Luc Saint-Éloy, Le marronnage du Théâtre de l’Air Nouveau

entretien avec Luc Saint-Éloy réalisé par Stéphanie Bérard

Stéphanie Bérard : Pouvez-vous retracer brièvement l’histoire du Théâtre de l’Air Nouveau ? Comment est-il né ? Pourquoi ? Quels sont les objectifs de cette compagnie ?

Luc Saint-Eloy : Le « Théâtre de l’Air Nouveau » est né en 1983. Donc, ça va faire vingt ans. On va fêter notre vingtième année et on va essayer de faire ça de façon originale. En 1983, j’ai co-fondé la compagnie avec Marie-Line Ampigny qui était à l’époque comédienne ; elle venait de la Martinique, moi je suis de la Guadeloupe. L’idée, c’était de créer une compagnie pour tenter d’offrir une autre notion du théâtre antillais, parce qu’à l’époque, il n’y avait pratiquement que le « Théâtre Noir » dirigé par Benjamin Jules-Rosette qui fonctionnait. On n’était pas nombreux à faire des mises en scène. Mais quand on a commencé, c’est qu’on avait vraiment envie d’élargir l’éventail ou le répertoire théâtral. Ce qui est amusant, c’est qu’entre Marie-Line et moi, c’est comme une grande histoire d’amour. On s’était rencontré après un spectacle en 1982 et on s’était promis de faire quelque chose ensemble. Plus on se côtoyait et plus on avait ce même regard sur le théâtre. Il me semble que c’était comme si on entrait en religion, on voyait le théâtre avec une foi sans pareille, mais en même temps c’était comme une sorte de sacerdoce tant il est vrai qu’on était prêt à tous les sacrifices pour faire vivre un théâtre nôtre. À l’époque, Marie-Line s’était consacrée à la mise en scène et moi je n’étais que le comédien principal. On n’était pas nombreux, on était trois ou quatre. On ne s’appelait pas « Théâtre de l’Air Nouveau », on s’appelait « Théâtre de l’AIR ». On se considérait encore très étrangers en France et le « A.I.R. » voulait dire « Artistes Immigrés Réunis ». Le Pen n’avait pas encore commencé à faire parler de lui, donc on pouvait encore tranquillement se considérer comme des étrangers pour pouvoir faire en sorte que le regard porté sur nous soit un peu modifié, qu’on soit un peu plus intégré dans le paysage théâtral, dans le paysage culturel, ce qui n’était pas chose facile. À l’époque, on a créé aussi l’atelier « Art Dramatique » parce qu’il y avait beaucoup de jeunes qui commençaient à s’intéresser au travail que nous faisions. On a fait quelques spectacles avec les jeunes, on a continué nos démarches pour pouvoir avoir les moyens de créer.

S.B. : Quels sont les premiers projets que vous avez réalisés avec le « Théâtre de l’AIR » ?

L.S.E. : On avait commencé par un regard sur les œuvres universelles en les transposant dans l’univers antillo-guyanais parce que Marie-Line y tenait. Marie-Line était une femme, donc je préférais lui laisser faire les choix de création. Moi, quelque part, je me laissais transporter par les choix au niveau de la direction d’acteur, parce que c’était des choix courageux. Je savais que je n’avais encore jamais vu un comédien sur scène parler d’amour ; c’est quelque chose d’assez déstabilisant. Quand on a créé Carmen la Matadore en 1983, comme par hasard c’était l’année de toutes les Carmen, version cinématographiquePrénom Carmen de Godard, surtout : Peter Brook avait monté la sienne, ensuite il y avait eu la Carmen de Carlos Saura. Je me souviens d’un article, d’une critique dithyrambique de l’AFP sur notre Carmen. Mais à part ce journaliste de l’AFP qui avait fait une très bonne critique, aucune presse, aucun média n’a rendu compte de notre Carmen qui est passée pratiquement incognito dans le paysage national, sauf dans le milieu antillo-guyanais. Mais c’était des paris à gagner, comme Le Bourreau d’Antigone, c’était une façon de parler, de témoigner de nos réalités alors que nous étions profondément inscrits dans un parti pris : faire comprendre à l’autre ce que nous vivons à travers notre environnement, à travers notre histoire. Le projet que nous avions après, c’était de monter l’adaptation antillaise de Caligula de Camus. Là encore, on n’a pas eu les moyens de le faire, alors Marie-Line s’est un peu démobilisée, s’est démoralisée. Elle a quitté le métier. Quand Marie-Line a décidé de partir, forcément on n’a pas pu aller jusqu’au bout de Caligula, il fallait prendre une décision, ça n’a pas été facile. Et à l’époque, en même temps, le journal France-Antilles créait son hebdo à Paris, et donc on est venu chercher Marie-Line qui a beaucoup hésité entre le fait de vivre de sa plume et les difficultés du métier d’acteur ou de metteur en scène, parce qu’elle avait fait le choix de passer à la mise en scène. Donc, elle est partie. Meurtris, nous avons pris le temps de faire le deuil. Mais nous savons que ça a été un choix très difficile. Ça n’a pas été de gaieté de cœur pour elle, et ni pour nous d’ailleurs.

S.B. : Comment est-on passé du « Théâtre de l’AIR » au « Théâtre de l’Air Nouveau » ?

L.S.E. : Parmi les élèves que nous avions à l’époque, il y avait Mylène Wagram qui commençait vraiment à croire à ce théâtre. Elle était un peu rebellée contre le fait que Marie-Line s’en aille, que sa flamme s’éteigne. Elle s’en est prise à moi, ensuite c’est Marie-Line qui a insisté pour que je reprenne la barre. Du coup, j’ai repris la structure en mains et pour diminuer le fait qu’on entendait toujours cette forme de riposte à notre indifférence ici, j’ai voulu éliminer le terme d’immigrés, j’ai enlevé « artistes immigrés réunis », j’ai simplement rajouté « nouveau » et le « Théâtre de l’AIR » s’est transformé en « Théâtre de l’Air Nouveau ». Comme ça, je me disais, on va faire le combat différemment, et puis quelque part, on va tenter de ne plus se faire traiter d’immigrés, mais de dire : « Oui, nous avons une place dans le paysage français parce que nous sommes français à part entière. Maintenant à nous de le démontrer à travers ce savoir-faire. » Mais comment imposer une création qui a du mal à prendre pied ? On n’arrivait pas à convaincre les institutions et ça m’a encouragé à passer à la mise en scène, à l’écriture. Et là, je me suis promis de faire vivre un répertoire, un théâtre nôtre en me disant, il va falloir d’une manière ou d’une autre que les institutions comprennent que parallèlement à ce qui se développe dans le paysage culturel français, il y a ce théâtre spécifique, ce théâtre français d’origine antillo-guyanaise qui est à défendre, qui est à bâtir, et qui est aussi à visiter, et sans moyens ce sera difficile. Donc, je me suis engagé à le faire. Et depuis j’ai continué.

S.B. : Pouvez-vous nous parler des premières créations, à savoir les adaptations de Carmen et d’Antigone ?

L.S.E. : Marie-Line a voulu commencer par l’adaptation théâtrale de Carmen, l’œuvre de Mérimée et de Bizet. L’idée c’était de pouvoir convaincre ceux qui nous entourent qu’on était capable d’aimer sur scène, donc qu’on était des êtres à part entière, et qu’on éprouvait des sentiments comme n’importe quel autre. L’idée de jouer la passion, l’amour a étonné plus d’un. On a fait un opéra-théâtre. Carmen était interprétée par Rosie Cyrille qui à l’époque était l’élève de Christiane Eda Pierre. Je ne chantais pas par contre, je ne disais que les textes et c’est Carmen seule qui chantait. Nous avions une partie musicale basée sur la musique traditionnelle antillaise, et puis deux trois œuvres de Bizet, dont évidemment le célèbre « Habanera ». Ça a très bien marché. On a créé le spectacle en juillet 83 ici, puis en Martinique au festival de Fort-de-France. Ensuite, on l’a repris à Paris pendant plus d’un mois, puis en Guyane où ça a bien fonctionné. Carmen la Matadore, c’était aussi un moyen de dire : « maintenant jetons un regard sur les grandes œuvres classiques, les grandes œuvres universelles et transposons-les dans l’ambiance antillo-guyanaise, caribéenne. »
L’année d’après, en 1984, on a monté une autre adaptation originale : c’était un texte de Patrick Chamoiseau qui avait adapté l’Antigone de Sophocle. Chamoiseau avait fait un texte original parce qu’il avait dressé Antigone face à Créon, mais le Créon était transposé aux Antilles et le Créon était le préfet de l’époque. Il s’était inspiré d’un fait divers : c’était lors du passage du ministre, à l’époque M. Mesmer, il y avait des manifestations de jeunes, il y avait des émeutes et il y a eu des victimes, un lycéen tué. Patrick Chamoiseau était parti de l’idée que pour pouvoir punir cette rébellion chez les jeunes, Créon avait ordonné que le corps du jeune soit laissé sur la place publique. Et en fait, il n’y a qu’Antigone qui va contre l’ordre de Créon, l’ordre du préfet en disant : « Il n’est pas question de laisser mon compatriote pourrir au soleil, je vais le recouvrir et je vais le récupérer pour l’enterrer. » Donc, c’est un peu une transposition, mais c’était deux personnages : c’était le bourreau face à Antigone. Moi je jouais le bourreau. Ce qui est original, c’est que le bourreau était le versant populaire : c’est par le bourreau que vivait la population martiniquaise. Antigone était plus la sagesse, la conscience. Faire opposer ces deux personnages était tout à fait original parce qu’il fallait faire se confronter l’insouciance et la conscience de nos populations. Créon était le prétexte, mais en même temps c’était aussi affirmer qu’on savait dire non à l’inacceptable, non à certaines formes d’injustice, non à un certain processus colonial. C’est un spectacle qui a très bien marché également. On l’a créé à Paris, on l’a joué pendant quatre semaines au Théâtre Noir, ensuite on l’a joué en Guyane, en Martinique, en Belgique. C’est vrai que c’est une pièce engagée politiquement, mais c’était aussi notre manière de jeter un coup d’œil sur une grande œuvre comme celle de Sophocle. À l’époque, Chamoiseau n’était pas encore le Chamoiseau qu’on connaît ; il n’avait pas encore publié chez Gallimard son premier roman Chronique des sept misères. Mais en même temps, la compagnie du « Théâtre de l’Air Nouveau »  commençait à faire parler d’elle.

