Les expéditions espagnoles à Tahiti au XVIIIe siècle

Impérialisme et humanisme des lumièresPrincipales sourcesLes différentes expéditions: survol historiqueDeux franciscains sur la Presqu’îleVestiges d’une culture polynésienne intacte, authentiqueDes bribes de mémoire tahitienneBibliographie succincte

par Liou Tumahai

     Les expéditions espagnoles à Tahiti à la fin du XVIIIe siècle, mandatées par le vice-roi du Pérou, Manuel de Amat, et conduites par le capitaine Boenechea, suivent les découvertes anglaises des premières îles du Pacifique par le capitaine Cook (entre 1768 et 1779).

Impérialisme et humanisme des lumières

En effet, dans le contexte militaire, politique et internationale de cette seconde moitié du XVIIIe siècle, il convient de rappeler la rivalité qui opposent les deux puissances occidentales, l’Angleterre et l’Espagne, pour leurs possession outre-mer, dans les pays limitrophes de l’Océan Pacifique. Ainsi, à partir de 1760, s’ouvre, dans le Pacifique considéré alors par la Couronne espagnole comme son monopole, toute une série d’incursions anglaises et françaises; on se souvient des découvertes de l’explorateur anglais Samuel Wallis en 1767, lequel, à son retour, fait répandre la nouvelle de sa découverte de plusieurs îles dans le Pacifique sud, dont justement Tahiti qu’il nomma alors Île du Roi Georges; du navigateur anglais Philip de Carteret qui sillonne les îles de Tuamotu et de Salomon, de la circumnavigation du navigateur français Louis Antoine de Bougainville qui, entre 1766 et 1768, parcourt les archipels des Tuamotu, Tahiti, les îles Salomon, les Nouvelles-Hébrides, les Molluques et Batavia; et surtout des expéditions du capitaine Cook dans ces groupes insulaires de l’Océan pacifique, avec ses trois voyages (1768-1771; 1772-1775; 1776-1779).

Face à cet intérêt accru manifesté par les puissances anglaises et françaises, la Couronne espagnole se voit bien contrainte de défendre au mieux ses vastes possessions d’outre-mer si dispersées, aussi bien pour des raisons politico-militaires que scientifiques, du fait de la rivalité ou de l’émulation entretenue également à cette époque au sein de la communauté intellectuelle et scientifique, dans l’esprit des Siècle des Lumières.

Pour se défendre des velléités expansionnistes de ces rivaux européens, la Monarchie espagnole est représentée par ses vice-royautés, le Pérou et la Nouvelle-Espagne (Mexique) en ce temps-là, dans le grand empire colonial érigé dès le XVe siècle en Amérique du Sud.

Pour les expéditions à Tahiti, notamment, le roi Charles III décide d’asseoir la base des nouvelles explorations océaniques dans la vice-royauté du Pérou, à la tête de laquelle a été nommé Manuel de Amat et Junyent, un militaire d’une soixantaine d’années, d’origine barcelonaise.

À ces raisons stratégiques, il convient encore d’ajouter les nécessités d’ordre scientifique et technique: en effet, à la fin du XVIIIe siècle, la navigation avait grandement progressé dans le calcul plus précis de longitudes et latitudes, dans une plus grande fiabilité des grandes routes commerciales grâce à l’introduction du sextant et du chronomètre, tout en alliant les connaissances astronomiques au perfectionnement des techniques de navigations. Grâce à ces progrès, les voyages de circumnavigations cessent d’être moins périlleux, deviennent ainsi des expéditions soigneusement organisées, accompagnées d’instructions précises et dotées d’un équipage compétent. Enfin, le choix royal est, également motivé par le régime des vents, rendant la navigation septentrionale plus aisée, le retour s’effectuant à des latitudes plus australes, facilité par les vents régnants. C’est dans ces conditions matérielles favorables qu’eurent lieu les trois expéditions espagnoles vers Tahiti.

Avec toutes ces motivations d’ordre politique, il faut mentionner le changement de mentalité opéré à l’époque chez les voyageurs: on adopte une politique pacifique pour contrecarrer la politique dite «agressive» adoptée par les conquistadores espagnols. C’est ainsi que naît la figure du voyageur curieux, animé non par la soif de conquêtes mais par le désir humaniste de connaître l’univers en sa diversité naturelle et humaine. Cette sensibilité humaniste a influencé l’esprit des voyages du capitaine Cook ainsi que celui de son prédécesseur Bougainville: leurs récits de voyage témoignent de leur effort pour comprendre les mœurs et les croyances des peuples rencontrés, et qui leur étaient totalement étrangers.

