Jean-Marie Bourjolly, « Les ‘je’ de la mémoire », par Robert Berrouët-Oriol

Avec Dernier appel (éditions du CIDIHCA, Montréal), dont le lancement montréalais vient d’avoir lieu … dans une école de Tango – comme pour souligner la plasticité aérienne d’une œuvre de mémoire –, Jean-Marie Bourjolly entre en littérature par la grande porte du roman.

Dernier appel se lit d’une seule gorgée. Très précisément du Premier appel au dernier qui, lui, prend appui sur l’exit, le départ-délivrance. Maîtrisant manifestement le tissage d’une œuvre forte et cadencée, l’auteur articule son roman autour de trois temps forts – les trois « appels » à l’embarquement familiers aux aéroports. Ainsi, c’est dans l’enceinte de l’aéroport de Fort-Royal, métaphore historicisée de Port-au-Prince, que commence le roman, sorte de descente aux enfers de Didier, jeune candidat au départ définitif de son pays natal.

La scène du Premier appel (l’espace mental de l’embarquement à l’aéroport) est émouvante de densité. Maniant à dessein les registres de la tension narrative, l’auteur nous plonge dans le désarroi propre aux types de départs-fuite courants dans l’Haïti des Duvalier : « Je pars parce qu’il le faut. Tout simplement. Je pars parce que je mourrais autrement » (35). Mais le Premier appel fait davantage : il introduit lamémoire de Didier, jeune personnage central, au titre d’un puissant personnage romanesque. Car c’est Didier qui raconte et se raconte, même à travers le je-il de narration. Sous cet angle, on lira donc Dernier appel comme un roman d’apprentissage.

Apprentissage et mémoire-témoignage. On saura gré au romancier de nous avoir épargné la dérive verbeuse d’une certaine littérature-pompier ainsi faite dès lors qu’il s’agit d’Haiti et des Duvalier. A contrario, Dernier appel nous en fait toucher du doigt le burlesque et l’absurde, souvent mortifères, à travers les aléas du cheminement, du mode de vie d’un jeune vers l’Exit, sa sortie-abandon de la terre natale. Premières amours ; rapports tendus avec une mère monoparentale dévoreuse et sur-protectrice ; rapports de marronnage avec les représentants du pouvoir civil et intellectuel ; fugues et quatre cents coups avec les copains, Dernier appel est aussi un roman d’apprentissage tout court de la vie dans un milieu hostile, sous une dictature qui tue hommes et idées. Tout y passe donc : la fréquentation des bordels signant l’entrée, pour nombre de jeunes, dans la vie adulte, le surréalisme éthéré de la fonction publique, la solidarité des plus pauvres, le système scolaire clownesque, la parasitose sociale, etc.

En se racontant de la sorte, la mémoire de Didier, comme irriguée par les trois appels, draine en surface toutes les autres mémoires du roman. Elle draine ainsi des mémoires séquentielles à l’œuvre dans chacun des appels : mémoire des classes primaires et secondaires, de déménagements, mémoire de fonctionnaires tordus et autres requins duvaliéristes, de la vie des jeunes des quartiers aujourd’hui appelés populaires, etc. Ce sont bien les je de la mémoire qui nous introduisent tant à la description physique des lieux (un collège, par exemple) qu’à celle des autres personnages du roman, à commencer par Mme Delerme, mère de Didier; ce sont eux qui empruntent la voix du narrateur pour dire leur propre histoire. Même à travers le fulgurant Deuxième appel (77 et suiv.).

Celui-ci se distingue des autres appels par sa brièveté. Mais s’il est bref, le Deuxième appel ne manque pourtant pas d’étaler son objet à travers le monologue de Didier : l’introspection, qui fixe les limites critiques de sa condition de jeune, pauvre, affrontant et subissant tout à la fois son destin. Sous cet angle, on notera que la brièveté même du Deuxième appel semble procéder d’une efficace stratégie narrative chez l’auteur : elle dit l’instant où se déroule l’action, l’instance, brève, d’étalement du roman tout entier arc-bouté autour du projet et de la matérialité du départ de Didier. C’est donc porteur de passerelles entre les différentes séquences du roman que le narrateur ramène la dimension temporelle du roman : « La présence de Didier à l’aéroport international Derval Villiers en ce matin de septembre, attendant fébrilement que l’on décidât de son sort, était due à une conversation avec le professeur Richard, qui s’était amorcée par le plus pur des hasards » (214).

     Dernier appel est traversé à pas sûrs par le bilinguisme français-créole. À la douteuse stratégie narrative consistant à persiller le roman d’une abondante faune de mots créoles, l’auteur a préféré, avec bonheur, l’activité traduisante. Elle consiste à coller à la prosodie créole, à « traduire » un proverbe, un énoncé, une maxime, en français pour les donner à comprendre dans leur environnement contextuel. Donc pas de notes explicatives en bas de page ni de lexique en fin de volume. Ainsi : « Gros vent, petite pluie » (117) ; « Veiller sur ses os » ; « marcher avec son cercueil sous les bras » ; « que le maître du corps veille sur son corps » ; « ceux qui ont les jambes courtes s’enfuient les premiers » (240).

De manière générale, l’auteur de Dernier appel maîtrise bien son ‘discours’ narratif. L’élégance d’un style incisif, ponctué à dessein d’un humour fin et discret, contribue à la … prégnance d’un roman qui se lit avec bonheur. Le lecteur prend congé de Dernier appel avec un vœu secret rétrospectif : il aurait aimé avoir écrit ce roman…

Quel hommage à l’auteur et à la littérature !


Cet essai sur le roman Dernier appel de Jean-Marie Bourjolly (Montréal: CIDIHCA, 2004), « Les je de la mémoire », par Robert Berrouët-Oriol (linguiste-terminologue) date du 14 mai 2004. Il est publié pour la première fois sur Île en île avec la permission de l’auteur.

© 2005 Robert Berrouët-Oriol et Île en île


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mis en ligne : 11 mai 2005 ; mis à jour : 29 octobre 2020