Marc L. Laroche, Anacaona

(deux extraits)

     Pourquoi les choses se font-elles si facilement par moments comme la rivière qui suit l’inclinaison naturelle de la pente, alors que d’autres fois, tout devient très difficile ? Il lui semblait que le chemin de la création est balisé d’événements étranges qui défient la logique et le raisonnement et qui ne paraissent justifier leur existence, que pour attester des attributs idiosyncratiques de l’artiste, en réaction à ces événements. Comment comprendre qu’elle soit passée à un cheveu près, parfois, de jeter la serviette parce que toutes les issues étaient bouchées, alors qu’elle trouvait l’énergie nécessaire pour revenir, le lendemain, cogner au même mur infranchissable et trouver une fissure, jusque-là, invisible ? Pourquoi ne pouvait-elle pas la voir avant ? Y a-t-il dans le fonctionnement du cerveau, quelque chose d’équivalent aux « intermittences du cœur » dont parle Proust, pour expliquer les actes de lucidité et de clairvoyance, dans le processus de la connaissance et de la création ?

     Parallèlement à ce phénomène, elle avait également la conviction qu’elle était parfois hors d’atteinte de certaines émotions, comme si, dépendant du moment, certaines fonctions de son cerveau étaient chloroformées devant des impressions perçues comme dissonantes. C’était le cas, par rapport à des préoccupations en marge de son travail de composition par exemple. À moins que ces fonctions ne soient munies de soupape de sécurité leur permettant, au besoin, de se protéger ou de protéger l’élan de la création contre les bruits de l’environnement, un peu à la manière dont on se protège des effets sonores ou des effets d’ondes dans des opérations de transmissions audiovisuelles.

* * *

     C’était vendredi jour de marché. Comme jadis, sur la route graveleuse, marchands et clients se pressaient en files indiennes, mus peut-être par le souci, qui d’occuper les coins stratégiques de la place du marché, qui de pouvoir acheter les meilleurs fruits et légumes. De loin, il vit la crête du village se profiler à la lumière du soleil et il en eut le cœur gonflé. Il se souvient encore de ce matin de septembre qui l’avait vu partir comme un voleur, en feignant de ne pas voir les larmes, ni d’entendre les sanglots de sa mère: il ne savait quelle attitude garder… Facilement, il aurait alors juré qu’il reviendrait avant la fin de l’année. Et pourtant, le voici aux portes du Val des Landes après vingt-cinq ans d’absence !

     Le paysage n’avait rien perdu de son austérité ni la route de ses aspérités. Il en était de même des gens : ils avaient le même entrain atavique de ceux pour qui la vie est une lutte de tous les instants. Pressentant que leur dernier jour était arrivé, des bœufs destinés à l’abattoir mugissaient par avance, imprégnant les lieux d’une atmosphère vague de tragédie. Et l’on entendait un vaste murmure qui se changeait, au fur et à mesure qu’on approchait du centre nerveux, en une palabre intense et générale, se révélant finalement un grondement composite fait de chuchotements par-ci, de vociférations par-là, de grognements plus loin, sans compter les cris sporadiques des vendeurs ambulants, le bêlement des chèvres, le beuglement des taureaux etc…. Ainsi en est-il d’un concert, pensait-il, il est fait de plusieurs instruments qui ne semblent pas toujours jouer à l’unisson… Et du coup, il eut l’idée d’écrire un poème épique sur une métaphore musicale, comme un canon où Val des Landes interviendrait en contrepoint à plusieurs variations.


Ces deux extraits sont tirés du roman Anacaona de Marc L. Laroche, publié pour la première fois à St-Laurent (Québec) aux éditions Cramoel, 2003, pages 163-164 et 248.

© 2003 Marc L. Laroche


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mis en ligne : 6 mai 2006 ; mis à jour : 26 octobre 2020