S.B. : Qu’est-ce qui vous a conduit à la mise en scène ?

L.S.E. : Je suis passé à la mise en scène parce qu’il le fallait. J’ai commencé à faire des adaptations de contes antillo-guyanais surtout avec des jeunes et j’ai beaucoup aimé ; j’ai fait quelques festivals. Ensuite je suis passé aux montages poétiques, puis je me suis attaqué vraiment à l’écriture après avoir discuté beaucoup avec les comédiens et surtout avec Mylène qui, à l’époque, était une jeune comédienne, mais qui avait vraiment envie de brûler les étapes tant elle avait envie de jouer. Et c’est vrai qu’avec Marie-Line déjà, on avait cette même fièvre qui nous démangeait. On était frustré en tant que comédien de ne pas être suffisamment distribué dans des vraies productions. J’ai personnellement fait le choix de refuser des rôles dégradants, des rôles caricaturaux, des stéréotypes qu’on véhiculait en permanence chaque fois que vous aviez une audition ou un casting, quand vous aperceviez sur le texte « noir » sans qu’il y ait vraiment un personnage à défendre. Tout ça c’est des éléments qui vous aident à prendre conscience que si on doit se battre, il y a aussi une part de sacrifice obligatoire. En tant qu’individu, en tant que comédien, très tôt j’ai renoncé à céder à cette possibilité de gagner mon salaire, mon pain. Et ça m’obligeait à aller plus vite au niveau de la production. Je m’étais promis que même si je n’avais pas les moyens de faire de vraies productions, l’essentiel, c’était de tenter de faire exister un petit bout de notre répertoire, qu’il soit extrait de montages poétiques, de contes et légendes, qu’ils soient même extraits de romans que je visitais comme ça. Je donnais régulièrement le goût à mon public avec ces petits spectacles. Au fil des années, ce public s’est bâti, ce réseau s’est construit autour du Théâtre de l’Air Nouveau.

S.B. : Pouvez-vous nous parler de la première pièce que vous avez écrite, Le prix de la terre, qui traite du monde rural antillais ?

L.S.E. : J’ai eu la chance de rencontrer, dans mes premiers pas en écriture, Bernard Marie-Koltès en 1988 avec un premier texte que j’avais écrit et qui s’appelle Le prix de la terre. C’était mes premiers pas en écriture, et en même temps, j’avais envie de rendre hommage à des gens de chez moi et de la Guadeloupe alors que je ne suis pas quelqu’un de la campagne. Je ne connaissais pas grand chose du monde de la terre, des cultivateurs. Mais j’avais rencontré un vieux monsieur qui m’avait un peu impressionné ; il revenait d’une longue période de maladie, il avait eu une attaque à force de travail et il avait tout un côté de la hanche paralysé. En discutant un peu avec sa femme, elle m’expliquait que c’était le travail qui l’avait usé et je lui ai dit : « Mais comment un travail peut abîmer un être humain à ce point-là ? » Elle m’a dit : « Oui, le travail de la terre peut l’abîmer à ce point. » Ça m’a touché, et je m’étais promis de rendre hommage aux hommes de la terre. Le prix de la terre m’avait fait rencontrer Bernard Marie-Koltès parce que je l’avais envoyé à un concours d’écriture organisé par les éditions « Gibert Jeunes » ; j’avais eu la chance d’être parmi les derniers finalistes : sur 115 manuscrits, j’étais parmi les trois derniers. Mais quelque temps avant la remise des prix, Koltès m’avait appelé en me demandant s’il pouvait me rencontrer. Ses pièces à l’époque n’avaient pas encore été montées par Chéreau, par contre, il avait terminé Combat de nègre et de chien. Il m’a dit tout ce qu’il voyait de nouveau et de différent dans ma pièce de ce qui se montait et s’écrivait dans le théâtre contemporain. Moi, ça m’avait beaucoup encouragé, parce que c’était la première fois qu’on me disait que dans cette pièce, il y avait quelque chose à défendre. Koltès était furax ; il faisait partie du jury, à l’époque présidé par Sylvia Montfort ; il y avait des gens comme Daniel Cecaldy, des gens qui appartenaient à un autre théâtre qui était « leur » théâtre. Koltès me disait que ce qui l’avait surtout énervé et fait enrager, c’est que pendant les discussions avec les membres de la commission, il s’entendait dire que ce n’était pas du théâtre, que ce n’était pas écrit en français. Et lui ripostait en disant : « C’est ça, le théâtre ! » Donc, quand on s’est rencontré, il m’a fait part de son parti pris sur mon texte. Il disait : « Attention, la remise des prix a lieu à telle date. Je te le dis tout de suite, tu n’auras pas le premier prix. Alors n’y va pas, puisque moi je n’irai pas. » J’ai vu chez Koltès un nègre comme moi je le suis devenu par la suite, j’ai vu un rebelle qui n’accepte pas l’exclusion, surtout dans l’univers théâtral, surtout dans la famille théâtrale. Et j’ai vu un frère. Et ça a été pour moi la plus belle rencontre que j’ai eue au théâtre, cette rencontre avec Koltès.

S.B. : Avez-vous maintenu cette relation avec Koltès ? Est-il pour vous une sorte de « père spirituel » ?

L.S.E. : Aussitôt après cet épisode, il m’a encouragé à poursuivre l’écriture en disant : « Moi je rêve de voir dans ma bibliothèque plusieurs textes de Luc Saint-Eloy.» En plus, j’avais fait le choix d’éditer Le prix de la terre à compte d’auteur, puisque je n’arrivais pas à le placer et je n’avais pas eu le premier prix… c’était aussi du cinéma tout ça. Quand on a envie d’y croire, on s’accroche et je crois qu’il faut de temps en temps garder sa naïveté. Ça aide au voyage, ça encourage l’espoir. Si on perd, on devient lucide, comme moi en ce moment, et c’est dangereux pour la création. Koltès m’avait encouragé et j’avais choisi d’éditer le texte et me disant « On verra bien, il va voyager comme ça, même si je ne le monte pas ; on va le découvrir. » C’est vrai que lui me remettait tous ses textes. Je me souviens du bonheur de Bernard quand il m’avait remis Combat de nègre et de chien en me disant : « Lis ça et tu verras qui je suis. » Ce texte avait été publié par Lucien Atoul et c’est le seul qui avait commencé à croire en Koltès qui me disait : « Je n’arrête pas d’être critiqué parce que mes textes sont trop longs, les dialogues entre les personnages sont trop longs. » Et quand il a eu enfin la chance d’être reçu par Chéreau à qui il avait envoyé son texte et qui lui annonçait qu’il allait monter Combat de nègre et de chien, il m’a appelé comme un fou parce que c’était un bonheur immense en disant que la distribution, ce serait Piccoli, Léotard ; c’était des monstres. Il m’a invité à sa première. Il m’a rappelé pour me dire : « J’ai un tout petit chagrin : Chéreau veut changer le titre. » Je lui ai demandé pourquoi parce moi j’adorais ce titre : je trouvais queCombat de nègre et de chien, c’était révélateur. Et là où, encore une fois, j’ai eu encore plus d’admiration pour Koltès, c’est qu’il m’a dit : « Tout, mais jamais changer mon titre. » Alors qu’il aurait pu se dire, l’essentiel c’est que Chéreau monte mon texte. Il a dit : « Non, pas mon titre, ce sera ce titre-là et rien d’autre. » Et Chéreau a cédé et n’a pas touché à son titre. Et l’on a vu le succès que c’est devenu. Chéreau a fait venir tout Paris à Nanterre. Ça a été le début d’un autre théâtre contemporain. J’en parle parce que tous les textes que Bernard écrivait, il me les envoyait et ça m’encourageait. Il me disait : « Sois fou en écriture, ne te limite pas. Moi je ne vais plus au théâtre, parce que je m’ennuie, ça m’énerve. » Ce souffle-là m’a aidé, parce que c’était à un moment où on avait du mal à s’accrocher, à pouvoir maintenir l’idée d’une flamme, de défendre un répertoire et de le faire découvrir. Et ce sont des rencontres comme ça qui vous poussent à y croire parce que dans un univers comme le nôtre, lorsqu’on est pas seulement mal considéré, mais on se sent exclu du paysage en tant que citoyen français et par-dessus le marché doublement exclu en tant que créateur et triplement exclu en tant que comédien, il y a de quoi se poser de vraies questions. Alors est-ce que c’est ma peau noire qui est une véritable barrière ou ce sont mes origines ? Est-ce que c’est le passé lointain d’une France esclavagiste ? Il y a comme une volonté de continuer à effacer ce que nous sommes et nous demander de nous confondre dans une espèce de culture dominante. Ça vous pousse à aller dans une sorte de lucidité que vous ne voulez pas garder pour vous et que vous voulez faire partager par le plus grand nombre.