Ce même esprit d’ouverture à l’autre et d’amorce de dialogue inspire également les trois expéditions espagnoles qui nous concernent. Les instructions officielles remises au commandant Boenechea lors de sa première expédition en 1770 établissent clairement que les découvreurs espagnols ont pour mission de découvrir d’abord un quelconque établissement étranger, puis d’y asseoir un détachement espagnol, et enfin, d’adopter une attitude généreuse et bienveillante à l’égard des peuples visités.

Principales sources

À partir de l’exploitation de manuscrits et de textes espagnols de première main, rédigés entre 1772 et 1776, nous nous proposons d’étudier les résultats de ces quatre expéditions espagnoles limitées à la Polynésie orientale, dont trois touchent les îles de la Société, et tout particulièrement Tahiti.

S’agissant des sources proprement dites, nous avons travaillé sur plusieurs manuscrits portant sur ces quatre voyages de 1772 à 1775, et dont les copies sont déposées aux archives des Indes (Séville), à la Bibliothèque Nationale de Madrid (section des Rares), ainsi qu’au Musée naval de Madrid.

Ces récits de voyages sont d’auteurs différents, selon l’ordre des expéditions. Ainsi le récit de la première expédition, dirigée vers l’île de Pâques, via Otaheiti ou île de Amat (1772-73) est de la main du capitaine Boenechea; le récit du second voyage est certes toujours écrit par le même capitaine Boenechea mais relayé par son second le lieutenant Gayangos, à la suite du décès du capitaine (1774-1775). D’autre journaux de bord ont été rédigés, pour la même période, par le second pilote, un certain Juan Pantoja y Arriaga, et enfin par un dénommé Andia y Varela, le pilote-propriétaire du bateau Jupiter, accompagnant la frégate du capitaine Boenechea, l’Aguila. A ces documents officiels, il faudra ajouter, à propos de cette deuxième expédition, la plus intéressante et objet du second volume la thèse ici résumée, le manuscrit (deux copies à ce jour découvertes) du marin-interprète Máximo Rodríguez, et le journal très succinct des deux missionnaires franciscains; ces deux derniers documents relatent leur séjour d’environ neuf mois sur la presqu’île de Tautira à Tahiti en 1774, et exposent leurs difficultés d’adaptation auprès de la population indigène.

Pour la dernière expédition vers Otaheiti (1775), l’auteur de la thèse a pu recueillir deux manuscrits: le premier concerne le journal de bord du capitaine Cayetano de Lángara, chargé initialement de ravitailler la petite équipe espagnole laissée à Tahiti mais en réalité, elle rapatriera cette petite équipe, à la demande pressante des pères missionnaires, très affectés par leur séjour dans la presqu’île; le deuxième document concerne le journal de l’officier Blas de Barreda.

Ces manuscrits étaient tous destinés au vice-roi Manuel Amat, qui, en tant que représentant légal de la vice-royauté du Pérou en Amérique du Sud, devait les transmettre via le secrétaire aux Indes (Séville), au roi Charles III, mandataire et ordonnateur officiel de ces expéditions.

Les différentes expéditions: survol historique

La première expédition de 1772 est dite d’exploration pure, assortie des difficultés techniques et maritimes inhérentes à toute première découverte d’île. En effet, se trouvaient à bord de la frégate de guerre Santa María de Magdalena (autrement nommée l’Aguila), les principaux auteurs des premiers récits de ce premier voyage: le capitaine Don Domingo de Boenechea, secondé par son lieutenant Tomás de Gayangos, accompagné par deux religieux missionnaires originaires du Couvent d’Ocopa (Pérou), le père frère Juan Bonamo et le frère Joseph Amich. Cette expédition était chargée en septembre 1772 de la reconnaissance de l’île de Tahiti (rectification de sa position géographique préalablement établie par les Anglais), en ce temps-là appelée Île de Georges, de la coloniser (étude de sa fertilité, son habitabilité) et d’y déceler toute présence anglaise.

