Marie-Thérèse Colimon Hall, témoignage

Marie-Thérèse Colimon à Paris, février 1956 photo des archives de la famille Colimon, D.R.

Marie-Thérèse Colimon à Paris, février 1956
photo des archives de la famille Colimon, D.R.

par Stéphane Martelly

Marie-Thérèse Colimon avait les doigts noueux et irrémédiablement recourbés. Elle me disait que c’était à force d’avoir tenu la plume que ses mains s’étaient ainsi refermées, polies par le papier, tâchées par l’encre et surtout repliées vers ce creux mystérieux, rempli de mots, comme pour présenter d’elles-mêmes – telles les mains de la servante de Flaubert – tant de travail silencieux, laborieusement dépourvu d’ostentation et de faux-semblants.

Elle me disait simplement que c’étaient des mains d’écrivain, avec son sourire un peu moqueur. Elle qui avait tant écrit tout en ayant eu si peu le temps d’écrire. Prise qu’elle était avec son travail d’éducatrice, dirigeant une école pionnière en Haïti qui institua le préscolaire, elle qui enseignait avec passion les mots des autres comme professeure de pédagogie, mais surtout de littérature, elle qui savait parler, comme on a tant dit « sans le moindre papier », sans la moindre préparation sur tous les sujets qui l’intéressaient.

Car Marie-Thérèse Colimon était une oratrice particulièrement douée, son talent était servi à la fois par son don de parole et son exceptionnelle mémoire qui lui permettaient d’articuler une pensée à mesure qu’elle se déployait, une rhétorique à la fois complexe et souple qui liait les éléments de son argumentation de manière aussi intriquée que si elle avait été longuement préméditée, en insufflant à chacun de ses mots une puissance toute lyrique, une passion nourrie par le feu perpétuel qui s’abritait dans son regard, en pratiquant aussi un art inimitable de la citation, grâce à son immense réserve de textes, de l’antiquité au XXe siècle, telles des paroles de voix familières avec lesquelles elle dialoguait depuis longtemps.

Elle pratiquait cet art – maintenant si rare – pour ses élèves et ses confrères écrivains, ou même dans l’intimité avec ses proches et surtout son époux Louis Hall : ils s’amusaient à tenir des conversations entières en citations, cherchant chaque fois dans tout leur répertoire la parole déjà écrite qui pouvait efficacement répondre à l’autre jusqu’à ce que l’un d’entre eux s’incline en souriant devant le mot devant lequel la réponse est inutile.

Marie-Thérèse était une femme passionnée. Cette passion de la langue, cette foi en l’éducation et cette confiance dans la force tranquille et obstinée des femmes haïtiennes se retrouvent dans tous ses écrits comme leur impulsion profonde et leur nécessité. On a parfois reproché à ces textes leur didactisme un peu pesant, leur parti pris un peu trop visible tout en oubliant qu’il s’agissait là une caractéristique importante de nombreux textes romanesques haïtiens de cette génération – et que ce rôle du « narrateur-pédagogue » avait rarement été tenu par une voix de femme. En oubliant surtout le travail tellement minutieux d’une langue à la fois subtilement originale et profondément classique, ainsi que des figures féminines autonomes dont on n’a pas fini de lire la grande complexité, dans un univers romanesque singulier où les hommes ne se glissent qu’en ombres chinoises.

À un moment avancé de sa vie, une terrible maladie la plongea dans un coma dont elle se releva. Ses mots lui revenaient aussi, lentement, découpés par les voilements de sa mémoire vieillissante. Puis son corps, comme ses mains, s’est recourbé vers son centre. Comme elles, il ramassait dans cette courbure toutes les paroles prononcées ou écrites qu’il avait contenu au fil des années. Comme elles, en son creux, il écoutait dans une discrète et profonde résonance ces mots lui revenir par la voix de ceux qui les avaient autrefois entendus.

Marie-Thérèse Colimon avait des mains d’écrivain. Elle s’en est servi.


Texte inédit de Stéphane Martelly rédigé à Montréal en novembre 2005, ce « témoignage » est publié avec permission pour la première fois sur Île en île.


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mis en ligne : 29 novembre 2005 ; mis à jour : 15 novembre 2015