S.B. : Quel est le projet qui préside à l’écriture de votre deuxième pièce, Trottoir chagrin ?

L.S.E. : Au fil du temps, je me suis posé de vraies questions sur ce qu’il fallait écrire. Je me suis aussi rendu compte que dans ce qui existait, il n’y avait pas non plus de regard sur le monde contemporain. Dans les pièces de nos grands dramaturges, il y avait beaucoup de clins d’œil au passé, il y avait beaucoup de retour sur les sources, mais le monde d’aujourd’hui avec ses agressivités, avec ses violences, ses non-dits, qui le disait au théâtre ? Et là, j’ai eu envie de parler d’aujourd’hui. Avec Trottoir chagrin, ce serait trop long à expliquer et c’est assez triste. Je me suis dit : « Tiens ! Je vais faire plaisir à Bernard. » J’ai vu toutes ses pièces, il m’invitait à ses premières. J’ai eu l’envie de lui faire plaisir en me demandant comment il réagirait. Je me suis amusé à créer un personnage féminin. Bernard était homosexuel et je me disais : « Comment il réagirait s’il n’y avait qu’une seule femme pour jouer son œuvre ? » Alors, je m’étais amusé à faire une adaptation de l’œuvre de Bernard en passant par toutes ses pièces. J’ai imaginé un personnage féminin qui mourait. J’avais commencé à travailler la mise en scène : ça commençait par une bande-son, un crissement de pneu et un corps heurté par une bagnole qui tombait sur la chaussée. Une voix off disait : « Ce que vous allez voir se déroule en une seconde. » Et je m’étais promis de raconter en une seconde le parcours d’une vie, d’une femme qui traversait la rue et qui voyait les moments les plus importants de sa vie. C’était une manière de revisiter tout l’œuvre de Koltès. Et quand j’ai eu fini, j’ai passé un coup de fil à Bernard ; avant la mise en scène, je voulais lui demander son accord. J’ai téléphoné et ça ne répondait pas. J’avais un autre numéro chez ses parents en Savoie, ça ne répondait pas non plus. Je trouvais ça bizarre. Je lui ai envoyé un petit mot en lui disant rappelle-moi en urgence. Pas de nouvelles de Koltès pendant un certain temps comme ça. J’ai pensé qu’il était à l’étranger ; il partait souvent parce que ses pièces étaient beaucoup traduites. Un soir, je regarde le journal et j’apprends la mort de Koltès. C’était le choc parce que c’était pour moi l’explication de son silence. Le lendemain, j’ai appelé son éditeur et j’ai appris qu’il était mort du SIDA. Ça m’a fait un vrai choc. Dans l’adaptation que j’avais faite, il y avait un petit extrait d’un des poèmes de Nicolas Guillén et qui disait : « Le peintre lui a ses pinceaux, le ciel a ses oiseaux, la mer a son écume », très universel. C’était un petit extrait que le personnage de l’adaptation disait. Le jour même, j’ouvre Libé et je vois : mort de Nicolas Guillén. Mes deux sources d’inspiration se sont tues, comment allais-je faire ? J’ai laissé le temps passer parce que ça m’avait tellement bousculé dans ma tête. Je me disais que peut-être que pendant qu’il mourait, moi j’écrivais, j’étais en train de bâtir l’œuvre de Koltès sans savoir qu’il s’en allait. J’en ai parlé à un ami avec qui j’avais vraiment une belle complicité et avec qui j’avais commencé à travailler sur cette adaptation-là dans l’espace et comment on allait visiter l’œuvre d’un si grand auteur. Après avoir fait ce petit travail avec cet ami, Bruno, je me suis arrêté, mais il était tellement enthousiasmé qu’il m’a demandé pourquoi j’arrêtais. Je lui ai dit que je n’avais pas eu l’accord de Bernard de son vivant. J’ai écrit aux éditions pour en faire l’adaptation. Ils m’ont envoyé vers les ayant-droits et c’était le frère de Koltès qui m’a répondu qu’il ne fallait pas morceler l’œuvre de Bernard. À la limite, une pièce par une pièce. Donc j’ai laissé tomber, mais c’était dans ma tête. Et c’est comme ça que j’ai écrit Trottoir chagrin. C’était aussi la mort, beaucoup la mort. Quand j’ai écrit cette pièce, je me suis promis de la monter.

S.B. : Pourquoi avoir choisi pour personnage principal de Trottoir chagrin une prostituée ?

L.S.E. : Quand je suis passé à l’écriture, ça a été encore une déchirure parce que j’avais pris conscience, au cours de nos conversations avec Mylène, qu’il n’y avait pas suffisamment de personnages pour les comédiennes dans notre répertoire. Même quand on va voir l’œuvre grandiose de Césaire, il n’y a pas de grands personnages féminins. Je m’en étais aperçu. Mais en même temps, à force d’en discuter avec Mylène, je disais « C’est vrai, mais comment combler ce vide ? » J’ai donc eu envie d’écrire pour les femmes. Est-ce aussi parce que dans le virage qu’on avait amorcé en 1983 avec Marie-Line, j’avais vu la partie féminine de la création ? Il me semble que j’avais touché de près, j’avais palpé le regard féminin dans ce monde-là. Et c’est cette manière de travailler qui commençait d’abord autour de la table et après, au fil du temps, commençait à prendre de l’ampleur dans l’espace. Il me semblait qu’à travers le regard de Marie-Line et la manière dont nous travaillions, ma féminité se réveillait et se développait à la fois. Je connais ma sensibilité, je sais à peu près comment je fonctionne depuis que je suis au monde, mais il me semblait que cette espèce de partage avec Marie-Line en tant que femme avait beaucoup modifié mon regard sur notre manière d’être, de faire en tant qu’homme. À force d’y réfléchir, j’ai eu envie de parler de la femme, de créer. J’ai eu enfin l’occasion de le faire avec Trottoir chagrin. Dans le souci de bâtir un personnage féminin fort, j’ai trouvé comment faire en sorte qu’il y ait un vent nouveau, un autre regard. Je cherchais une femme forte, libre, rebelle, qui n’ait peur de rien. Je me demandais comment imaginer cette femme. Et un jour, j’ai eu l’idée d’écrire le rôle d’une prostituée. Alors pourquoi la prostituée ? Parce que je trouvais que c’était courageux pour une femme de vendre son corps, d’être sur le trottoir en permanence, de ne pas se voiler la face, de regarder le monde passer, défiler, les hommes… et d’avoir à essuyer ça, je me disais : « comment c’est possible ? » Moi qui suis très pudique. Je me disais si la femme est capable de faire ça, qu’elle travaille de nuit ou qu’elle travaille de jour, ça veut bien dire qu’elle est plus solide qu’on ne le croit. Et si elle est capable de faire ça, qu’est-ce qui peut ensuite l’effrayer ? Alors, sans connaître le monde de la prostitution, je me suis dit, je vais prendre un corps comme celui-là avec un esprit libre et elle va pouvoir dire au monde ce qu’elle pense. Et comme le monde est dominé par les hommes, elle va pouvoir dire à l’homme : « Voilà qui vous êtes, et finalement vous n’avez pas grand chose dans la tête parce que je peux vous acheter avec juste le sexe. » J’avais trouvé le moyen de dominer l’homme. J’ai fait un face à face entre un homme et une femme. Le problème, c’était comment trouver l’homme qui pouvait répondre à cette femme, il ne fallait pas qu’il soit normal. Donc, j’ai trouvé aussi un marginal, un homme un peu bizarroïde. Ensuite, j’ai cherché à qui cette femme dans sa tête pouvait s’attaquer : à ses clients, aux hommes qui n’ont qu’une bite dans la tête chaque fois qu’ils voient une femme. Elle s’attaque à l’homme qui ne remplit pas sa mission de père.

S.B. : Dans cette pièce, vous abordez de nombreux problèmes de société, non seulement la prostitution, mais aussi le racisme.

L.S.E. : J’ai utilisé cette pièce pour dire beaucoup de choses sur nos sociétés modernes, mais aussi sur nos sociétés antillo-guyanaises, et également le regard sur les grandes villes, les grandes métropoles, quelque part une ville comme Paris où l’on peut marcher dans l’indifférence la plus totale, où l’on peut tomber dans l’indifférence la plus totale. Qu’est-ce qui fait qu’on ne peut pas s’intéresser à un clochard ou à un homme qui mendie ? D’où vient cette forme d’indifférence ? Et j’ai écrit Trottoir chagrin dans cet esprit là en me disant on va aussi parler du racisme, des différentes formes du racisme. C’est une pièce qui rend hommage à la femme et à l’une des victimes du racisme. À l’époque, un jeune Antillais s’était fait assassiner par un vigile à la sortie d’un concert à la Porte de la Villette : Lucien Melyon était une victime symbolique. J’ai prétexté que cette femme revenait sur les lieux d’un crime, qu’elle avait perdu son frère un an avant parce qu’elle cherchait le véritable amour, avec un grand A. Je me disais quand on est une prostituée, qui peut-on aimer ? Et j’ai trouvé que cette femme, son plus grand amour, c’était son frère, son frère qu’elle a aimé, parce que très tôt, ils se sont tellement rattachés l’un à l’autre à cause de l’absence du père, et que très tôt aussi ils sont partis, ont quitté les Antilles et très tôt, ils se sont rendu compte que quand on était soudé, on pouvait riposter très fort. En revenant sur les lieux du crime, elle est suivie par cet homme qui se veut justicier et s’est promis de supprimer toutes ses sœurs compatriotes ; son contrat, c’était de tuer toutes les femmes noires du trottoir parce que c’était une honte. C’est particulier, mais c’est une sorte de thriller.

