Thomas Madiou

Thomas Madiou

photo des archives du CIDIHCA
retouchée par et pour Île en île

L’historien et homme politique Antoine Bernard Thomas Madiou est né le 30 avril 1814 à Port-au-Prince dans une famille aisée de la bourgeoisie haïtienne. Son grand-père Jean Madiou, originaire de la Bretagne, était lieutenant-colonel de l’armée française à Saint-Domingue pendant la période coloniale. Il s’est établi à Verrettes dans le département de l’Artibonite où il est mort et enterré en 1797. C’est dans cette même localité qu’est né le père de l’historien, Jean-Marie Thomas Madiou, qui lui-même était colonel d’artillerie, puis pharmacien responsable des hôpitaux de la République sous la présidence d’Alexandre Pétion, dont il a supervisé l’autopsie lorsque le chef de l’État est mort le 29 mars 1818. Quant à la mère de l’historien, Marie-Antoinette de Laître, on sait qu’elle était d’origine amérindienne et qu’elle est venue au monde dans les Matheux non loin de l’Arcahaie. À la mort de sa mère, le père de Thomas fils s’est remarié avec une nièce du président Jean-Pierre Boyer.

Lorsque Thomas Madiou atteint l’âge de dix ans en 1824, son père l’envoie étudier en France où il est reçu en internat au Collège royal d’Angers. Il part ensuite à Nantes faire ses études secondaires jusqu’à la classe de philosophie. Il poursuit son parcours académique à Rennes jusqu’à l’obtention en 1833 d’un baccalauréat en lettres. Il étudie ensuite le droit à Paris pendant deux ans avant de rentrer de manière précipitée en Haïti. La décision hâtive de retourner au bercail aurait été prise à la suite de sa rencontre à Bordeaux en 1835 avec Isaac Louverture, l’un des fils de Toussaint Louverture. Il semble que cette rencontre ait éveillé en Thomas Madiou un désir ardent de regagner son pays pour contribuer à l’établissement des institutions de la jeune République haïtienne fraichement libérée du joug de la colonisation française. Quelques années après son retour en Haïti, Thomas Madiou se marie avec Stella Bazelais, la soeur du célèbre homme politique Jean-Pierre Boyer Bazelais. Il convient de noter qu’à l’instar de son père, Thomas fils collaborera avec les personnalités les plus importantes de l’État et occupera de nombreux postes de haut niveau dans la fonction publique haïtienne.

La carrière de fonctionnaire et d’homme politique de Thomas Madiou commence peu de temps après son retour en Haïti lorsqu’il est nommé secrétaire particulier du Général Inginac, personnalité très influente dans le gouvernement de Jean-Pierre Boyer. Il sera ensuite tour à tour nommé directeur de Lycée national par le président Jean-Baptiste Riché en 1844, directeur du journal officiel le Moniteur haïtien en 1848 et rédacteur des actes du gouvernement en 1851 par l’empereur Faustin Soulouque. À la chute de l’empire, il est envoyé en Espagne comme ministre plénipotentiaire. À son retour, il est installé comme chef de cabinet du président Fabre Geffrard, mais peu de temps après, soit en janvier 1862, on le nomme à nouveau ministre résident auprès de Sa Majesté catholique d’Espagne. À son retour en Haïti, il sera élevé en janvier 1866 au rang de sénateur de la République par décision de la chambre haute de l’Assemblée nationale. Le 2 avril de la même année, il devient secrétaire d’État de l’Instruction publique et des Cultes, poste qu’il conservera jusqu’au renversement du gouvernement de Geffrard en février 1867. Après un retrait de deux ans qui coïncide avec la présidence de Sylvain Salnave, on retrouve Thomas Madiou comme responsable de ministères et président de diverses commissions officielles dans le gouvernement de Nissage Saget. À la fin du mandat de Saget, il passe entre 1874 et 1876 au service du président Michel Domingue de nouveau à la tête de la Secrétairerie des Cultes et de l’Instruction publique. Le gouvernement de Lysius Salomon sera le tout dernier auquel il collabore jusqu’à sa mort le 25 mai 1884 à l’âge de soixante-dix ans.