Les difficultés rencontrées au cours de cette première expédition sont diverses: on évoque aussi les accidents matériels (rupture du mât de misaine) ou humains (chute dans l’océan d’un matelot récupéré à temps), les imprécisions dans le calcul de la longitude qui font que les Espagnols naviguent longtemps à l’estime: plusieurs îles des Tuamotu (Tauere, Haraiki, Anaa, Mehetia) sont re-découvertes et re-baptisées d’un nom espagnol.

À Mehetia, deux jours avant leur arrivée à Tahiti (8 novembre 1772), a lieu la toute première rencontre espagnole avec les indigènes qui sont décrits de la sorte: ils sont confiants, cordiaux, offrant poissons, bananes et cocos verts en échange desquels les Espagnols ont proposé des bagatelles. Les Espagnols ont eu du mal – c’est encore une difficulté qu’ils ont rencontrée – à trouver un lieu de mouillage convenable à Tahiti: il a fallu plusieurs jours pour en trouver un, finalement, au nord-est de l’île, dans la baie de Tautira, à l’abri des vents dominants. En tout, ce premier voyage aura duré trois mois, jusqu’à la date de ce mouillage sûr.

Nous sommes le 20 novembre 1772. Les Espagnols resteront sur l’île durant un mois environ, pour effectuer leur premier tour de l’île en chaloupe, pour établir leurs premiers contacts avec les habitants de la Presqu’île et en particulier avec les différents chefs du secteur: ils ont recueilli leur premier vocabulaire de 154 mots vernaculaires pendant que le pilote Juan Hervé effectue ses premiers relevés topographiques et la reconnaissance des ports et criques: le premier plan de la baie de Tai’arapu date de 1772. Avant de reprendre la mer pour Valparaiso, le 22 décembre 1772, les Espagnols embarquent sans peine quatre Tahitiens, dont les noms seront rappelés dans le journal de Máximo Rodriguez, car seuls deux d’entre eux, Pautu et Tetuanui, survivront, et seront évangélisés, baptisés respectivement Tomás et Manuel; ils reviendront à Tahiti lors du second voyage.

L’officier chargé de la reconnaissance de Mehetia a fait un rapport intéressant de la reconnaissance intérieure de l’île et donne un point de vue intéressant sur les coutumes observées; le regard espagnol a été captivé par le physique agréable du Polynésien, le port du cache-sexe, les dons permanents de fruits, la présence d’hommes, de femmes et d’enfants, les maisons ouvertes aux quatre vents (fare) et au sol recouvert d’herbes sèches, la présence de crâne suspendu, la rencontre d’un premier lieu de culte païen, le marae.

Le rapport précisément établi par le père Amich est d’une toute autre qualité car il était à la fois pilote et scientifique avant d’entrer dans les ordres. Dans sa première description de l’île de Tahiti, l’on constate un rapport d’une grande précision portant sur la typologie et la géographie de l’île, la faune, la flore, les différentes essences de bois observées et comparées avec celles connues du Pérou, les ressources naturelles de l’île et en particulier le lagon-garde-manger, la circulation lagonaire autour de l’île, l’aspect économique et politique de la société tahitienne, son habitat éparpillé. Pour un linguiste soucieux de reconstituer la langue tahitienne pré-européenne, les premiers mots tahitiens retranscrits dans ce rapport, ne concernent que la toponymie des lieux visités et l’anthroponymie des chefs tahitiens rencontrés, retranscrites phonétiquement par rapport à l’alphabet espagnol.

La deuxième expédition, effectuée en septembre 1774, comporte à la fois la mission d’une exploration détaillée de Tahiti, d’en prendre formellement possession, et, tout en rapatriant les deux indigènes survivants, Pautu et Tetuanui, de conduire deux missionnaires franciscains pour un début d’évangélisation. Le capitaine Boenechea et le lieutenant Gayangos, ainsi que la plupart de officiers de la première expédition reprennent la mer, à bord de la même frégate; mais cette fois-ci, l’Aguila est accompagnée par le paquebot San Miguel, surnommé le Jupiter, conduit par le pilote et propriétaire, José Andia y Varela. Embarquent également les deux missionnaires du Couvent d’Ocopa (Pérou), frère Narciso González, et frère Gerónimo Clota, les deux Tahitiens ci-dessus évoqués, et le soldat interprète Máximo Rodriguez. Dans les cales des navires, figurent la maison démontable destinée aux missionnaires, ainsi qu’une quantité de denrées et de provisions, et de matériel, des animaux domestiques pour ce séjour des Espagnols à Tautira.