S.B. : Cette pièce a connu une étrange destinée, n’est-ce pas ? Après avoir été refusée par le Ministère de la Culture, elle reçoit un prix d’écriture en 1990.

L.S.E. : Ce texte, je l’ai envoyé au Ministère de la Culture comme je le faisais aussi pour mes créations ; nous sommes en 1991. Et j’ai le choc de ma vie parce ce texte sur lequel j’avais passé beaucoup de temps en écriture, en réflexion, c’est peut-être le seul texte que j’ai écrit avec autant de questionnements. Ce n’était même plus moi parce que je m’interrogeais en tant que femme, ma féminité parlait, je voulais que mon côté femme m’inspire, c’était la femme qui écrivait chez moi. Il me semblait que j’avais pu toucher à ça parce que j’avais fait des lectures avec Mylène qui avait le rôle de sa vie, parce que c’était un rôle extraordinaire. Je lui avais dit : « Si tu joues un rôle si grand que ça, après tu pourras tout jouer ». Mon choc ça a été quand j’ai reçu les réponses du Ministère de la Culture, je voyais comment ces gens des commissions avaient jugé mon travail, et je trouvais ça tellement dégoûtant. Même un écolier de cours moyen aurait mieux réagi. C’était comme un résumé… les trois lecteurs. J’ai pris le texte et je l’ai fichu à la poubelle. En discutant avec des amis, je leur ai fait part de mes réactions : « Pour qui se prennent-ils, ces gens ? ». Ils m’ont dit : « Tu n’as qu’à l’envoyer à France-Culture. ». Je leur ai dit que ce n’était pas la peine car le ministère demande normalement trois copies dont l’une est envoyée directement à France-Culture. Ils m’ont dit de me méfier et j’ai envoyé mon texte à France-Culture qui s’est montrée intéressée par le texte et a acheté les droits en exclusivité. Ça m’a remis sur les rails. Ça m’a réconcilié avec l’appareil, ce monde théâtral français, parce que c’est un texte en français qui traite d’un thème universel, comme la solitude, le racisme, la violence, la féminité. Quand France-Culture m’a dit banco, ça m’a encouragé. J’ai pris mon texte et l’ai expédié un peu partout. J’ai obtenu un prix au premier concours d’écriture organisé par le CDR, le Centre Dramatique Régional de la Martinique, en partenariat avec la DRAC. Mon prix, c’était la production et j’en étais très heureux, car enfin j’allais pouvoir monter Trottoir chagrin comme j’avais envie de le monter.

S.B. : Dans votre mise en scène de Trottoir chagrin, vous faites intervenir la Mort, un personnage qui ne figure pas dans la pièce écrite. Quel est son rôle ?

L.S.E. : J’ai eu tellement la chance d’avoir des moyens que j’ai été au bout de mes fantasmes. Très naturellement, la Mort a pris naissance. La Mort n’était pas inscrite dans mon texte, mais elle respirait. J’ai inventé un personnage qui était la Mort dans ma mise en scène et à qui j’ai donné vie : une fois que le drame se noue, que le personnage féminin meurt, arrive la Mort qui vient la chercher. Et la Mort pour moi, c’était comme une sorte d’accouchement et je me disais : « Depuis le temps que le monde est monde, ils sont plus nombreux de l’autre côté qu’ici. Ça veut bien dire que là-bas, c’est la vie éternelle de l’autre côté du miroir. » Mais comment on arrive là-bas ? J’avais simplement imaginé que c’était comme une femme, puisque la femme donne la vie. Si la Mort est femme, ça veut dire que chaque fois que quelqu’un meurt, c’est comme un accouchement. C’est-à-dire que chaque fois qu’il y a une naissance, on ne sait pas… le fœtus s’est développé, la femme donne naissance et l’enfant arrive au monde. La Mort, c’est pareil. Quand un mort arrive dans un univers, elle l’accueille comme un nouveau-né. J’avais fait en sorte que la prostituée réapprenne à vivre dans l’autre univers où il n’y a que des femmes. Elle retrouve son frère assassiné qui est aussi femme. Il n’y a que des femmes, il n’y a que musique, il n’y a que chants. Parce qu’il me semblait que la paix n’était possible qu’avec les femmes. C’était une manière d’aller jusqu’au bout de mes fantasmes. Mais j’ai fait vivre cette mort et j’ai rendu hommage, à travers cette pièce, à Koltès et à Bruno, parce que c’est eux qui m’ont guidé dans cette création. Moi je laissais tomber mon combat contre le Ministère ; c’était grave, mais je me suis dit que le texte allait vivre. Mon premier décor en Martinique, c’est ça [il me montre une maquette posée sur une étagère] et enfin j’ai pu travailler dans un vrai décor. C’était Marcel Gras qui avait fait ce décor. Ça a eu un tel succès en Martinique. Quand je suis parti pour mon prix et que les membres du jury m’ont rencontré, ils étaient loin de soupçonner que c’était un homme qui avait écrit la pièce. C’était pour moi la plus belle récompense. J’avais vu juste, c’était moi femme qui avait écrit. Certains membres du jury en me voyant étaient complètement choqués et n’arrivaient pas à comprendre qu’un homme ait pu écrire ça, c’était mon plus beau salaire. Ça voulait dire que j’étais allé au bout de ce que je m’étais fixé avec ma plume : comment être femme et penser femme. J’avais pu faire ça. Ensuite, j’ai repris le spectacle à Paris avec beaucoup de difficultés et j’ai dû refaire un autre décor. C’était celui-là [il me montre alors une autre maquette sur une étagère]. Le dernier décor à Paris, c’était le décor de Serge Sommier. C’était une superbe rencontre. Serge était l’un des plus grands décorateurs de la SFP, il a travaillé avec Foucault, Sabatier. Il était martiniquais noir, personne ne le savait. Il était heureux de travailler avec moi parce qu’il revenait enfin au théâtre ; c’était sa bulle d’oxygène. Son décor était magnifique. On a joué cette pièce à l’Espace Jemmapes. Comme c’est moi qui produisais, ça me coûtait trop cher, j’ai dû ensuite supprimer la Mort lors de la troisième reprise, parce que c’est quand même un grand univers synchronique chanté, chorégraphié qui coûtait beaucoup trop d’argent. Et j’ai repris ensuite le spectacle au Guichet Montparnasse pendant cinq semaines. En supprimant la Mort, l’univers est devenu comme un huis-clos. Ensuite, j’ai fait Avignon où les gens de la DRAC sont enfin venus voir le texte.

S.B. : Vous avez également présenté Trottoir chagrin au festival de Carthage en Tunisie. Comment avez-vous été accueilli en tant que dramaturge et metteur en scène français originaire des Antilles ?

L.S.E. : On a fait le festival de Carthage en Tunisie où les gens avaient sélectionné ma pièce en l’ayant vu au Guichet Montparnasse. Mais l’AFAA considérait que nous n’étions pas dignes de représenter la France ; j’ai dû renoncer au festival. Les organisateurs ont alors fait une entorse au règlement pour que je puisse y aller ; ils ont accepté de payer les billets. Donc on est parti en Tunisie. Le journal Le Temps, qui est un des plus grands journaux tunisiens, a fait un très bon papier sur Trottoir chagrin en l’intitulant : « Un chef-d’œuvre ! ». C’était pour eux l’une des plus belles pièces du festival de Carthage. C’était aussi un moyen de dire : « Si vous vous n’êtes pas capables de voir ce que nous sommes, à l’étranger on sait voir le travail qu’on fait. » Mais là où c’est dramatique, c’est que quand vous êtes à l’étranger, qu’on le veuille ou pas, vous êtes français, même s’il y a des explications à cela, c’est dramatique, parce que d’un côté, quand vous êtes sur le territoire français, vous n’êtes pas prix en considération et vous avez du mal à croire que vous êtes français vous-même – je peux vous montrer des critiques en Avignon où des journalistes parlent de moi comme d’un auteur étranger. En Avignon, je suis un auteur étranger et à la limite, je ne suis pas un auteur, je ne suis même pas un metteur en scène. Ils ne vous connaissent même pas, ils ne vous reconnaissent même pas. Quelque part, je suis comme un auteur étranger malgré le succès de la pièce, ici en France, c’est marqué noir sur blanc, je n’invente rien, et en même temps, je pars à l’étranger et je suis français à l’étranger et je représente la France avec honneur.

S.B. : Comment réagissez-vous face à ce dénigrement de la part de la France ?

