Je reviens de la fac où, expérience intéressante, j’ai lu quatre poèmes de Damas avec des étudiants en lettres modernes. Connaissant bien la biographie du poète, récitant «Hoquet» par cœur, ils semblent découvrir un autre Damas: un Guyanais qui s’enrage contre les nombreuses frustrations, contre les «désastres» corporels vécus par un Noir en milieu blanc. Pour la première fois, les messages anti-sexistes, les non-dits quant au contact interracial se décèlent à la lecture critique: «Moi qui vous cause/et le souligne/et ose/Moi qui n’ai encore rien dit qui ne pût l’être» sont en effet des vers qui suggèrent des tabous imprononçables, des sujets indicibles que même le genre poétique, genre intime par excellence, a du mal à déballer.
À la bibliothèque, je dois laisser ma carte d’identité pour voir – seulement voir – le seul exemplaire présent de son Retour de Guyane. On me sort une liasse de photocopies: il y manque des pages, et l’exemplaire est visiblement passé par de nombreuses mains.
À la sortie, je me renseigne pour me rendre à l’ «Association des Amis de Damas». Un homme attentionné m’indique le chemin, manifestement intrigué par mon intérêt pour ce Guyanais. Arrivée au cimetière, je retrouve le même regard incrédule chez les gardiens du lieu qui m’indiquent le carreau où repose leur grand poète. Howard University (université noire où il enseigna de 1970 à 1978) chercherait à «rapatrier» les cendres de celui qui initia des regards entrecroisés et des approches comparées dans le domaine des littératures afro-caribéenne et africaine-américaine…
Le soleil tape fort; la lumière blanche fait davantage
ressortir le noir et blanc de cette tombe futuriste
dressée comme une flèche, et qui détonne dans un
cimetière typiquement antillais. Cette sépulture, conçue
par un artiste local, est en effet bien différente des
nombreuses tombes aux carrelages noirs et blancs que
l’on peut voir dans les cimetières à
Fort-de-France, Pointe-à-Pitre ou Saint-Denis de la
Réunion. Surtout son épitaphe, gravée dans une stèle
funéraire et qui n’est autre que l’un de ses
poèmes, rend ce «lieu de mémoire» unique. Il semblerait
que le poète n’ait voulu, comme seule mention de
parenté, que ce poème flamboyant, prière mémorable au
peuple afro-antillais. Entourée de petites et grandes
tombes, les unes plus désolantes que les autres, celle
de Damas partage «l’immense fatigue des pierres»
(Régine Robin, 1999). Mais à la différence des autres
qui nous renvoient au passé et à l’Histoire du
peuplement guyanais (familles chinoises, françaises,
libanaises, femmes et hommes venus des îles
environnantes), la tombe de Damas exhorte à œuvrer pour
l’avenir.
La torche de résine
portée à bras d’homme
ouvrant la marche
dans la nuit du marronnage
n’a jamais cessé
à dire vrai
d’être ce flambeau
transmis d’âge en âge
et que chacun
se fit fort de rallumer
en souvenir de tant
et tant de souvenirs
Tout à coup, je crains que sa prière ne soit restée lettre morte… Mais quand je rencontre Eugénie Rézaire, conseillère régionale et présidente de l’Association Damas, quand je l’écoute, en pré-programme de la députée guyanaise Christiane Taubira, scander et citer Damas, je sais que sa parole est encore vivante.
toutes les photos sur cette page, © Kathleen Gyssels, Cayenne, avril 2002
Ce texte de Kathleen Gyssels, « Recueillement », est
publié pour la première fois sur Île en île.
© 2003 Kathleen Gyssels et Île en île
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