Les Espagnols mouilleront dans la baie de Tautira le 27 novembre 1774. Boenechea exécute le deuxième volet de sa mission: trouver un emplacement pour installer la maison démontable qui servira de mission à la fois. Un terrain appartenant à la mère du grand-chef Vehiatua, du district de Tai’arapu, leur est rapidement concédé. Les Espagnols resteront sur la presqu’île deux mois pour installer les missionnaires, reconnaître les îles-Sous-Le-Vent, Moorea et Ra’iatea. Pour chaque île nouvelle, ils lèvent les plans, corrigent les premières données antérieures. Mais au cours du voyage de retour des îles-Sous-Le-Vent, le capitaine Boenechea tombe gravement malade, meurt le 26 janvier 1775, et il est enterré auprès de la Croix qu’il a lui même ordonné de planter lors de leur arrivée. C’est ainsi qu’il se trouve remplacé par son second, le lieutenant Gayangos.

Les journaux de Boenechea font mention de la découverte de seize îles (en réalité, elles avaient été déjà découvertes par Wallis, Bougainville et Cook). Seule l’île de Raivavae des Australes (février 1775) est une découverte espagnole.

Deux franciscains sur la Presqu’île

Évoquons à présent la tentative d’évangélisation, timidement menée par les deux franciscains, et qui se solde par un échec total.

Pour comprendre objectivement la nature réelle des difficultés auxquelles se sont heurtés les deux Pères, il convient de recontextualiser les événements.

Pendant la première escale de deux mois à Tautira, les Espagnols ont eu maille à partir avec les insulaires, pendant l’édification de la mission (la maison démontable): si les premiers contacts avec les chefs de district sont restés constamment cordiaux, ceux avec les habitants se sont terminés en courses effrénées dans la cocoteraie pour récupérer une chemise volée, une hache, ou autre babiole ou verroterie. Les deux Pères, quasiment reclus dans la mission, sont devenus l’attraction de la Presqu’île: en raison de la tonsure et de leur bure, ils sont sans cesse épiés, observés, par des Tahitiens curieux, railleurs, encombrants et taquins; s’ajoutent à cette curiosité indiscrète, les nuisances sonores provoquées par le vacarme des instruments de musique (tambours en bois) et les chants le jour et la nuit durant, en l’honneur du retour de la période d’abondance dans le cycle de la production, selon le calendrier lunaire tahitien. Toutes ces interminables festivités et les beuveries tahitiennes ne manquent pas de provoquer des débordements que les Pères n’arrivent plus à contenir. Ils finissent par monter une garde perpétuelle, se sentant inévitablement envahis et débordés par la singularité des comportements insulaires. Agacés, ils finissent par demander du renfort à Boenechea, lequel détache un matelot de seconde classe, affecté aux corvées domestiques et charrois d’eau. Cela fait deux mois à peine qu’ils sont sur la Presqu’île.

Après le départ des Espagnols, la zizanie s’installe auprès de la petite équipe restée sur la Presqu’île. Tout d’abord le matelot, corvéable et taillable à merci, ne s’entend pas du tout avec les Pères, ni avec Máximo Rodriguez, et encore moins avec les Tahitiens. Máximo non plus n’avait pas à servir les deux Pères puisqu’il affirme avoir reçu la mission de parcourir l’île, et de consigner son expérience quotidienne dans un journal. Ce dernier est émaillé du récit d’algarades, de disputes, d’insinuations, de vexations et d’humiliations subies en permanence; à tel point que l’auteur découchait souvent pour avoir la paix. Les multiples frictions témoignent de la détérioration progressive du climat affectif entre les quatre personnes, toutes installées dans une communication réactionnelle. La tension augmente tellement qu’en octobre, le Père Narciso bouillonnant de colère, envoie un malheureux coup de poing à Máximo. La mésentente est patente jusqu’à la fin de leur séjour, et contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, les Pères n’ont rien amorcé du tout en matière d’évangélisation. En effet, ils n’ont connu que heurts et déboires: tout d’abord les deux Tahitiens Pautu et Tetuanui, qui, dès qu’ils ont touché l’île, ont très très vite retrouvé leurs habitudes naturelles et quitté les habits européens.