L.S.E. : Après Trottoir chagrin, j’ai pu parler de l’homme contemporain, j’ai pu créer des personnages féminins, j’ai pu parler sans mon antillanité. C’est peut-être un choix, c’est peut-être ma rencontre avec Koltès, mais je me suis rendu compte que j’avais amorcé Trottoir chagrin plus en tant que femme, mais neutre, pas antillo-guyanais, pas guadeloupéen, mais avec mon décor, ma musique, mes choix esthétiques. Et puis après, quelque chose m’a bousculé ; l’agressivité, le rejet vous poussent dans vos repères. Je suis devenu peut-être violent, violent verbalement parce que je n’ai jamais posé de bombe. Il y avait quelque chose d’inacceptable, car je savais quel prix je payais pour être passé à la création, à l’écriture, pour simplement avoir voulu dire : « nous, on a aussi complété le paysage théâtral existant, mais à force d’envoyer des textes, des projets, des dossiers et à force de ne recevoir même pas un accusé de réception, et quand vous les recevez, c’est tellement dénigrant que vous vous dîtes : « On est vraiment rien à leurs yeux ». Mais c’est vrai qu’on est rien, quand je dis à « leurs » yeux, je parle de ceux qui sont dans les différentes commissions, qui sont dans les institutions. À la longue, vous décodez tout ça ; de temps en temps, quand je recevais des revues, je prenais mon téléphone et je voulais savoir pourquoi tel dossier n’avait pas été reçu. Parfois, j’insistais pour qu’on me reçoive et quand on me recevait, je donnais des exemples d’exclusion, où il n’y avait pas un seul metteur en scène qui était invité dans l’univers théâtral, à travers une scène nationale ou un centre dramatique national. Je leur demandais de me donner un exemple. Il n’y en a pas. On tentait de me prouver le contraire, que Césaire avait été monté par un tel. Mais qu’est-ce que j’en ai à fiche que Césaire soit monté par un metteur en scène français ? À la limite, n’importe qui peut monter n’importe quoi. C’est le champ libre de la création. Moi, ce que je veux, c’est l’empreinte d’un metteur en scène de nos régions qui soit invité dans un paysage comme le vôtre. C’est ça qui m’intéresse. Que moi Saint-Eloy ou qu’un autre monte un Molière ou Koltès, c’est ça qui m’intéresse. Ce que nous, on peut porter à la création un Césaire, un Glissant, avec notre regard et notre parcours et notre questionnement, c’est ça qui est intéressant au niveau du témoignage, au niveau de l’enrichissement possible de l’univers théâtral. Et pas le fait de rejoindre une culture dominante, en épousant des critères obligatoires pour séduire le maître, sans oser redéfinir ou imposer notre notion du théâtre. Je suis rentré dans une espèce de grand fossé où j’étais dans les tranchées et ça m’a poussé à me poser des questions sur l’origine de mon théâtre. Pourquoi est-ce que suis jugé comme ça ? Tout simplement, parce que j’ai fait un choix de défendre ce que je pouvais moi inventer, mais pas inventer en me disant je m’appuie sur des critères qui sont les vôtres ; je cherchais mes repères, je cherchais mes critères.

S.B. : Après Trottoir chagrin, votre théâtre s’oriente dans une nouvelle direction. Vous puisez aux sources ancestrales de la tradition orale (avec le conte) et de la tradition musicale du tambour. Pourquoi ?

L.S.E. : J’arrive à me dire, maintenant je vais chercher mon théâtre, je vais chercher ma source. Comme forcément, j’étais critiqué, j’étais peut-être trop hardi, je n’étais pas respectueux de certaines règles. En me posant des questions, en allant fouiller mon passé commun entre la France et mon peuple noir déporté, puisque je suis un résistant et qu’ils font de moi un « nègre marron », je trouve la source de mon théâtre dans les plantations avec le conteur qui refuse de se laisser décalotter, déshumaniser ; il arrive à garder avec lui quelques petits soupçons de son espace culturel. Dans les plantations, le conteur commençait à faire revivre ou à réinventer ou à imiter ses maîtres pour tenter de faire rire la cour, parce qu’avec le rythme d’enfer qu’ils avaient au niveau du quotidien, le soir il fallait tenter de trouver des zones pour se réoxygéner. Je disais que mon théâtre prend source dans les plantations. À ce moment-là, est-ce qu’il faut aller développer un théâtre de résistance ? Non, mais ce théâtre-là, je l’apparente à cette période. Au jour d’aujourd’hui, si on a gardé quelque chose de cette période de déportation, on a gardé le tambour qui vient d’Afrique. Je vais faire en sorte, à partir de maintenant, que mon théâtre résonne avec comme élément clé le tambour.

S.B. : Le tambour joue en effet un rôle fondamental dans votre théâtre et notamment dans Bwa brilé, création réalisée en 1996 à partir des chansons d’Eugène Mona.

L.S.E. : Après Trottoir chagrin, je commence à réagir différemment et je vois le tambour en permanence dans ma création théâtrale. À partir de là, le tambour a toujours été présent dans mes créations et jusqu’au jour où j’ai tenté une autre aventure avec Bwa brilé et j’ai inventé une autre forme de théâtre. J’ai renoncé à l’idée de partir d’un texte écrit avec acte I, acte II, j’ai renoncé à ça. Je cherchais la manière de faire résonner un autre écho, d’autres critères : sur quoi pouvait-on faire reposer le théâtre depuis l’écriture ? Je fais l’expérience avec Bwa brilé et j’invente mon théâtre avec mes élèves. C’était mon plus grand bonheur, j’ai pu atteindre ce que je cherchais. Avec Bwa brilé, l’œuvre musicale d’un homme comme Eugène Mona, qui est un homme du peuple, un chanteur aux pieds nus, un chanteur nègre, qu’on prend pour un jazzman, pour un negro-spiritual, c’est ça Mona. Pendant un mois, je l’écoute, je l’écoute et j’arrive à creuser, à entendre ce qui se dit derrière les mots. Là, je commence à trouver la clé de ce que je voulais faire : inventer une histoire à partir de ce que j’entendais. J’invente l’histoire d’une famille tambour : le père-tambour, la mère-tambour, l’enfant-tambour. Et j’entends dans l’œuvre musicale de Mona d’autres textes. Et quand je finis l’adaptation, je ne modifie pas les textes de Mona, je ne rajoute pas un mot, je l’adapte en fonction du scénario que j’ai imaginé et je prends ce que j’entends derrière les mots. Quand je commence à travailler avec mes élèves, je leur dis : « La difficulté sera, puisque vous connaissez tous les textes de Mona, de vous interdire d’entendre les chansons de Mona. On va tuer la musique de Mona, et l’on va faire naître ce qui se cache derrière les mots. » J’expliquais au comédien : « Quand tu dis ça, c’est ça que tu dois entendre. » Il y a un sous-texte à chaque texte. Là on tue la musique et on fait naître des répliques qui se disent avec le cœur et qui ne se disent pas avec la bouche. Et là, on a quelque chose de phénoménal parce qu’on arrive à un accouchement extraordinaire, inédit. C’est ma première mondiale. Je fais une pièce de théâtre et j’utilise Mona comme un véritable dramaturge et je dis : « Voilà ce que Mona nous a laissé ». J’ai créé ce spectacle au Café de la Danse que j’ai voulu parce que j’aime le mur du Café de la Danse ; certains disent que c’est le mur des lamentations. Moi, j’avais besoin de ce mur. Quand j’ai créé Bwa brilé, les gens qui sont venus voir le spectacle s’attendaient à entendre des musiques et là, ils étaient totalement bouleversés. J’avais des amis anglais, américains et le texte est en créole ; ils sortaient totalement ravis. Pour moi, c’était grandiose parce que j’ai pu enfin prouver que c’était possible d’inventer un théâtre totalement différent et qui ne reposait sur rien de ce qu’il leur appartient, mais absolument rien. Et je l’ai fait en me disant : « Je ne vais même pas prendre de comédiens professionnels, je prends mes élèves, je veux un matériau neuf. » Je ne voulais pas qu’à un moment donné on vienne me dire : « oui, mais pourquoi ? » Il n’y a pas de « Oui, mais pourquoi ? ». On va tous dans le même sens et je veux qu’on soit tous dans un même élan, dans un virage, dans une nouvelle manière de voir le théâtre, de l’entendre résonner, même au niveau de l’évolution physique du comédien, pas de chaussures, le contact avec la terre, l’appartenance au monde, à l’univers comme élément naturel. Je parlais beaucoup des arbres racines. Pourquoi les arbres résistent à nos cyclones, à nos ouragans et certains s’en vont ? Je vais encore régulièrement chez moi et je vois qu’il y a des arbres que j’ai toujours connus et qui sont là ; il y a eu des cyclones, mais ils résistent et s’ils peuvent être centenaires, c’est parce que les racines sont profondément au sol. C’était ça notre manière d’aller rechercher ce qui nous appartient : passer par les racines. D’où l’interrogation du théâtre depuis les plantations.

S.B. : Comment transposez-vous sur la scène théâtrale la musique du tambour et le rituel du léwòz * ?

