Lucie Julia, Les Gens de Bonne-Espérance

deux extraits du roman, lus par l’auteure


Et voilà que partout à Bonne-Espérance se mit à souffler, en ce début d’année, un petit vent d’espoir. Après les Rois, on commença à parler de la récolte. Les préparatifs étaient déjà en train… on révisait les chariots et les cabrouets, on graissait et repeignait les tiges rouillées des wagons, on comblait les trous et les fissures des lisières ravinées par les pluies d’hivernage afin de faciliter la sortie de la canne dans les cabrouets.

Les dernières hampes florales se balançaient légères et aériennes comme des voiles de duvet clair sur la mer verte et ondoyante des champs de cannes à sucre.

Une brise joyeuse caressait légèrement les visages… Les rires commençaient à devenir plus clairs, plus sonores.

À Bonne-Espérance, on croyait ferme, à l’incitation du père Sonson et des plus âgés, qu’à l’hivernage c’étaient les forces surnaturelles qui exerçaient leur pouvoir sur les hommes: la pluie, le vent, les cyclones, le chômage, le manque d’argent et leur cortège de misère, de faim, de perte et de mort…



De temps en temps, une femme s’arrêtait pour donner le sein à un bébé; et l’on voyait, çà et là, des enfants se faufiler dans les rangs pour offrir des calebasses d’eau fraîche aux travailleurs en sueur. Mais Eric, Ti-sapoti, était, lui, appuyé au labeur. Malgré son apparence fluette, il se révélait déjà un franc-coupeur. Il était l’apprenti de Kléber, qui l’avait initié au travail de la coupe. Eric travaillait d’ailleurs, toujours en rang avec son maître coupeur. De temps en temps, Kléber revenait en arrière et en quelques brassées aidait le petit à combler son retard et à se maintenir toujours en face de lui. Eric coupait avec une élégance de gestes qui attirait l’admiration de tous. Le cou et le visage tendus par l’effort, le tronc penché comme une légère virgule, il avançait fièrement dans la cannaie, sûr de lui, conscient de ses effets précoces. Les yeux rougis par la chaleur brillaient d’un étrange feu, et de sa tête, sur son bacoua* désolé, descendaient des rubans de sueur. Il continuait, bien qu’aveuglé, tel un automate, jusqu’à ce que, Myonnette posant une main sur son épaule, l’arrêtait et relevant le bord de sa robe, elle épongeait maternellement le front, les yeux, tout le visage inondé. À part Kléber et le père Sonson, il y avait Surprise qui aidait aussi Eric, abandonnant quelques instants les amarres, pour quelques dizaines de mètres de « coups de sabre ». Surprise considérait qu’elle en aurait toujours suffisamment pour elle seule. Elle aidait les autres avec bon coeur et particulièrement Chérizelle toujours en arrière. Dans ces champs de peines, les mains de la solidarité ne cessaient de se tendre l’une à l’autre pour former la chaîne de ceux qui triment sang, pleurs et sueurs pour défendre leur vie condamnée à la dèche*.

Notes:

  • bacoua: chapeau de paille
  • dèche: gêne, misère, pauvreté

Choisis et lus par l’auteure, ces deux extraits sont tirés du roman, Les Gens de Bonne-Espérance, par Lucie Julia, publié pour lia première fois à Paris aux éditions Temps Actuels en 1982.
Le premier extrait est de la page 75 (le début du chapitre 8); la durée de l’enregistrement est de 1:05 minutes. Le deuxième extrait est un paragraphe du chapitre 11 (pages 109 et 110) et les notes sont de la page 199; la durée de l’enregistrement est de 2:00 minutes.

© 1982 Lucie Julia ; © 2002 Île en île pour l’enregistrement audio
Enregistré à Barbotteau-Vernou le 9 juillet 2002


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mis en ligne : 17 juillet 2002 ; mis à jour : 27 décembre 2020