York. À Paris et à New York, il faut bouffer la ville pour devenir quelque chose. « Je n’aime pas les îles. C’est mourir de sexe ou de rhum. Il n’y a pas d’espace… Je n’aime pas la prison. Je préfère La Savane Désolée, les déserts, les landes, les grands espaces où tu peux devenir une femme ou un homme, un enfant… ça ne regarde personne ». Cela « n’est possible que dans des grands espaces, mais pas sur une île ». « Je n’aurais pas pu devenir cette femme à Port-au-Prince. À New York, j’ai pu le faire ». … « Si je n’avais pas fini mon livre dans les grands espaces, je ne serais pas revenu ». La solitude n’est pas possible dans les îles. « Il y a toujours quelqu’un qui vient taper à ta porte. Si tu ne viens pas, tu es traité de misanthrope. Il faut faire la fête » tout le temps. La carte postale est ainsi respectée ! Et il répète, comme un leitmotiv, qu’il n’aime pas les îles : « ou ça fait la fête, ou ça boit du rhum… ». « Quand je suis en Haïti, j’ai tout le temps envie de faire la fête, d’avoir une fille… Je n’ai pas envie d’écrire un roman, il y a mieux à faire. Quand j’ai envie de bosser, je me casse de cette île, et je reviens avec quelque chose dans les mains ». Il y a tout à perdre. Pour écrire un roman, cela demande du travail, de la solitude, ce qui n’existe pas sur les îles. « Il fait toujours beau, c’est très petit bourgeois. Ce n’est pas possible ».


Marvin VictorMarvin Victor. 5 Questions pour Île en île.
Entretien, Paris (2012). 43 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 12 juillet 2020.
Entretien réalisé par Valérie Marin la Meslée.
Camera : Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Ségolène Lavaud.

© 2020 Île en île


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mis en ligne : 12 juillet 2020 ; mis à jour : 26 octobre 2020