En outre ils se font dérober des vêtements de cérémonie, bibelots et colifichets; avec la reine mère, les rapports ne sont guère plus favorables puisqu’ils refusent de donner à l’un de ses jeunes enfants, de huit ans, un pantalon rouge, avec les bas et souliers correspondants; enfin, sur le plan religieux, ils ont manqué de respect à l’encontre des pratiques insulaires: par exemple ils ont transgressé l’interdiction de ne pas allumer de feu le jour de la célébration des prières sur le marae ou lieu de culte et de prières; on peut également citer d’autres manquements tels que le déplacement sacrilège de quelques pierres taillées du marae, ou l’utilisation des dalles de marae pour paver le sol de leur maison démontable. Tant d’impairs font que les hautes personnalités de la Presqu’île finissent par bouder l’hospice, atteintes dans leurs convictions religieuses, par le manque de respect, la désinvolture espagnole à leur égard. La rumeur menaçante de s’en prendre à la vie des Espagnols finit par courir et angoisser terriblement les Pères qui achevèrent le restant de leur séjour reclus dans l’hospice.

Ainsi les premiers et timides pas d’évangélisation se sont vite soldés par des équivoques, des malentendus culturels; les deux catéchistes ne sont que feux de paille; malgré leurs bonnes dispositions initiales à l’égard des Tahitiens, les pauvres missionnaires n’ont pas compté sur les réactions incontrôlables des insulaires, sur l’apostasie de Pautu et de Tetuanui; les relations avec le chef Vehiatua étaient trop fragiles, malgré les soins prodigués et les témoignages de bonté envers ce dignitaire de l’île; ils ont surtout fustigé les «coutumes barbares et les abus diaboliques» sans aucune précision ni description. Ils se sont dit également horrifiés par la scarification des femmes, le sacrifice de quatre tahitiens, les prises de possessions diaboliques, même si en réalité ils n’ont rien vu de tout de cela.

C’est dans ce climat d’incertitude permanente, de frayeur quotidienne, que les pères, tétanisés de frayeur, amplifiée certainement par ce qu’ils pouvaient entendre de Máximo Rodriguez, qu’ils ont instamment prié le commandant Cayetano de Langara, en novembre 1774, de les rapatrier, lors de la dernière expédition.

Il s’agit de la dernière expédition de Cayetano de Langara, venu initialement les ravitailler mais qui devra rapatrier les deux frères, le matelot et Máximo Rodriguez. Cette dernière expédition met définitivement fin aux expéditions espagnoles dans le Pacifique, le vice-roi Amat étant remplacé, et l’Amérique entre désormais dans les conflits d’indépendance.

Les motifs officiellement invoqués auprès du vice-roi Amat pour justifier leur demande sont au nombre de trois: la certitude de n’obtenir aucun progrès auprès des Insulaires, la démoralisation progressivement installée, aggravée par la crainte sérieuse de perdre leur vie, au milieu de tant d’infortunes.

Voyons à présent la version officielle des Pères, sous la plume du frère Clota, destinée à justifier l’échec de leur mission d’ évangélisation. Leur journal, est fort curieusement, trop léger (quelques feuillets) pour couvrir une période de dix mois sur l’île. Il n’est pas tenu quotidiennement: ils n’y ont consigné que les menus larcins dont ils sont victimes, leurs difficultés relationnelles avec leurs compatriotes, leurs tribulations à Tautira, les ennuis de santé du père Narciso, les vols de truie ou de poulets en série, la mort de Vehiatua et les sacrifices afférents, leur solitude, leur réclusion parallèlement au silence dans le journal, enfin leur impatience devant l’arrivée de la frégate venue les ravitailler.

Leur méthode d’évangélisation se résume, dans leur Mémorial, en un argumentaire rédigé à l’intention du vice-roi Amat, dont nous donnons une traduction des lignes essentielles:

Nous disons clairement, d’après ce que nous avons vu et connu durant l’année écoulée, que nous sommes en train de vivre au milieu de barbares gentils, dont, dans l’état actuel où ils se trouvent, on ne peut espérer aucun progrès en matière de religion ni de sujétion à Dieu ni à notre Souverain, ni aucun espoir de réduction quelconque, car ces gens vivent dispersées et sans formation de village. Ils vivent dans un état d’insubordination, ne connaissent ni justice ni aucune sujétion, et agissent par conséquent comme ils entendent. Ils sont très attachés à leur faux dieu, appelé te atua, ainsi qu’à leur erreurs, coutumes inhumaines et sacrifices exécrables. Ce sont des gens qui ne punissent pas les délits et qui ôtent la vie aux innocents. C’est dans cet état malheureux que se trouvent ces pauvres âmes rachetées par le précieux sang de Jésus Christ notre rédempteur. […] Pour les extraire d’un si lamentable état et les conduire sur la voie du Salut, il faudrait les obliger à vivre ensemble et les soumettre à la justice, […] pour les sortir des ténèbres des erreurs où ils se trouvent plongés. Et pour cela, il faudrait des années, condition nécessaire, pour que les frères chargés de les convertir apprennent parfaitement leur idiome de manière à les former à la prédication et au catéchisme. (extrait du Mémorial rédigé par le père Clota)