L.S.E. : Mon travail avec le tambour a été au départ d’inviter les musiciens que j’avais, moi, découverts. J’ai beaucoup été dans les léwòz que j’ai découverts très tard. Quand je vivais ici, je n’appartenais pas au monde du tambour. Les premières fois où je suis allé dans des léwòz, moi je ne voyais que du théâtre. Je me disais : « Ce n’est pas possible d’avoir passé ma vie en Guadeloupe, mon enfance, mon adolescence et je n’ai jamais vu ça. » Et je l’ai rencontré tard, mais dès que je l’ai vu, pour moi c’était une forme de théâtralisation extraordinaire. Et, à ce moment-là, j’ai commencé à m’intéresser aux musiciens et aux chanteurs, mais d’abord aux musiciens. J’ai commencé à dire maintenant, il va falloir essayer de faire rentrer le tambour, j’ai commencé à inviter des musiciens qui m’avaient touché à travers leur manière d’effleurer le tambour. Moi, je n’avais pas encore touché le tambour, je ne savais pas en jouer. Quand on a commencé à travailler avec le tambour, le tambour n’était plus dominé par le musicien mais par moi : je disais avec le tambour ce que je voulais entendre, c’est-à-dire que le tambour n’était pas associé, il se conjuguait avec toutes les nuances du spectacle, mais il se conjuguait surtout avec les émotions des comédiens, entre la violence ou la peur ou l’amour. À chaque fois, je demandais au comédien d’attendre que le tambour lui donne le signal pour déclencher telle émotion. Je disais au tanbouyè : « Tu vois, là ce qu’elle est en train de dire, écoute bien le texte. » Je voulais que le tambour écoute bien le texte et je faisais en sorte que le tambour ne soit pas seulement l’instrument, mais devienne le partenaire du comédien sur scène. Le musicien est celui qui déclenche ; il n’est pas extérieur, mais il est lié au tambour et fait le trait d’union entre le comédien, le texte et l’instrument ; sinon, le tambour ne peut pas s’exprimer. Mais ensuite, je me suis aperçu que le comédien arrivait à aller très loin dans son jeu parce qu’il se savait soutenu par le tambour ; j’ai commencé à prendre confiance dans le tambour pour l’introduire, voire le pénétrer, pas le cacher. Le tambour doit être sur scène avec le comédien de manière à ce que le public sente la relation qu’il y a entre le tambour et le comédien quels que soient les textes. Je n’ai pas connu le tambour parce que dans mon éducation, le tambour était rejeté. Adopter le tambour, c’était ne plus aller dans le sens de ce qu’avait créé le système colonial en disant : « Rejetez tout ce qui est nègre et tout ce qui vous appartient ». C’était faire le chemin inverse, aller récupérer ce qui est à nous, ce qui vient nous habiter et nous réconcilier avec nous-mêmes afin que le public puisse prendre conscience que le tambour présent sur la scène n’est plus un instrument doudouiste, folklorisant, il devient quelque chose qui nous amène dans le domaine du sacré. Je veux que le musicien soit bien habillé ; si j’ai un costumier, on parle de la manière dont on habille le musicien sur le tambour, parce qu’il doit venir honorer le tambour. Le regard de beaucoup de musiciens a changé, sur ma personne, sur la manière dont je voyais le tambour qui est venu en permanence rehausser l’éclat de mes pièces. Plus je vais et plus je continue à travailler dans ce sens-là parce que je crois que c’est comme ça qu’on redonne au tambour la place qu’il mérite dans notre société. On l’a tellement rejeté. Il retrouve une place comme le théâtre doit retrouver une place dans notre environnement. Mais dans le paysage national ce n’est pas encore ça.

S.B. : Quel rôle joue le tambour dans votre théâtre ?

L.S.E. : Le tambour nous aide dans les émotions. Des fois, c’est extraordinaire, vous effleurez le tambour et vous entendez quelque chose de magnifique. Pendant certaines de mes répétitions, on a connu des choses terribles, avec une peur au ventre. Je sais que j’ai eu à modifier certaines de mes mises en scène à trois reprises parce que j’ai été effrayé de certains comportements de mes comédiens ; j’ai même vu à deux reprises des comédiens tomber parce que l’émotion était d’une puissance ! J’accompagne le tambour pendant que je dirige mon comédien. J’influence les deux de la même manière, en considérant que le tambour est sans doute le cœur des personnages interprétés par les comédiens. Je lui demande de frapper le tambour quand il y a simulation de crime, ou quand il y a quelque chose de très puissant, comme un chef d’orchestre, je demande avec des gestes discrets et je dis toujours au musicien de regarder le comédien. Je ne veux pas avoir à mettre des mots qui sonnent dans l’espace, mais simplement faire des gestes et il comprend mes nuances quand j’envoie la puissance et quand je la diminue. Il m’est arrivé à deux reprises en envoyant comme ça la puissance pour accompagner l’émotion de voir la comédienne tomber. C’est impressionnant parce que vous ne savez pas ce qui s’est passé, mais il s’est produit quelque chose. Tout le monde en est conscient, même le musicien, il est paralysé sur son tambour. La première fois que c’est arrivé, c’était avec Ghislaine dans Les Enfants de la mémoire. Dans ma mise en scène, Max et Ghislaine, l’homme et la femme, sont les danseurs et les ombres des comédiens ; ils interprètent tout ce qui se mijote à l’intérieur des comédiens, c’est un voyage extraordinaire. Le texte est accompagné par les danseurs en permanence, mais aussi par le tambour. Il y a une scène où Daniely, la comédienne, tue ; elle simule un crime pendant l’extrait de Césaire En répétition, au moment de la simulation du crime, enfin on arrivait à prendre forme dans la possession de l’espace et des émotions ; Ghislaine allait plus loin dans la violence du crime que Daniely qui, une fois qu’elle a tiré, c’est fini, mais Ghislaine accompagnait le couteau à l’intérieur de l’autre parce que le couteau rentre à l’intérieur. Tuer n’est pas un geste banal. Il faut pouvoir justifier le crime. Qui mérite d’être tué ? Le tambour mène au tourbillon qui arme et encourage le geste en direction de celui qu’il faut abattre. C’est vous ou lui. C’est le prix à payer pour survivre. Est-ce tuer ou se libérer des chaînes qui vous emprisonnent ?
Nous sommes au théâtre, il faut donner l’illusion et il faut que le spectateur voit chez qui rentre le couteau ; il faut que cette illusion aille encore plus loin chez le danseur. Et chez Ghislaine, je lui demandais d’accompagner le couteau. Quand la comédienne se fige, je demandais à la danseuse de prendre tout son temps, de ne pas revenir à la vie trop brutalement ; quand elle revenait trop vite, elle titubait. Je lui disais de prendre son temps, de rester immobile tant que la comédienne n’avait pas bougé ; des fois, ça prenait une minute… Ghislaine, accompagnée par le tambour, partait, elle allait plus loin. Un jour, pendant une répétition, Ghislaine est tombée. On était tous paralysé. J’ai vu son regard et je n’ai rien compris ; j’ai vu son regard partir comme quelqu’un qui allait mourir, qui regardait de l’autre côté. Je l’ai étendue en essayant de la faire respirer, elle ne me reconnaissait pas, elle ne reconnaissait personne. Personne ne bougeait et ça a duré longtemps. Et là, j’ai modifié la mise en scène. C’est là où l’on se pose des questions. Je lui ai demandé où elle était mais elle ne s’en souvenait pas. Quand on n’a pas d’explication, c’est effrayant. Quand je n’ai pas de réponses alors que je veux accompagner les comédiens, je ne veux pas les envoyer là où je n’ai pas d’explication. On n’a pas eu d’explication, j’ai modifié la mise en scène. La danseuse restait derrière et ne bougeait plus, mais bien qu’immobile, je me demandais si elle n’allait pas se laisser emporter. Elle ne bougeait pas, mais c’était fort parce que je sentais qu’elle voyageait, je sentais qu’elle se souvenait de cette période de la répétition. Et là, le tambour a toute sa place. Il fait le voyage. Et c’est intense, mais c’est basé sur le toucher, le doigté du musicien. Il y a eu des exemples comme ça dans Bwa brilé. Quand j’ai discuté après avec le musicien – les musiciens sont toujours dans un autre monde – il m’a dit : « Il ne faut pas s’amuser avec le tambour. Il y a des choses qu’on ne doit pas toucher avec le tambour. Saint-Eloy, faut pas aller là. » Il y a des musiciens qui pensent qu’il y a quelque chose de phénoménal dans le tambour, c’est très spirituel, moi je respecte. Quand j’ai vu dans nos répétitions que ça m’arrivait, il a fallu que j’aille palper de près le tambour. Or, je ne l’avais jamais touché ; j’avais beaucoup de respect pour lui mais je ne savais pas en jouer. J’ai donc commencé à prendre des cours. Il y a une chose qui m’a effleuré l’esprit : je me suis souvenu que le tambour n’était pas seulement un instrument. La peau qui recouvre le tambour, sur laquelle on bat, on tape et avec laquelle on perçoit tous ces sons qui sont multiples, infinis, c’est la peau d’une bête qui a vécu, c’est la peau d’un cabri. On m’a expliqué qu’il y avait des médiums, des graves, des aigus et qu’il y avait des repères sur le tambour ; mais le bon tambour est celui qui a des repères avec la colonne vertébrale de l’animal au milieu ; nous, sans colonne vertébrale, on est rien. Ça m’a alors ramené encore plus loin dans ma réflexion avec le tambour. Maintenant je saurai utiliser bien mieux le tambour au théâtre. En ce moment, je suis en écriture et le tambour fait partie de cette écriture alors qu’avant il venait dans la mise en scène. Je ne peux pas en dire plus mais je veux aller à quelque chose d’époustouflant dans ma pénétration de l’univers du tambour. Ça veut dire que ce ne sera plus : le tambour rentre dans mon univers, mais toute la mise en scène va rentrer dans l’univers du tambour. J’espère que j’y arriverai.

