Mario Bencastro, « Odysée en mer » – Boutures 1.3

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Récits
vol. 1, nº 3, pages 32-35

 

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illustration de Pasco (Pierre Pascal Mérisier)

page 32: illustration de Pasco (Pierre Pascal Mérisier)

Un certain jour de septembre, fuyant la persécution politique du régime dictatorial de leur pays, cent neuf personnes quittèrent Port-au-Prince, Haïti, sur une petite embarcation en bois cabossée à destination de la Floride.

La clarté du matin et l’aspect tranquille de la mer laissaient présager à l’équipage, dirigé par un vieux pêcheur nommé Jean-Claude, une traversée sans histoires. Si tout allait bien, le vieux pêcheur calcula qu’en l’espace de trois jours, ils pourraient couvrir les quelque mille deux cent-cinquante kilomètres qui séparaient Port-au-Prince de la Floride.

Le pêcheur engagea les passagers à rester immobiles à leur place, à restreindre les mouvements des enfants et à éviter de toucher l’eau des mains afin de ne pas attirer les voraces requins qui auraient tôt fait d’entourer l’embarcation.

Jean-Claude baptisa le bateau « Fleur de mai », à la mémoire du « Mayflower », navire sur lequel les pèlerins anglais arrivèrent en Amérique en 1620, fuyant la persécution religieuse de leur pays. Trois cent soixante-dix ans plus tard, également terrorisés par la persécution, de nombreuses embarcations haïtiennes s’aventuraient quotidiennement vers l’Amérique du nord.

2

Contrairement à son frère Jean-Claude, Phillipe-Auguste ressentait une certaine aversion vis-à-vis de la mer. Jamais il n’en avait touché les eaux. Tout comme son frère était un habile marin, il était, lui, amateur accompli en matière de radio. Dans une des pièces de sa maison, il avait installé un studio muni de divers appareils de réception. Son passe-temps favori était d’orienter les antennes vers l’immense espace pour aller à la pêche aux nouvelles internationales.

Le succès de son entreprise le mit en contact avec l’exode croissant de ses compatriotes vers les États-Unis. La situation politique et économique de son pays était plus que désespérée, et l’infime lueur d’espoir d’une vie meilleure constituait une forte motivation pour des milliers d’Haïtiens qui, comme son frère Jean-Claude, prenaient la mer.

Ce soir-là, Phillipe-Auguste capta l’émission suivante, diffusée par Radio Internationale :

… l’interception et le renvoi des embarcations chargées de réfugiés haïtiens en quête d’asile politique a déclenché une avalanche de commentaires dans la presse internationale et de violents débats dans les cercles politiques américains, y compris au Congrès où, d’ailleurs, durant une discussion de la politique nord-américaine vis-à-vis des réfugiés haïtiens, un député démocrate de New York s’adressa au commissionnaire/ministre du Service d’immigration et de naturalisation en ces termes: 

– Ne pensez-vous pas que si les passagers de ces embarcations venaient d’Irlande, nous appliquerions une politique différente, en dépit de la loi ? Si nous étions là, dans la même situation, face à la même pauvreté et aux mêmes malades, croyez-vous, ne serait-ce qu’un instant, que les États-Unis les renverraient en Irlande? 

Le commisssionaire-ministre répondit:

– Monsieur le député, votre question est injurieuse. Dans tous les cas de refus, nous appliquons la loi des États-Unis.

Mais, justement, la signification d’une telle loi est aussi au centre d’une controverse juridique entre le président des États-Unis, prêt à démontrer son inflexibilité vis-à-vis des immigrants, et les défenseurs des réfugiés haïtiens, qui maintiennent que leur droit d’asile est sacrifié en faveur de la politique intérieure.

L’indifférence face aux bateaux chargés d’immigrants est bien connue, surtout lorsqu’il s’agit de réfugiés en provenance d’Haïti. Bien des pays ont mis en place des mesures restrictives et vont jusqu’à utiliser la force pour éviter le débarquement sur leurs côtes…

3

Le vieux Jean-Claude connaissait bien les requins.Lors de l’une de ses expéditions de pêche en haute mer, il s’était retrouvé confronté à une énorme bête bleue. Elle avait chargé le bateau et l’avait renversé. Sept pêcheurs étaient tombés à l’eau et le requin les avait broyés en l’espace de quelques minutes. Jean-Claude fut le seul survivant, après avoir perdu une de ses mains dans les mâchoires du monstre. Depuis, on l’appelait « Manchot. »

«Le vieux Jean-Claude
connaissait bien
les requins»

     Les passagers écoutaient avec attention cette histoire ainsi que les instructions du marin expérimenté. Pendant ce temps, l’embarcation glissait sur les eaux bleues, tièdes et cristallines des Caraïbes.

     Exactement quarante-cinq minutes après le départ, le moteur fit un bruit étrange et s’arrêta. Pendant une demi-heure, Jean-Claude et d’autres l’examinèrent sans parvenir à le réparer. Finalement, le vieil homme annonça la mauvaise nouvelle :

– Le moteur s’est grippé, il est inutilisable.