Mais concrètement, sur place, l’on s’aperçoit qu’ils ont tout d’abord misé sur les deux Jeunes Tahitiens, récemment baptisés mais n’ont pas envisagé leur apostasie prématurée; ensuite leur travail évangélique s’est limité à l’apprentissage de quelques prières au jeune frère de Vehiatua: à prononcer les mots «Jésus» et «Marie». Par défaut de connaissance des rudiments de la langue tahitienne, et hormis quelques expressions qu’ils ont recopiées dans leur Mémorial, ils n’ont guère pu parler de religion.

Le lecteur qui prend connaissance de leur Mémorial, demeure plutôt étonné de l’absence de commentaires au sujet de l’apostasie de deux Tahitiens baptisés; on s’attendrait à lire quelques tentatives d’apostolat, de propositions anti-païennes, face aux pratiques sacrificielles des Tahitiens qu’ils jugent «barbares, monstrueuses et démoniaque». On attendrait également un commentaire sur les réelles difficultés d’adaptation en terre si étrangère et si radicalement différente de la culture espagnole.

Autrement dit, le lecteur demeure frustré à la fin de ce Journal, à tel point que son contenu paraît entaché de suspicion quant à la véracité et la datation des faits relatés; trop d’omissions incitent à penser que ce document pourrait être «falsifié»; quant à la datation de ce journal: n’aurait-t-il pas été rédigé après le rapatriement des Pères, une fois éloignés du danger imaginé et écartée toute crainte? Avons-nous affaire à un document remanié?

Selon nous, cet échec tient simplement à la personnalité des Pères: ils n’avaient pas mesuré l’ampleur de la tâche qui les attendait; une tâche hors-norme, dans une île fondamentalement plongée dans un polythéisme de longue date. Leur intolérance, leur esprit négatif, leur absence de curiosité, leur nature peu encline à l’établissement de contacts, leur santé fragile, leur tempérament irascible, leur manque d’humanité, tous ces traits ne favorisent guère l’ouverture vers autrui. Au contraire, ils semblent avoir baissé très tôt les bras, dépassés par les événements. C’était d’emblée une chronique d’échec d’évangélisation annoncée, ne serait-ce que sous l’effet du décalage considérable des mentalités et des représentations, aggravé très certainement par la barrière linguistique. Erreur de stratégie? En réalité seul Máximo Rodriguez, jeune et débrouillard, est arrivé à communiquer en tahitien avec la population.

Le choc de deux cultures, les tribulations des deux franciscains figurent dans la chronique du soldat-interprète Máximo Rodríguez qui se lit très aisément et le journal du frère Gerónimo Clota, auteur du maigre journal ci-dessus évoqué.

Vestiges d’une culture polynésienne intacte, authentique

Le récit des navigateurs ibériques de la période 1772 à 1776 et surtout l’expérience exceptionnelle de Máximo Rodriguez, simple soldat-interprète, relatée son Journal de 1774-1775 rédigé sur une période de dix mois, nous livrent des éléments de la culture tahitienne à une époque où elle demeure encore florissante et préservée de toute influence extérieure.

Évoquons par exemple les espaces communs et sacrés, dans l’habitat tahitien, en fonction des contraintes sociales et religieuses fortement imbriquées: à travers la vie quotidienne de Máximo Rodriguez, devenu ami particulier du chef Vehiatua, nous apprenons l’existence de cercles sacrés virtuellement dessinés autour de tout objet ayant appartenu à un chef de haut rang; ainsi toute maison de chef était frappée du tapu (tabou) tahitien, de même les hangars destinés à la pirogue royale; autre détail: la lèvre bleue inférieure, la tâche bleue sur la paume des mains et sous la plante des pieds, tatouages qui symbolisent l’appartenance à la caste du chef Vehiatua; autres coutumes encore: la confection des tapa, ces tissus végétaux, et leur rôle social et religieux: symbole de richesse, objets de prestige, présents funéraires d’une longueur de trois à cinq mètres, la circulation des tapa en ce temps-là était considérable. Aujourd’hui, le tapa est restreint à un usage domestique et un rôle d’offrandes entres dignitaires du Pacifique de culture identique.