S.B. : Vous avez adapté quelques romans antillais pour la scène, notamment Chemin d’école de Patrick Chamoiseau en 1997 et Grand-mère, ça commence où la Route de l’Esclave ? de Dany Bébel-Gisler en 2000. Vous avez également réalisé de nombreux montages poétiques à partir de textes d’Aimé Césaire, de Léopold Sédar Senghor, de Sonny Rupaire dans Douleur de race (1987), L’écorce de la nuit (1993). Pouvez-vous expliquer le travail d’adaptation auquel vous procédez ?

L.S.E. : C’est différent pour chaque livre. Moi, quand je commence à lire, si je sais que je veux en faire une adaptation, j’ai d’autres réflexes qui arrivent pendant ma lecture. Si je sais que je n’ai pas du tout l’intention, je lis pour découvrir, ça n’arrive qu’en cours de lecture ; si je le lis et que j’entends résonner certaines choses, je décide d’en faire une adaptation. En général, pendant la lecture, je prends des notes. Il y a des vagues comme ça. J’ai beaucoup travaillé pendant un certain temps sur les montages littéraires. J’ai créé un concept original baptisé « Pitt à pawol » par l’association « Gran Balan » à Paris : c’était le moyen de faire des montages littéraires accompagnés de musique pour pouvoir séduire encore mieux le public. J’ai eu cette expérience pendant environ deux ans où je faisais vite des montages littéraires musicaux, c’est-à-dire, je lisais un roman et pendant que je lisais un roman, le montage se faisait tout naturellement ; ensuite, je relisais ce que j’avais sélectionné et en relisant, je trouvais les thèmes des romans, les thèmes des personnages principaux, les thèmes de certains passages du roman. En fonction des thèmes, j’appelais un, deux musiciens et je leur disais : « Voilà, là il s’agit de ça et il faut trouver une chanson qui réponde à ça ; on arrive à tel passage, il faut trouver une chanson pour éclairer tel passage ». Et après quand on trouve les chansons, je dis : « Ce rythme là ne va pas, il faut trouver un autre rythme, il faut le relancer comme ça… ». Le roman fait en sorte qu’il y ait des réponses. Chaque fois que j’avais une idée de musique dans les passages littéraires, ça répondait aux passages que j’avais sélectionnés et à chaque fois, c’était presque logique. C’était comme si l’auteur avait écrit les chansons qu’on allait chanter, et même les rythmes. Il y a des passages où il y a de grands mouvements romantiques : il y a des séductions. Et tout d’un coup, dans nos musiques, on va chercher des chansons d’amour. Je pousse le musicien à aller revisiter tout ce qu’il connaît, je le pousse à me chanter des choses. Je n’ai pas baigné dans cet univers musical traditionnel du tambour quand j’étais petit ; j’allais dire je regrette, mais il ne faut pas regretter ; on a chacun sa vie ; peut-être que si j’avais baigné dedans, ça aurait été banal. Donc, je n’en veux pas à mes parents. Ça m’arrive de regretter. Je l’ai découvert tard, mais avec des yeux, avec un appétit, j’ai envie de rattraper tout le temps perdu. Voilà en deux mots. Mais peut-être, ça ne s’explique pas facilement avec des mots. C’est à chaque fois comme si on faisait un plat, on met du sel, on sait qu’on a l’habitude de mettre du poivre ; on n’a pas à mesurer. Je me suis rendu compte que les montages que je faisais, ça mettait un temps d’exercice qui me facilite après la tâche. Je fais très vite des montages, du jour au lendemain ; je peux lire un roman en une nuit et être prêt le lendemain.

S.B. : Passez-vous par un travail de réécriture ?

L.S.E. : Je ne rajoute rien. Quand je fais un montage littéraire, je respecte les textes de l’auteur. Je ne touche à rien, parfois je mets un mot en introduction pour aider à pénétrer l’œuvre et à partir du moment où on entre dans l’univers du romancier, de l’écrivain, on ne touche plus à rien et c’est respecté texto. Par contre, quand je fais une adaptation d’un roman, forcément, je mets ma plume. Par exemple l’adaptation du roman de Patrick Chamoiseau, j’y ai mis 40%, parce que c’est mon regard sur le livre. C’est une adaptation théâtrale, ce n’est pas un montage littéraire. Si je dis c’est une adaptation théâtrale, ça veut bien dire que j’ai adapté l’œuvre du romancier dans mon univers. Ce n’est pas la même chose. Je veux le faire en toute liberté. Chaque fois qu’on m’a donné l’autorisation, j’ai dit : « Je fais ce que je veux. » Et chez Chamoiseau, dans Chemin d’école, j’invente un personnage qui n’existe pas : le conteur. Pour moi, c’était indispensable ; je commençais à m’interroger sur la mémoire, j’étais à cette réflexion de la naissance du théâtre dans les plantations, j’étais à la place du conteur dans la naissance de mon théâtre, c’était inévitable. Il fallait que la mémoire soit là. Et dans ma mise en scène, le conteur existe comme un potau-mitan, mais il y a comme une espèce d’abécédaire avec tous les autres personnages de la pièce qui viennent à leur tour apprendre à dire la mémoire. Mon décor, c’est un tronc d’arbre coupé à la racine, et là encore ça veut dire beaucoup de choses ; il nous manque quelque chose, il nous manque une partie qu’on doit aller chercher. C’est aussi des éléments de réponses à des questionnements : pourquoi sommes-nous comme ça aujourd’hui ? Quand on regarde notre histoire, ce n’est pas une simple déportation, c’est un arrachement à ce qu’on a été.

S.B. : Dans l’adaptation théâtrale du roman de Chamoiseau Chemin d’école, vous intégrez le créole qui figure très peu dans le roman. Pourquoi cette transposition linguistique ?

L.S.E. : J’intègre le créole, oui, parce que déjà dans le roman, on comprend ce que Chamoiseau veut dire, montrer à quel point le système colonial, à travers l’éducation scolaire, accomplissait sa mission. Et l’instrument et aussi la victime parmi les autres victimes, c’était le maître, l’instituteur qui était le trait d’union mais en même temps qui a fait tellement de mal. Dans le roman, je privilégie Gros-Lombric qui est l’enfant le plus noir et le plus doué de la classe pour faire bien comprendre que si par malheur vous étiez né dans une famille avec une peau plus foncée que les autres, vous étiez défavorisé. C’était le résultat d’un système : très tôt, aller faire comprendre à un enfant qu’il n’est rien, le brutaliser alors qu’il est doué, c’est le nier et c’est le faire échouer alors qu’il est en train d’apprendre la vie. Dès le départ, faire échouer tous ces enfants qui sont foncés de peau, c’est dire les dégâts que ça a dû causer dans nos populations. Et quand le maître et la famille s’en mêlent, vous imaginez ce que ça peut donner. On voit à quel point le maître peut vous faire apprendre la vie. Tout ce qui illustre les leçons que vous apprenez, tout ce qui vient argumenter le savoir vient de l’extérieur ; vous gommez tout votre environnement. Vous apprenez à compter avec les pommes, des fruits que vous n’avez jamais vus. L’école l’impose alors que tout à l’extérieur est luxuriant : on pourrait passer par là, mais on n’est jamais passé par là. Il fallait non seulement nier votre environnement, et vous habituer à être l’autre et à apprendre, et très tôt vous apprendre à rêver de partir. Il fallait tenter de partir, quitter l’enfer parce qu’autour de nous, c’est l’enfer. Tout le monde voulait partir en France. Ce qui est encore plus crucial, quand on se pose les vraies questions, c’est que tout colonisé, je pense, a au moins une fois dans sa vie désiré être blanc, mais il ne faut pas le dire.

S.B. : Que pensez-vous de l’avenir du théâtre antillais ?

L.S.E. : Le théâtre donne des éléments de réponse à de nombreux questionnements sur l’état ou le fonctionnement, le passé, le présent, et l’avenir d’une société. C’est pour cela qu’il est indispensable qu’un théâtre se développe, un théâtre qui soit le reflet de nous-mêmes, le miroir d’une société, qu’il soit celui qui nous agresse ou celui dans lequel on doit se conforter. Il faut que le théâtre se mêle de la vie. Et notre théâtre n’est pas encore suffisamment cimenté ou soutenu pour donner des pistes de réflexions intéressantes pour notre positionnement au monde et même notre positionnement dans la société française. Ce qui est peut-être grave, c’est qu’on encourage un théâtre commercial, un théâtre populaire, un théâtre comique qui fonctionne de plus en plus parce qu’il rapporte de l’argent, mais c’est un théâtre qui fait des dégâts terribles, parce que trop souvent ce n’est que caricature et moquerie de nous-mêmes. À force de se moquer de nous-mêmes, on ne peut pas élever l’esprit des nôtres, et le public à l’appareil théâtral. Est-ce que c’est voulu ? Je n’en sais rien. Mais je trouve que c’est grave de plus en plus. Je n’ai rien contre le théâtre comique, mais à condition que ce théâtre puisse s’améliorer, se bâtir avec une maîtrise de l’espace, avec un message à proposer. Partout, il y a du théâtre de boulevard, mais chez nous, il y a un théâtre qui fait mal. Je ne le dis plus en public, parce qu’on ne comprend pas tout le temps quand je parle, mais je crois que ce théâtre-là, à force de se moquer et d’enlaidir, ne nous aide pas à nous élever, alors qu’il aurait pu. C’est sans doute le mieux placé. J’ai discuté plusieurs fois avec des comiques, mais j’ai eu un mal fou à leur faire comprendre. Pourtant ce n’est pas difficile de tenter de mettre sur rail un théâtre comique puisqu’il marche ; il n’a même pas besoin de subvention. Pourquoi on manque de courage pour simplement améliorer ce qu’on propose au public ? Il ne manque pas grand chose. Mais le contenu est grave. Moi, je dénonce cette grossièreté, cette obscénité totale en permanence. J’en ai encore vu un dernièrement, parce que de temps en temps on m’invite à aller en voir, mais je suis dans tous mes états. On ne peut pas se contenter de ça, on ne devrait pas se contenter de ça. Il faut qu’il y ait une vraie politique de soutien pour toutes les formes d’expressions, c’est clair. Il y a une prise de conscience à avoir au niveau d’un répertoire à bâtir définitivement, pour une réflexion aussi bien à travers les médias, les partenariats, avec des émissions radiophoniques, avec L’Artchipel, la scène nationale, puisque maintenant elle existe et il faut utiliser cet outil qui ne remplit pas encore à 100% sa mission ; je ne veux pas trop en dire là-dessus parce que ce serait encore m’attirer des ennuis et j’en ai suffisamment. Chacun sa mission. Mais je trouve qu’il y a encore beaucoup à faire et que nous ne sommes pas encore arrivés à l’essentiel, même au niveau de la réflexion collective, des choix à avoir pour tenter de développer des projets d’avenir pour le théâtre dans une politique pensée avec des professionnels de la question. J’ai la chance d’appartenir au comité d’experts de la DRAC Guadeloupe qui vient de naître il y a trois ans ; je prends maintenant conscience de beaucoup de choses car je touche de près ce qui tente de se développer, mais c’est aussi parce que je commence à entendre ceux de l’intérieur, pas seulement des professionnels. Chacun son métier : on devrait laisser les professionnels bâtir quelque chose pour leur pays, pour leur région.