Puis, il ajouta:

– Mais ne vous inquiétez pas. Nous serons bientôt secourus par un des nombreux navires de touristes qui circulent dans les Caraïbes. »

La barge s’en fut à la dérive sur cette mer infestée de requins. Le souvenir du monstre avait laissé une terreur intense dans l’esprit de Jean-Claude, mais pour le bien de ses passagers, il s’efforçait de la dissimuler.

4

Radio Internationale :

… L’opération d’interception des immigrants haïtiens commença en 1981, lorsque le président américain signa un accord avec le dictateur haïtien, autorisant les gardes-côtes à arrêter et à saisir les navires venant «de nations étrangères, avec lesquelles nous avons des accords», et à les renvoyer, avec leurs passagers, à leur pays d’origine lorsqu’il existe une raison suffisante de croire qu’ils ont enfreint les lois américaines relatives à l’immigration afin qu’aucun réfugié ne soit renvoyé contre son gré.

Pour le dixième anniversaire de l’accord, juste un jour avnt le coup d’état de septembre 1991, en Haïti, un total de 24 559 Haïtiens avaient été interceptés dans les eaux internationales.

Durant le premier mois du coup d’État, le flux de réfugiés s’arrêta. Le président d’Haïti, d’abord démocratiquement élu, puis renversé, allait quitter son assignation à résidence le lendemain, proclamaient les rumeurs qui circulaient à Port-au-Prince et dans le reste du pays. L’armée haïtienne et les forces de sécurité entreprirent d’intenses persécutions à l’encontre de ses partisans. Amnesty International rapporta que « des centaines de personnes ont été brutalement exécutées ou mises en détention sans motif et torturées. Un plus grand nombre encore ont été interpellées dans la rue. Les militaires ont systématiquement persécuté les partisans du Président, ainsi que les habitants des quartiers pauvres de Port-au-Prince… et des zones rurales où la majorité le soutenait.

5

Le «Fleur de Mai» allait à la dérive. Le ciel bleu et clair se remplit de nuages sombres, annonçant la tempête. Jean-Claude décida d’abaisser les voiles, ainsi le bateau opposerait moins de résistance au vent qui commençait à souffler avec violence.

«Où sommes-nous?»

«Cela sent l’ouragan», pensa-t-il.

Le vieil homme possédait une excellente intuition maritime. Rapidement, les eaux d’abord si calmes devinrent tumultueuses et menacèrent de renverser le bateau. Les membres de l’équipage se mirent à crier des prières. Les enfants pleuraient. Jean-Claude entreprit de les consoler.

«Donnez-vous la main pour ne pas tomber à l’eau!» cria-t-il.

Mais la fragile embarcation fut violemment secouée. Une femme, jetée en l’air, tomba à l’eau et disparut entre deux énormes vagues. Quelqu’un s’apprêta à lui porter secours, mais les cris de Jean-Claude l’arrêtèrent.

«Ne te jette pas à la mer! Sinon tu mourras aussi».

L’homme hésita quelques secondes, puis mû par le désespoir, il plongea dans les flots. Ni lui, ni la femme ne revinrent.

La tourmente grandissait et le vent soufflait avec toute la force de l’ouragan. Le soleil disparut et tout, y compris la mer tumultueuse, prit une couleur gris obscur. Les passagers roulaient sur le pont inondé par les énormes vagues. Quinze d’entre eux se noyèrent. Jean-Claude s’amarra à la proue. Il cria ses ordres. Peu écoutèrent et personne n’obéit. L’ouragan sema son règne de terreur.

Lorsque le calme revint, ils comptèrent 92 passagers. Ils entreprirent d’arranger leurs effets personnels mouillés et d’écoper le bateau.

«Où sommes-nous?» demanda quelqu’un avec crainte.

«Qui sait », dit Jean-Claude.

«Plaise à Dieu que nous soyons près des États-Unis», ajouta une femme.

Il était certain que la force majestueuse de l’ouragan les avait emportés dans une direction totalement contraire à celle désirée, le bateau se retrouvait au beau milieu de l’océan atlantique. La nuit tomba et c’est dans l’obscurité qu’ils consommèrent le peu de provisions disponibles.

À la mi-journée le lendemain, un croiseur de guerre les aperçut et leur fournit un peu de nourriture. Les vents qui d’habitude poussaient le courant marin vers les États-Unis étaient tombés. Le bateau flottait au beau milieu de l’océan.

À la fin de la semaine, un navire de transport maritime passa près d’eux et les ravitailla en fruits, en conserves, en riz, en eau potable et leur fournit des cartes de navigation.

Il est possible qu’ils furent localisés par près de huit navires appartenant à divers pays par jour, mais personne ne proposa de les secourir. Prêts à tout pour atteindre les navires en vue, hommes, femmes et enfants se jetaient à la mer, pour finir noyés et dévorés par les requins. Ainsi périrent 58 personnes.

