Louise Peltzer, Retour au fenua

Lettre à Poutaveri

Retour au fenua

(extrait)

La mort de Pomare plongea Tahiti dans une grande tristesse et chacun ressentit qu’un grand homme venait de nous quitter. D’une intelligence incontestablement supérieure, il laissait entre les mains de son fils, encore bien jeune, un pouvoir énorme qu’aucun homme encore n’avait eu avant lui.

À la tristesse générale s’ajoutait l’angoisse pour le futur. Cette angoisse était surtout ressentie, au plus haut point, par les missionnaires. Qu’allaient-ils devenir? Pomare était leur principal et, semblait-il, unique protecteur?

Sur le plan religieux, ils n’avaient apparemment pas fait le plus petit pas, mais, en dépit des événements dramatiques auxquels ils avaient assistés, ils s’étaient maintenus, ce qui n’était pas si mal, et qui sait si, parmi les graines semées en toutes occasions, une n’allait pas germer?

Ils avaient aussi le sentiment que leur présence seule avait modifié l’équilibre ancestral du pouvoir des chefs, mais qu’y pouvaient-ils ? Leur mission leur commandait de maintenir. À l’angoisse du début succéda, très vite, le désarroi car ils prenaient brutalement conscience que leur présence à Tahiti, depuis si longtemps, ne tenait, en définitive, qu’à la volonté d’un homme, un seul homme, Pomare..

 

Son fils n’avait que du mépris et de l’aversion pour eux, ils le savaient bien; quant aux autres, ils ne leur inspiraient qu’une certaine gentillesse teintée d’indifférence. Ils se sentirent abandonnés, ils étaient abandonnés, non seulement par Tahiti mais aussi par leurs directeurs. Pas de lettres d’encouragement, pas de lettres du tout depuis si longtemps, pas de paquets avec les objets et vêtements dont ils avaient le plus grand besoin. Ils vivaient dans le plus grand dénuement, tellement démunis qu’ils ne pouvaient même plus nous remettre les petits objets, en échange de nos services ou, simplement, de la nourriture dont ils étaient tributaires lorsqu’ils allaient prêcher dans les districts avoisinants ou autour de l’île.

Une femme, une femme merveilleuse, Iti’a, sentit cette détresse et, malgré son immense peine du moment, son rang et son âge, se déplaça spécialement à la maison des missionnaires pour les assurer de son amitié et de sa protection, en mémoire de son mari, Pomare.

À l’annonce de l’arrivée à Mo’orea d’un nouveau navire venant de Port Jackson, les missionnaires se précipitèrent. Enfin des nouvelles, des vêtements!  L’attente fut très longue, le retour, plus triste encore: rien.

Quelques jours plus tard, le Harrington vint jeter l’ancre dans la baie de Matavai, et les missionnaires n’allèrent même pas à sa rencontre; à quoi bon?  Pris de pitié, le capitaine laissa aux missionnaires une importante quantité de tissus, avec mission de les échanger contre des porcs et des vivres frais, pour son retour. Avec humiliation ils acceptèrent le marché et voilà nos pauvres missionnaires transformés en marchands. Le résultat fut décevant. Le capitaine, à son retour, fut intraitable, et il ne remit aux missionnaires, vu le résultat lamentable de leur négoce qu’un peu de sucre et du thé. Ceux-ci, honteux de la rapacité de leurs compatriotes, s’enfermèrent dans leur fare.

Pomare II est parti à Mo’orea, asseoir son autorité toute fraîche et placer Teri’ia’etua, sa demi-sœur, comme cheffesse, ce qui nécessita le sacrifice de quelques hommes sur le marae et la proclamation d’un long rahui, pour punir la population de son peu d’empressement à accepter ses décisions. Ces méthodes tyranniques, peu communes, ne laissèrent rien présager de bon aux gens de Tahiti et l’inquiétude gagna tous les districts.

C’est au repas du soir, dans le fare où mangent les hommes que, brusquement, grand-père, entre deux bouchées de poisson cru, annonça qu’il était fiu, fiu de Tahiti et qu’il voulait rentrer chez lui.