Thomas Madiou peut être considéré comme l’un des hommes politiques haïtiens dont la carrière au sein de la fonction publique reste parmi les plus longues et surtout parmi les plus exceptionnelles, ce qui a paradoxalement facilité et entravé en même temps son travail d’écriture de l’histoire nationale. Ayant participé à quasiment tous les gouvernements de son époque sur une période d’un demi-siècle environ, Thomas Madiou a en effet eu l’occasion de côtoyer les acteurs les plus importants de la sphère politique haïtienne. La proximité avec ces personnalités, qui ont pour la plupart directement pris part au mouvement révolutionnaire et qui ont été témoins d’autres événements nationaux avant et après la révolution, lui a permis de recueillir des témoignages oraux et d’avoir accès à des documents écrits officiels d’une valeur inestimable. Sa position sociale privilégiée de grands bourgeois et de fonctionnaire placé au timon des affaires de l’État a sans nul doute été également un avantage non négligeable lors de ses enquêtes dans les milieux sociaux moins favorisés. Comme le fait remarquer Adélaïde-Merlande (1995, p. 13), on ne devrait cependant pas minimiser l’impact négatif que la longue et brillante carrière politique de Thomas Madiou pourrait avoir eu sur son objectivité en tant qu’historien et par conséquent sur la crédibilité de certaines parties de son œuvre, particulièrement sur la période historique de cinquante ans durant laquelle il était activement impliqué dans pratiquement tous les gouvernements. On pourrait même être tenté de parler de conflit d’intérêts lorsqu’on se rappelle que les parents et grands-parents de Thomas Madiou ont eux aussi occupé des postes politiques importants que les dictateurs ne confient généralement qu’à des personnes de confiance.

Quoi que l’on puisse dire de l’Histoire d’Haïti de Thomas Madiou, elle reste un travail de première importance dans l’historiographie haïtienne tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Quoique inachevé à la mort de l’auteur, cet ouvrage prodigieux de huit volumes de plus de quatre mille pages fournit, dans un souci de retracer l’histoire d’Haïti de la manière la plus exhaustive possible, une grande diversité d’informations de nature à la fois militaire, politique, administrative, économique et ethnographique, couvrant une longue période de trois siècles et demi. De son vivant, Madiou a réussi à publier les trois premiers volumes de son ouvrage, soit le tome I et II en 1847 et le tome III en 1848. L’objectif de l’auteur était d’organiser l’ouvrage en plusieurs volumes ou « tomes » décomposés en « livres », dont le contenu correspond à des périodes de temps plus ou moins longues variant en fonction de la quantité d’informations disponibles. Par exemple, le « tome premier », qui couvre la période historique de 1492 à 1799, est composé de dix-sept livres, dont chacun correspond généralement à une année, à l’exception du premier livre qui couvre la période de 1492 à 1630, soit 138 années, et du deuxième qui va de 1630 à 1789 pour un total de 159 années. Il convient de noter que cette longue période de près de trois siècles ne tient que sur trente-deux pages dans le premier volume. À partir du troisième livre, les autres portent en effet sur une ou deux années chacun. En guise d’exemples, le « livre troisième » porte sur l’année 1789, le quatrième sur l’année 1790, le cinquième sur l’année 1791, le seizième sur l’année 1792 et ainsi de suite jusqu’à la fin du premier volume.

On peut aisément comprendre pourquoi Thomas Madiou ne consacre qu’une trentaine de pages aux deux premiers livres qui couvrent respectivement la période de la colonisation espagnole et celle de la colonisation française, soit de l’arrivée de Christophe Colomb en 1492 à la veille de la Révolution haïtienne en 1789. Quoiqu’il affirme avoir consulté des mémoires, des correspondances, des rapports officiels, des feuilles publiques et des bulletins écrits entre 1492 et 1789 par des au­teurs espagnols, français, anglais et américains, il va de soi que la documentation portant sur cette période lointaine devait être forcément beaucoup plus rare que celle portant sur les périodes plus récentes. Cela dit, si l’on se base sur les propos de Thomas Madiou lui-même dans l’introduction de son ouvrage, on peut également postuler des raisons essentiellement idéologiques :

J’offre au public une histoire d’Haïti à laquelle j’ai travaillé pendant plusieurs années. Cette histoire est particulièrement celle de la race africaine transplantée en Haïti, et devenue libre par sa propre énergie développée à travers le sang et au milieu des secousses révolutionnaires qui ont bouleversé, mais régénéré notre patrie. Pour l’intelligence de cette histoire, il a été nécessaire qu’elle fut précédée d’un exposé rapide des événements qui ont suivi la découverte de notre île et qui ont amené l’extinction de la race aborigène, la transplantation des africains, la colonisation française ; d’un tableau des tortures de l’esclave et de la tyrannie exercée sur les affranchis noirs et jaunes. Ce récit fera comprendre l’ardeur avec laquelle ces hommes, victimes de toutes sortes d’atrocités, embrassèrent la cause de la sainte révolution de 1789, dont les principes furent proclamés par l’Assemblée Nationale de France pour la régénération de l’humanité (Madiou, 1847, i).