6 

Radio Internationale :

… en octobre, la Commission interaméricaine pour le respect des droits de l’homme de l’Ogarnisation des états américains, l’OEA, pressa le gouvernement des États-Unis «de suspendre» pour des raisons humanitaires, «sa politique d’interception des Haïtiens en quête d’asile». Non, insista celui-ci, ils doivent être renvoyés chez eux, « jusqu’à ce que la situation politique dans leur pays se soit normalisée, car leurs vies sont en danger».

Les États-Unis rappelèrent leur ambassadeur en Haïti et conseillèrent aux ressortissants américains de ne pas voyager dans ce pays.

À la fin novembre, des milliers d’Haïtiens avaient fui en bateau. Finalement, le gouvernement américain décida de renvoyer les réfugiés. Pourtant, on ne pouvait pas non plus proposer de les amener à terre au milieu d’une campagne électorale, ils furent donc retenus sur les navires des gardes-côtes malgré l’entassement extrême qui s’ensuivit.

Quelques jours plus tard, les gardes-côtes jetèrent l’ancre à la base de Guantánamo, à Cuba, où ils improvisèrent un camp de fortune pour les réfugiés.

7 

À la fin octobre, le nombre de personnes à bord du « Fleur de Mai » avait été réduit à vingt-neuf personnes. Finalement, des pêcheurs vénézuéliens les secoururent.

Ainsi se termina l’incroyable odyssée maritime haïtienne longue de trente-six jours et durant laquelle, pour survivre, les passagers mangèrent cinq de leurs compagnons.

Le témoignage suivant parut dans un journal de Caracas :

«Au milieu de notre désespoir et de notre faim, nous décidâmes que pour survivre il allait être nécessaire de nous alimenter de nos compagnons. Nous croyons en Dieu et nous ne sommes pas des cannibales, mais le désespoir face à la mort pousse à des actes horribles. Entre nous, nous décidâmes l’ordre selon lequel chacun allait mourir pour assouvir la faim des autres. Nous étions tous complètement d’accord. La personne en tête de liste se trouva fort malade pour cause de déshydratation.

«Attendez jusqu’à demain, nous supplia-t-il. Je serai mort de faim et vous n’aurez pas à me tuer.

«Mais nous étions complètement désespérés et nous ne fîmes aucun cas de ses supplications. Nous l’attrapâmes par les pieds et nous le plongeâmes la tête la première dans l’eau pour le noyer. Je me souviens qu’il s’appelait Pedro. Il devait avoir une trentaine d’années. Il était venu avec sa famille, dont tous les autres membres avaient péri noyés, précipités à la mer par la force de l’ouragan.

«La mer est une chose magique»

«Nous fîmes de même avec un jeune de 20 ans. Nous démembrâmes son corps, comme celui des autres, le fîmes bouillir et le mangeâmes. Les deux garçons de 12 et de 15 ans moururent de faim avant que nous ne les mangions. Mais le garçon de 11 ans opposa une certaine résistance et nous fûmes obligés de le noyer…»

Selon leur volonté, les survivants embarquèrent sur un navire à destination des États-Unis, où ils demandèrent l’asile politique. Ils furent d’abord transférés à Guantánamo. Quelque temps plus tard, sur la base de leur témoignage de persécution politique et de la tragédie vécue pour arriver aux États-Unis, ce groupe de survivants fit partie des quelques réfugiés haïtiens à qui l’on accorda l’asile politique tant désiré.

Jean-Claude et son épouse, une fort belle femme qu’il rencontra en Floride, s’installèrent dans une petite maison à Key Largo. Après d’importants sacrifices financiers, ils acquirent un bateau à moteur et passèrent la plus grande partie de leurs journées à pêcher.

Malgré sa tranquillité et son relatif bien-être, Jean-Claude n’oublia jamais ni sa patrie ni son frère. Avec le temps, il parvint à économiser suffisament pour envoyer un récepteur dernier cri à Philippe-Auguste, pour que lui aussi puisse progresser dans sa pêche personnelle.

«Avec tout ce qui t’est arrivé, la mer est l’endroit où nous devrions être le moins possible», disait souvent sa femme.

«La mer est une chose magique », répondait Jean-Claude le manchot. « Dès la première fois où j’ai touché ses eaux et navigué, elle a pris possession de mon corps et de mon âme pour toujours… Mon frère, j’en suis sûr, pense la même chose. Il navigue dans l’espace au-dessus de son studio. Moi, je préfère voguer sur les vagues de l’océan. elles m’ont amené ici. Un jour, elles me ramèneront dans mon pays d’origine. Je suis un fils de la mer.»

14 août 1999

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Mario Bencastro
est né à Ahuachapán, El Salvador, en 1949 et réside aujourd’hui en Virginie, aux Etats-Unis. Romancier, nouvelliste et dramaturge, il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Disparo en la catedral, roman (1996); Árbol de la vida, nouvelles (1997); Odisea del norte, roman

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mis en ligne : 2 janvier 2002 ; mis à jour : 26 octobre 2020