Mentionnons enfin le témoignage exceptionnel de Máximo Rodriguez, qui, a vécu en particulier les derniers instants du jeune grand chef de la presqu’île de Tahiti, Vehiatua. Plusieurs pages de son Journal évoquent les funérailles grandioses de ce chef, mort dans la fleur de l’âge, accompagnés de rites complexes: les funérailles durent plusieurs jours. Cette période voit se multiplier les interdits multiples: interdiction de feu, de sortie en mer, silence total, hormis les tambours qui ne cessent de rouler des jours durant, à côté du marae; les femmes se scarifient tête et bras et se présentent ainsi ensanglantées devant le cadavre; il y a un cortège d’offrandes permanentes de tapa, des sacrifices humains ont lieu. Puis, dans une deuxième étape, le cadavre royal est exposé dans la «maison du cadavre»; c’est la préparation à l’embaumement et le corps est ainsi exposé longtemps, voire plusieurs mois: quatre mois pour le chef Vehiatua, au cours desquels des gardes passent leur temps à chasser les mouches et à oindre le corps d’huile de coco; à côté est placée une planche sur laquelle est déposée de la nourriture apportée quotidiennement (fruits et poissons). Cook rapporte dans son troisième voyage qu’il a pu voir le corps de Vehiatua, soit un an après son décès.

Le lecteur intéressé est invité à consulter la traduction de ce témoignage exceptionnel. Le journal de Máximo Rodriguez, traduit à partir du manuscrit de Londres, est accessible en français, sous le titre «les Espagnols à Tahiti». En lisant ce journal notamment à partir du mois de mai 1774, on se fera une opinion sur la religion pratiquée en ces temps anciens, indemne de toute influence chrétienne.

Ces témoignages espagnols, uniques mais très souvent ignorés par l’histoire du Tahiti ancien, offrent certes un regard espagnol de cette société tahitienne de tradition orale, mais tout aussi intéressant à relever que celui du célèbre capitaine Cook, sinon plus, en ce sens que cette vision de la Polynésie de la fin du XVIIIè siècle nous est offerte à travers un témoignage vécu et authentique.

Des bribes de mémoire tahitienne

Des bribes de mémoire tahitienne sont recueillies à travers les mots du jeune Máximo Rodriguez, devenu «taio» (ami d’un rang très particulier), du jeune arii Vehiatua: ainsi le lecteur intéressé par cette période de l’histoire polynésienne pourra prendre connaissance des premiers contacts espagnols avec les Tahitiens. Comme lors de la première expédition, une description succincte a été faite de Tahiti en 1772 – vue de la mer et un tour de l’île en pirogues et chaloupes espagnoles – et de son climat en ce temps-là. Les Espagnols ont évoqué la forme ronde de l’île haute entourée de récifs, les nombreuses vallées fertiles et luxuriantes, les abondantes rivières et la qualité de leur eau, la frange de terre côtière peuplée de cocoteraies, de bananeraies, et d’autres arbres fruitiers.

Les Tahitiens, de teint basané aux cheveux longs, frisés et oints d’huile de coco, sont corpulents et bien taillés; ils portent un cache-sexe en écorce de bois, leur fesses sont tatouées de différents motifs, ainsi que leurs mains et jambes; les femmes sont de teint blanc malgré leur exposition au soleil; elles portent aux oreilles, tantôt des fleurs, tantôt un petit os de poisson; ils sont décrits comme des habitants très pacifiques et dociles, joueurs de flûte nasale, pêcheurs et cultivateurs; les danses ont été considérées «ridicules, à force de gesticulations des pies, yeux et langues et lèvres, et de déhanchements de corps»; les femmes s’occupent de la confection des tapa aux différentes couleurs. Lors des premiers contacts, elles sont venues les troquer contre des couteaux, et autres babioles en fer. Leur nourriture est à base de poisson cuit ou cru, de fruits de l’arbre à pain, de bananes, le tout sans assaisonnement; ils élèvent des cochons et des poules.