Il est évident que l’intention de Thomas Madiou était avant tout d’écrire l’histoire de la révolution haïtienne en insistant particulièrement sur les luttes de classes et sur le soulèvement général des esclaves. Son but était de mettre en exergue le courage et le génie des chefs noirs de l’armée indigène qui ont réussi à mettre un terme à la colonisation française dans la partie occidentale de l’île d’une manière tout à fait exceptionnelle. En ce sens, la position idéologique de Madiou contraste avec celle d’un autre historien haïtien, Beaubrun Ardouin, qui croyait, à l’instar de certains intellectuels français de l’époque, que les mulâtres affranchis formés pour la plupart en France étaient naturellement destinés à diriger le pays devenu indépendant à la suite d’une révolution qui s’est produite tout naturellement dans le contexte des autres luttes pour l’indépendance nationale en Amérique latine.

Après la mort de l’historien en 1884, des membres de sa famille se chargeront de faire paraître les cinq volumes inédits entre 1904 et 1991. C’est en 1904, à l’occasion du centenaire de l’Indépendance, que paraît un quatrième volume de l’Histoire d’Haïti qui n’est curieusement pas la suite du troisième volume, puisqu’il couvre la période de 1843 à 1846 alors que le troisième correspond aux années 1803-1807. On ne connaît pas les raisons qui ont poussé la famille de Thomas Madiou à ne pas respecter l’ordre chronologique en publiant l’histoire des événements qui se sont produits dans les années 1840 à la place de ceux qui se sont passés à partir de 1807. Il a fallu attendre jusque dans les années 1980 pour avoir accès à la totalité de de l’Histoire d’Haïti de Thomas Madiou grâce à la publication des volumes inédits par les Éditions Henri Deschamps avec le concours des Frères de l’Instruction Chrétienne. Les volumes de l’Histoire d’Haïti ont été édités et réédités par au moins six éditeurs/imprimeurs différents, dont J. Courtois (1847 et 1848), J. Verrollot (1904), Chenet (1922), A.A. Héraux (1923), Chéraquit (1922), Fardin (1981 et 1985) et Deschamps, (1987, 1988, 1991). Lorsqu’on considère l’ensemble des huit volumes de ce livre colossal, on peut comprendre pourquoi Thomas Madiou passe pour le père de l’histoire d’Haïti, et son ouvrage pour « une des œuvres maîtresses de l’historiogra­phie, non seulement haïtienne mais antillaise, voire même, ce qui pourrait être ignoré, de l’historiographie de langue française du XIXe siècle » (Adélaïde-Merlande, 1995, 22). On peut ajouter qu’il s’agit probablement du livre le plus cité de tous les ouvrages sur l’histoire d’Haïti, non seulement en raison de sa facture sur le plan scientifique, mais aussi parce qu’on l’a toujours considéré comme une œuvre également littéraire pour ses qualités esthétiques.

– Frenand Léger


Oeuvres principales:

Essais:

  • Histoire d’Haïti. 1492-1799. T. 1. Port-au-Prince: Impr. de J. Courtois, 1847.
  • Histoire d’Haïti. 1799-1803. T. 2, Port-au-Prince: Impr. de J. Courtois, 1847.
  • Histoire d’Haïti. 1803-1807. T. 3, Port-au-Prince: Impr. de J. Courtois, 1848.
  • Histoire d’Haïti. 1843-1846. T. 8, Port-au-Prince: Impr. de J. Verrollot, 1904.
  • Histoire d’Haïti. 1492-1630. T. 1, Port-au-Prince: Impr. E. Chenet, 1922.
  • Histoire d’Haïti. 1807-1811. T. 4, Port-au-Prince: Impr. Deschamps, 1987.
  • Histoire d’Haïti. 1811-1818. T. 5, Port-au-Prince: Impr. Deschamps, 1988.
  • Histoire d’Haïti. 1810-1826. T. 6, Port-au-Prince: Impr. Deschamps, 1988.
  • Histoire d’Haïti. 1827-1843. T. 7, Port-au-Prince: Impr. Deschamps, 1988.
  • Histoire d’Haïti. 1843-1846. T. 8, Port-au-Prince: Impr. Deschamps, 1991.

Sur l’oeuvre de Thomas Madiou:

  • Adélaïde-Merlande, Jacques. « Madiou, historien d’Haïti ». Bulletin de la Société d’Histoire de la Guadeloupe 106 (1995): 12-22.
  • Célius, Carlo A. « Crise du discours colonial et apparition de l’historiographie haïtienne ». Revue d’histoire des sciences humaines 34 (2019): 67-93.
  • Lescouflair, Arthur. Thomas Madiou. Homme d’État et historien haïtien. Port-au-Prince: Institut panaméricain de géographie et d’histoire, 1950.
  • Trouillot, Ernst, Hénock Trouillot et Catts Pressoir. Historiographie d’Haïti. Institut panaméricain de géographie et d’histoire, Port-au-Prince, 1953.

Liens:

ailleurs sur le web:


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Dossier Thomas Madiou préparé par Frénand Léger

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mis en ligne : 18 décembre 2020 ; mis à jour : 21 décembre 2020