Lyonel Trouillot, Thérèse en mille morceaux


(extrait)

     “Je ne sais pas le jour où je verrai mon roi, mais je sais qu’il existe.” C’est ça, chantez, braves gens. Qu’est-ce qu’un roi pour qui l’on ne chante pas? Un roi sans hymnes, sans cantiques. Qu’est-ce qu’un roi sans une multitude à ses pieds? Plus la foule se baisse et plus le roi est grand. Voici la foule. Prostrée et prosternée. À plat. Mère nous a appris des dizaines de chansons à la gloire du roi Christophe qui a juché sa citadelle à tant de mètres d’altitude pour voir toute la terre à ses pieds de vieux macaque paralysé. Mère donnait la voix, Elise chantait faux, et moi j’étais le chœur. “Je ne sais pas le jour où je verrai mon roi.” Le Christophe qui s’est suicidé. Et l’autre qui est éternel, l’autre juché encore plus haut sur son grand trône en trois personnes, tantôt père s’il préside au centre, corps et esprit de gauche à droite. Chantez, mes braves gens. Ce ne sont pas les chansons qui manquent. Donnons en chœur de la louange. Je te salue, Christophe, qui as grandi dans les tavernes, qui as passé sans tremblement du verre à boire au sang versé. Grand bâtisseur de citadelle qui condamnas à mort l’amante de son fils. Tu n’appréciais pas qu’on fit l’amour sans ordonnance dans ton palais de trop de portes. Ton palais cimetière de jeunes filles. Comme ta ville. Oui, Christophe, c’est à toi que je parle. Toi qui n’aimais ni les caresses ni les montagnes, ni la danse ni les jeunes filles, rien que les épaulettes et les génuflexions. Grand petit roi de rien du tout, secoue tes membres roides et rampe jusqu’à nous. Partage avec ton peuple ton génie de la mascarade. Viens chanter avec nous, mais trouve ton chant propre. Ton chant à toi. Rien que pour toi. Cherche l’aube en ton ventre comme le fait Thérèse. Mère disait qu’après Dieu c’était toi le meilleur. Quand j’oubliais de faire mon lit elle me parlait de toi qui inventas la discipline. Il y avait toi et l’autre. Vos faits et gestes, vos prescrits, évangiles et éphémérides. Tes soldats et ses saints. Tes prouesses, ses miracles. Ton ordre, sa morale. J’avais beau m’appliquer, je confondais les dates, parfois les noms. Il y avait un Antoine qui gardait les cochons, un autre qui cherche dans les poubelles, ou peut-être était-ce le même, sainte Thérèse d’Avila, saint Louis roi de France, Henri 1er roi d’Haïti. Je prenais tes aides de camp pour des prophètes, les apôtres pour la soldatesque. L’essentiel était de chanter. Mère donnait la voix, Elise chantait faux, et je faisais le chœur. Mère m’abreuvait de remontants parce que ma mémoire défaillait. Toute une vie couchée à vos pieds, obéissant aux commandements et aux décrets. Même dans le silence nous chantions. Du moins, c’est ce que Mère souhaitait. Chante dans ton cœur, toujours Dieu entend. Moi, Thérèse, moi qui ne suis ni fleur des îles ni gazelle de Canaan, voici mon lot de souvenirs: la résurrection de Lazare, ton entrée dans la ville du Cap la multiplication des pains, le sacre du roi à Milot. Et qu’est-ce que j’en fais, moi? Tous mes gestes avortés pourrissent au garde-à-vous en cette bonne ville du Cap où tu régnas en maître. Qu’est-ce que j’en fais de toutes tes murailles haut perchées, là où mon sexe a mal, là où à chaque pas je me heurte à moi-même, à vos murs, à vos portes, à vos couloirs qui ne mènent nulle part? Secoue-toi, mon bon roi, et contemple ton œuvre.


Lu par l’auteur, cet extrait est tiré du roman, Thérèse en mille morceaux, de Lyonel Trouillot. Arles: Actes Sud, 2000, pages 55-57.

© 2000 Lyonel Trouillot ; © 2002 Île en île pour l’enregistrement audio (4:31 minutes)
Enregistré à Port-au-Prince le 25 octobre 2002


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mis en ligne : 20 novembre 2002 ; mis à jour : 27 décembre 2020