Finalement, ces expéditions espagnoles n’ont pas obtenu de résultats tangibles pour l’histoire de la colonie espagnole et le Pacifique cesse de devenir le centre d’intérêt de la Couronne espagnole. Les îles de la Société tombent dans l’oubli.

Du point de vue de la culture tahitienne, ce travail de recopilation des manuscrits portant sur ces différents voyages offre un certain regard de la culture tahitienne, faussé quelque peu par le prisme culturel espagnol, et à travers le jeune Máximo Rodriguez, qui sert de guide authentique, témoin du Tahiti des temps anciens; ce qui constitue un détail non moins intéressant lorsque l’on sait l’indigence d’ouvrages couvrant cette période pré-européenne de la culture polynésienne.Et, à ce propos, il est très important de souligner que le millier de mots tahitiens consignés par Máximo Rodriguez ajoutés aux cent mots maladroitement retranscrits lors du tout premier voyage espagnol, constituent dès lors un trésor inestimable pour le patrimoine qui recouvre cette période tahitienne, pauvre en documents écrits. L’auteur a donc publié une étude à ce sujet; ce travail de retranscription phonétique et de vulgarisation devra paraître très prochainement aux prochaines éditions du Bulletin de la Société des Études Océaniennes.

Pour conclure, ce regard espagnol porté sur la culture tahitienne s’inscrit entre le premier et le deuxième voyage de Cook, et, comparé à ce dernier qui n’a pas vécu sur l’île, le témoignage des différents auteurs de ces Journaux de voyages ci-dessus énumérés, n’est pas à négliger. Bien au contraire. Nous avons ainsi pu, à partir de nombreuses observations émaillant ces récits, reconstituer, par un lent travail de recoupements et parfois de façon lacunaire, des éléments appréciables de cette fin de XVIIIe siècle tahitien. Malgré l’insuffisance de documents, malgré le caractère non scientifique de ces récits, malgré de nombreuses omissions, une certaine «photographie» de trois années de cette époque a pu être rétablie. Telles sont ces bribes de mémoire, «sauvées» à partir de cette rencontre hispano-tahitienne, unique en son genre.

– Liou Tumahai
Directrice du département de Lettres
Maître de Conférences en Espagnol
Université de la Polynésie Française
juin 2002


Bibliographie succincte:

Les références bibliographiques précises, relatives aux onze manuscrits en espagnol (sur la période 1772-76) – non encore traduits en français figurent à la fin du tome II de la thèse de L. Tumahai citée ci-dessous; le lecteur, hispanophone et intéressé, pourra s’y reporter.

Quelques ouvrages de références, consultables en français, sur cette période:

  • Bovis, Edmond de. État de la société tahitienne à l’arrivée des Européens. Papeete, Tahiti: Société des Etudes Océaniennes 4 (1978), 74 p.
  • Caillot, E. Histoire de la Polynésie française. Paris: Ernest Leroux, 1910, 340 p.
  • Ellis, W. À la recherche de la Polynésie d’autrefois (traduction de l’édition anglaise de 1853 par M. Sergueiew et C. de Buyer-Mimeure). 2 vol. Paris: Musée de l’Homme, Société des Océanistes publication 25 (1972).
  • Garanger, J. Rites et pierres d’autrefois. Paris: Société des Océanistes, dossier numéro 2, Musée de l’Homme, réédité en 1979, 31 pp.
  • Henry, Teuira. Tahiti aux temps anciens (édition de 1928; traduction de l’anglais par B. Jaunez). Paris: Musée de l’Homme, Publications de la Société des Océanistes 1 (1962), 670 pp.
  • Morrison, James. Journal de James Morrison, second maître à bord du Bounty. Paris: Musée de l’Homme, Publications de la Société de Océanistes 16 (1966), 201 pp.
  • Rodriguez, Máximo, Les Espagnols à Tahiti. Trad. Horacio Belçaguy. Paris: Musée de l’Homme, Publications de la Société de Océanistes 45 (1995), 230 pp.
  • Tumahai, L. Les expéditions espagnoles à Tahiti au XVIIIe siècle. (Edition critique du manuscrit de Máximo Rodríguez 1774-1775). 2 tomes. Lille, Septentrion, 2000.

Liens sur les expéditions espagnoles à Tahiti au XVIIIe siècle

/les-expeditions-espagnoles-a-tahiti-au-xviiie-siecle/

mis en ligne : 23 novembre 2002 ; mis à jour : 16 octobre 2020