S.B. : Pourquoi avez-vous fait le choix d’établir votre compagnie à Paris et pas aux Antilles ?

L.S.E. : Je ne l’ai pas décidé. J’ai quitté la Guadeloupe pour faire mes études à Paris et je n’appartenais pas du tout à l’univers du spectacle. Je suis venu au théâtre très tard. J’ai démarré dans la vie active ici, ensuite j’ai rencontré le théâtre après mon divorce. Je me suis marié tôt, j’ai divorcé tôt. Et quand j’ai rencontré le théâtre, c’était comme si j’avais changé d’épouse. J’étais persuadé de l’avoir épousé et de l’aimer comme une femme qu’on aime, de tout lui donner, de lui être fidèle. Mais je me suis posé cette question mille et une fois, de quitter ce pays. Je travaillais avec une comédienne haïtienne qui n’a pas résisté et est partie au Canada où elle m’a invité maintes fois à venir. Il y en a d’autres qui sont partis. On ne peut pas tous déserter ; il faut qu’il y en ait certains qui restent pour tenter de faire de la résistance, parce qu’il s’agit des richesses d’un patrimoine culturel commun. Ce n’est parce que j’ai la peau noire que je vais gommer tout ce que mes ancêtres ont déjà donné à ce pays-là, et sans parler de l’Europe. Il y a quand même ce fantasme de dire : « À quand une meilleure réalité dans le paysage culturel en tant que français ? ». Je ne demande pas de miracles, on n’est pas là pour mendier, mais nous ne sommes pas tous logés à la même enseigne.

S.B. : Quels sont vos projets ?

L.S.E. : On a créé pendant quatre ans sans moyens, sans rien, un centre culturel. On était à deux doigts d’acheter un espace dans le Parc de la Villette, mais les institutions et certains élus se moquent de nous. Il y a un vrai problème. On ne nous entend toujours pas parce qu’on a pas été violent, on n’a pas cassé. Je suis obligé le dire. Et la guerre contre l’Irak me donne encore plus foi en ce que je dis. Pour être entendu, il faut être puissant et pour être puissant, il faut montrer qu’on peut détruire, qu’on peut casser. On n’a jamais créé de trouble dans la société française, malgré tout ce qu’on a déjà enduré. Est-ce que c’est une raison pour se taire en disant qu’il faut laisser le temps au temps ? Au diable ! On a eu tort de se taire trop longtemps, alors que le souci est de tenter de dire à l’autre : « Viens voir qui je suis parce tu ne sais pas grand chose de moi. Le meilleur moyen de savoir d’où je viens et qui je suis, c’est à travers le culturel. » La chose culturelle nous appartient aussi. C’est à nous de faire de vraies propositions, d’engager des initiatives dans une démarche citoyenne. Vous avez beau faire, c’est comme si vous travailliez pour rien parce qu’il faut penser comme ceux qui dirigent. Voilà une belle notion de la démocratie.

S.B. : Qui est votre public ?

L.S.E. : Il y a un public antillo-guyanais, voire africain, mais de plus en plus, il y a des Français. Et l’on s’est rendu compte, durant l’existence du centre pendant quatre ans, que beaucoup de couples métis qui n’ont pas la chance de pouvoir donner une éducation un peu plus large à leurs enfants nous les confiaient parce qu’ils veulent que les enfants ne soient pas rejetés quand ils vont dans leur région. Imaginez que vous passez quinze ou vingt ans ici, pensez-vous que vous allez être accepté comme ça là-bas, surtout quand vous ne parlez même pas créole ou quand vous le parlez mal ? Vous croyez que c’est normal d’être à ce point déchiré et déraciné alors que nous sommes toujours en France ? Je dis non. C’est notre souci et ça le reste, mais ils s’en fichent totalement, royalement. Même vingt ans après, puisque nous sommes en train de fêter nos vingt ans, c’est toujours avec le même esprit, cette espèce de foi et de sacerdoce. Ils ont tout fait pour nous faire arrêter, je le dis haut et fort. Je peux démontrer par A + B avec mes dossiers, mes textes, qu’il n’y a aucune volonté de nous accompagner au niveau du développement culturel dans le paysage national.

S.B. : Comment expliquez-vous ce manque de soutien du théâtre antillais de la part des institutions françaises ?

L.S.E. : Parce que je crois qu’il y a une sorte de peur. Il y a aussi les traces d’un héritage colonial, d’une domination culturelle qui est propre à un système. Je parle de peur car je ne comprends pas qu’un metteur en scène blanc ne va avoir aucun mal à monter un de nos auteurs, même chez nous. Vous prenez un metteur en scène, d’où qu’il vienne, il part en Guadeloupe, six mois après, je vous assure que s’il fait les bonnes demandes, il a les moyens pour monter sa pièce. Faites-le en sens inverse. Je continue à dire qu’il y a toujours ce processus qui n’est pas interrompu. Moi je dis : « Arrêtez de penser pour nous parce que nous, on sait penser. Non seulement on sait penser, mais on a fait des études. » Autour de moi, il n’y a que des professionnels de la question culturelle, tous : Daniely Francisque, assistante théâtrale, titulaire d’une maîtrise de Conception de Projets culturels, Astrid Siwsanker, manager culturel qui a un DESS en Management culturel en Europe, et a fait des études uniquement pour monter le centre culturel. Jusqu’à présent, c’est comme si on ne faisait rien du tout. Et lorsqu’on nous accusait de faire du ghetto, peut-être que c’était leur manière de voir les choses, mais moi je pensais plutôt qu’avec nos activités, on cassait le ghetto, parce que vous nous avez mis à côté. On ne devrait pas être à côté, on devrait être dans le paysage, et c’est le seul moyen de dire : « Il n’y a plus de ghetto ». Aller prendre des cours de gospel ou des cours de ka au conservatoire… Vous les avez ces ateliers ? On vient compléter l’univers avec notre savoir-faire puisque ça nous appartient. Sur le terrain, on a commencé une aventure totalement folle, mais qui est palpable, qui existe et on en tire un bilan extraordinaire. Donc, on peut venir s’asseoir à nos côtés et agissons ensemble. Ils n’arrivent toujours pas à venir à nos côtés bien qu’on fasse la démarche d’aller vers eux. On nous annonce maintenant la création d’un centre culturel pour l’Outre-Mer. Je dis qu’il y a un vrai problème : s’il y avait la volonté d’équiper un paysage culturel pour l’Outre-Mer, qui mieux que nous peut être le partenaire principal, puisqu’on a l’expérience ? Ceux qui nous accusaient de créer des ghettos, aujourd’hui se sont fixé les mêmes objectifs que nous. De droite comme de gauche. Une seule et même démarche. Faire comme ils l’entendent en niant, en méprisant au grand jour, les professionnels de la question culturelle. Avec le précieux concours de certains de nos géreurs comme aux temps maudits des plantations. Un artiste est-il obligé de faire partie de la cour du maître pour se faire entendre ?

Note:

* Le léwòz est un rituel célébré la nuit, généralement le vendredi soir, où musiciens de tambour-ka, chanteurs, et danseurs se rassemblent. Le public forme un cercle dans lequel rentrent un à un les danseurs qui exécutent différents pas sur les sept rythmes du gwo-ka face aux tanbouyè ou joueurs de tambour. [retour au texte]


Cet entretien avec Luc Saint-Éloy, « Le “marronnage” du Théâtre de l’Air Nouveau », a été réalisé le 14 avril 2003 par Stéphanie Bérard, au Théâtre de l’Air Nouveau, à Paris (8, rue Victor Hugo, Pantin). Il est publié pour la première fois sur « île en île ».

© 2004 Stéphanie Bérard et « île en île »


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mis en ligne : 9 juillet 2004 ; mis à jour : 5 janvier 2021