Quand la décision fut confirmée, les femmes se précipitèrent dehors pour annoncer la nouvelle au voisinage. Nous, les enfants, nous sautâmes de joie et, à notre tour, nous criâmes: « Fiu, fiu, nous rentrons chez nous! »

La nouvelle se répand vite et une autre famille, venue comme nous des îles, veut participer au voyage. C’est grand-père qui décidera qui partira et quand, de toute façon, la pirogue est assez grande pour prendre tout le monde.

Maintenant que nous savons que nous allons partir, je ne pense plus qu’au départ. Pourtant, j’aie bien être à Tahiti, c’est aussi joli que chez nous, mais les montagnes sont plus grandes. Ici, nous habitons au bord de la mer tandis qu’à Huahine le fare est au fond de la vallée, au milieu des cultures et il faut marcher longtemps pour trouver une autre maison. À vrai dire, il y a si longtemps que nous habitons à Tahiti que je commençais à oublier Huahine et une foule de souvenirs de ma petite enfance me reviennent en mémoire, la maison au bord de la rivière, tous les endroits de jeux et mes petits amis que j’ai laissés et que j’ai hâte de retrouver maintenant. La vie sera plus calme, encore que je me souvienne, mais j’étais très petite puisque ma maman me portait encore dans ses bras, que nous avons été obligés de fuir dans la montagne car, comme partout, les hommes dans la vallée, faisaient la bataille. Mais cela arrive moins souvent qu’à Tahiti, surtout ces derniers temps et je ne compte pas le nombre de fois où nous nous sommes réfugiés dans les grottes de la montagne, en attendant que la furie des hommes se calme.

Il faut que j’aille dire au revoir à tous mes amis de Tahiti. Ils sont nombreux, tout le long de la baie de Matavai ; chacun me donnera un petit cadeau d’adieu et je pleurerai à chaque fois. Le plus triste, ce sera de dire au revoir à ma meilleure amie, dont le fare est au milieu de la baie et chez qui j’ai passé presqu’autant de temps que dans le fare familial. Sa maman me considère comme sa fille. Je lui dirai de venir nous vois dans la vallée où mon père construira un fare pour eux, tout à côté du nôtre. J’ai insisté pour ne pas quitter la baie sans dire au revoir aux missionnaires et ma mère m’a accompagnée. Chacun m’a embrassé, à la manière paratane, en me faisant un baiser sur la joue, ce qui me fait rire parce que ça chatouille.

Tavi est désolé de me voir partir, pourtant je n’ai pas assisté souvent aux réunions des enfants. C’était amusant, parfois c’était fiu et je me sauvais. C’est vrai qu’il m’a appris beaucoup de choses, à tenir la plume et à dessiner les lettres. Il m’a montré des livres avec des images, raconté la vie de Jésus, appris de nouvelles chansons et je connais beaucoup de mots dans la langue paratane. Il dit que je lui ai été très utile pour écrire des mots dans la langue de Tahiti, qu’il en a maintenant plus de deux mille dans son livre. Il m’offre un petit carnet avec des pages blanches et me fait promettre de dessiner, de temps en temps, les lettres que j’ai apprises, pour ne pas les oublier.

Je voulais dire au revoir à Jefferson, mais il est couché, malade comme beaucoup d’autres.

Note me donne une image:  « Tu peux tout oublier, mais retiens, au moins ceci, Jésus t’aime, toi, Rui, personnellement, quoique tu fasses, il a les yeux fixés sur toi, et ça, je le sais, tu  ne pourras jamais l’oublier! Amen! »

Cela me fait peur, quand il me parle comme ça et je m’en vais, la tête basse. J’aime bien entendre les histoires, même celles qui font peur, j’aime bien tenir la aussi la plume et dessiner les lettres, mais je me sens mal à l’aise quand on parle des dieux. Je sais bien qu’il y en a beaucoup, qu’ils voient et qu’ils surveillent tout ce que nous faisons, qu’il faut agir exactement comme ils veulent qu’on le fasse, sans cela, ils vous jettent le mal et vous font mourir!

Les hommes préparent la pirogue et les femmes remplissent les coffres de bois avec nos affaires et préparent la nourriture du voyage, ce qui ne sera pas très long. Je pense déjà à l’étonnement de nos voisins dans la vallée quand nous allons leur montrer toutes les affaires que nous ramenons de Tahiti, la hache, les clous, le petit couteau, le petit livre que je vais garder précieusement pour ne pas l’user. Je ferai comme mes petits camarades, je dessinerai sur les feuilles de bananier, passées à la flamme. Il y a aussi plusieurs pièces de tissus et puis les perles. J’ai hâte de leur montrer tous nos trésors.

Tu es venu dire au revoir à grand-père, il le remercie ainsi que l’ensemble des guerriers de Huahine, pour l’aide qu’ils ont apporté à sa famille. Il le charge de transmettre ses amitiés à Tenani’a et Mahine.

La grande pirogue a été mise à l’eau, les hommes l’avaient montée sur le rivage, en la faisant rouler sur des troncs de cocotier. Ils ont changé les bois usés, refait certaines ligatures avec des tresses faites par les femmes, tout vérifié. Les voiles de pandanus sont toutes neuves, la plate-forme qui relie les deux coques a aussi été refaite, la maison dessus a un toit tout neuf avec un rideau en tapa. Les hommes font la chaîne, chargent les coffres, les baluchons, des dizaines de paniers, des grands bambous, fermés aux deux bouts et remplis de popoi et de taioro, des grappes de noix de coco, enfin tout ce qu’il faut pour faire un voyage agréable. Les hommes ont déposé les offrandes sur le marae et fait toutes les prières nécessaires, nous pouvons partir tranquilles.

C’est le hupe qui descend de la montagne qui nous chasse du lagon. Au large, le maoa’e nous prendra en charge et nous mènera jusqu’à chez nous, demain, si les dieux le veulent bien!

Chacun s’installe de son mieux, quelques femmes forment un rond près de la petite maison où s’ébattent les jeunes enfants tandis que les autres sont dispersées un peu partout, au gré de leur fantaisie. Un jeune garçon a grimpé jusqu’au bout de la poupe de l’une des pirogues et ne veut plus en bouger. Au bout d’un moment, c’est lui qui crie: « Pahi… », en pointant son doigt droit devant. Quelques femmes se lèvent pour voir le bateau à l’horizon. Les hommes ne bougent pas, rien ne leur échappe en mer et ils ont aperçu le navire depuis longtemps. Il s’agit probablement du Harrington qui a levé l’ancre ce matin au petit jour pour retourner à Port Jackson.

Moi, je ne bouge pas. Bien calée dans un petit coin, le visage au grand air, j’essaye de ne pas penser au mal de mer qui me gagne. D’après les hommes, la mer est calme, mais moi, je trouve qu’elle ne l’est pas tant que cela et je n’ose pas remuer. Je ferme les yeux mais j’entends les voix qui s’interpellent et me tiennent au courant de la vie à bord.

Nous gagnons rapidement sur le navire paratane, paraît-il. Le vent est portant, c’est une des meilleures allures pour nos pirogues. En revanche, à l’aller, je m’en souviens encore, il avait fallu lutter contre le vent et plusieurs jours de navigation avaient été nécessaires pour atteindre Tahiti. Les vagues passaient par-dessus bord et nous devions écoper sans arrêt, même les enfants se mettaient à l’ouvrage. Il fallait retirer l’eau plus vite qu’elle ne rentrait.

J’entends les hommes s’agiter sur le pont et rire, signe que tout va bien. Nous rattrapons très vite le bateau paratane, certains disent même qu’il s’est arrêté, sans doute pour nous attendre. Je voudrais bien voir le navire, mais je suis incapable de faire un mouvement. Les jeunes garçon crient et rient tout à la fois et lacent des moqueries, en s’adressant directement au navire. C’est qu’il ne doit pas être bien loin maintenant.

J’ai toujours vu les bateaux étranges à l’ancre dans la baie. Je voudrais bien en voir un en mer, ce doit être magnifique. J’enrage de ne pas être comme les autres enfants, aussi à l’aise en mer qu’à terre. Je fais un effort pour me relever, passe ma tête par-dessus bord où je donne à manger aux petits poissons. Cela va un peu mieux et je regarde le spectacle prodigieux d’un bateau étranger, toutes voiles dehors, si près, que l’on pourrait se parler. On voit très bien les matelots, manœuvrant sur le pont, quelques-uns se penchent sur le bastingage et nous font de grands signes de joie auxquels nous répondons par des hurlements de bonheur.

Je m’aperçoit que j’étais la seule, au fond de la pirogue, et que tout le monde, à bord, était debout, agitant un bras, l’autre, agrippé à un cordage, criant, hurlant sa joie. Que c’est beau! J’en oublie d’être malade.

Nous passons au vent de l’Harrington, un homme retire son tiputa et le laisse partir au vent, d’autres l’imitent, des femmes lancent leur chapeau de pandanus, les vêtements s’envolent de toutes parts. Moi aussi, je voudrais bien lancer quelque chose mais, à part le petit morceau de tapa qui m’entoure les reins, je n’aurai plus rien. Un homme tente d’ouvrir un coffre, mais une femme s’interpose en s’asseyant dessus et lui pince les doigts, ce qui redouble sa joie. Les hommes de chez nous sont joueurs comme des enfants. Dans des cas semblables, ils ne se contrôlent plus, ils seraient capables de tout, de lancer au vent le contenu précieux de nos coffres, de se jeter à l’eau même.

Déjà le navire est sur notre arrière, nous sommes à la hauteur de son étrave et je comprends pourquoi, malgré la surface immense de sa voilure, il avance si lentement. Son avant, au lieu de monter à la vague, comme nos pirogues, s’enfonce dedans, certaines fois, tellement brutalement que les voiles en faseyent et arrêtent le navire. Il faut que la vague suivante le soulève pour que les voiles, un moment amollies, se regonflent pour que le navire reprenne de la vitesse avant de plonger à nouveau.

Je me souviens de mon ébahissement, la première fois que j’ai mis les pieds sur un navire étranger. Comment une chose aussi énorme pouvait-elle flotter? Pourquoi ne se renversait-il pas, puisqu’il n’avait pas de balancier, ni de flotteur ou de double coque, comme nos navires de grand large? Mystère que tout cela! Les étrangers nous étonneront toujours!

En tout cas, nous avancions beaucoup plus vite. Mon père donna quelques ordres et nous passâmes devant l’étrave du monstre car le jeu continuait, mais les femmes commencèrent à s’inquiéter, puis hurlèrent, lorsqu’une des coques se souleva dans les airs. Heureusement, l’équilibre fut aussitôt rétabli par le contrepoids des hommes qui l’avaient prévu.

L’un des hommes cria:   » ‘Ou’a… », aussitôt repris par tous. Nous étions des marsouins jouant à passer et repasser devant le monstre étranger.

Nous étions maintenant sous le vent du navire, sa grande voilure passa majestueusement au-dessus de nos têtes, si près, qu’elle nous déventa et nous naviguâmes, un moment, de conserve. Le pont du navire était incliné vers nous et nous vîmes tout l’équipage, chaque homme au passage nous faisant un petit signe amical. À l’arrière, le timonier, arc-bouté à sa grande roue, attendit que nous fûmes à sa hauteur et, par trois fois, lentement, souleva sa casquette.

Je me tournais vers mon père, à l’arrière de la pirogue, les jambes écartées, le torse nu, luisant d’embruns, sa chevelure bouclée flottant au vent, il regardait l’homme à la barre qui l’avait salué. Je vis ses yeux briller, briller comme seules les larmes étaient capables de le faire. Il était fier de son exploit, de sa pirogue, de son équipage, fier de ses pères, de ses ancêtres, qui, génération après génération, avaient créé, puis perfectionné la pirogue ma’ohi.

Une même mer, un même ciel, un même vent, deux navires rentraient chez eux. Des hommes, d’un bout à l’autre de l’océan, avaient conçu des bateaux, chacun à leur image, à l’image de leurs besoins. L’un rustique et rapide, l’autre, confortable et lent.

J’étais confiante, la mer était immense, infinie, je savais qu’elle porterait, sans se plaindre et avec fierté, toutes les pirogues et tous les navires que l’imagination des hommes pouvait concevoir.

Pour nous, la mer est sacrée, dans son infinie sagesse, elle acceptait, d’avance, toutes les différences.


Cet extrait, «Retour au fenua» a été publié pour la première fois dans le chapitre X de Lettre à Poutaveri.  Papeete: Scoop, 1995, pp. 87 à 94.
© 1995 Louise Peltzer;  © 2002 Île en île


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mis en ligne : 9 janvier 2002 ; mis à jour : 26 octobre 2020