Serge Legagneur, « Le crabe », dit par Anthony Phelps


Le crabe

1

sous l’aisselle tiède
sa légende
un dieu bonasse
cuvait son vin

me voici aujourd’hui votre servante
je vous apporte l’eau
un homme dirait-on
se prend au piège d’un miroir
me voici votre servante acquise
je vous coifferai
vous vous aimerez madame
aujourd’hui
sans huile sans charbon ni roucou
votre fête c’était hier
je vous apporte l’eau
la lampe qui l’habite apaisera votre douleur

2

me voici

fille hybride de l’eau claire et de l’acajou
mes lèvres habillent l’automne
mes yeux furent-ils jadis terre heureuse
mes seins gazelles ardentes
quand je lève la main la nuit me tend sa joue
les seigneurs du levant arrêtent leurs montures
quand ils croisent mon chignon
mes reins dans leurs pupilles battent la campagne
votre double disent-ils
mais je ne parle jamais aux hommes
sentant bon l’herbe et la fumée
je suis vierge
je suis comme vous m’aimez madame
si je ne tiens pas la clé de l’eau
me voilà tout de même votre ombre à dos
mais je vous tends aujourd’hui le miroir
nous voici à son délire rendues
comme d’aventure bonne
au fort de noces noires
je n’en ai point souvenance
nous rendues au piège de leurs chants
je serais fille d’eau trouble
et ressemble à ma mère dit ma soeur
je suis fille d’acajou
et de race
je n’aime pas les hommes
celui qui gît dans le miroir tient d’un autre profil
lorsqu’un poulain ailé dévale la colline
je fais des voeux secrets
notre fête c’était hier
je vous apporte l’eau
me l’aimerez-vous madame

mais le secret de l’eau ô ma soeur
qu’y puis-je
d’être à ma mère son ombre à dos
nous pris au piège du miroir
qu’y puis-je
si l’homme qui l’habite
est aussi l’épousé

le secret de l’eau claire
je le connaîtrai ma soeur
dussé-je dussé-je te tuer

je suis votre servante
qui vous apporte l’eau
la lampe qui l’habite apaisera vos rancunes
l’habitant du miroir se prend à sa gelée

l’eau que je vous tends
est celle de mon chant
je suis vierge madame
je ne cache point d’amant dans le pli de ma robe
le cavalier noir ailé là-bas du bout de vos paupières
qui déflore le vallon
montant le nordé
machette en bandoulière
un foulard rouge autour du cou
infléchi à vos pieds couverts de calicot
demandant en tremblant une gorgée
d’eau claire
je ne le connais pas
je ne l’ai pas connu
mais dire
quelque temps du bout de vos regards
certains soirs d’automne
soit au seuil du printemps
ou de la fenaison
quand il faut engranger
la faux à bout de bras
mais dire
j’aperçois l’ombre dans le talus
dans vos paupières
l’envol soudain de tourterelles disant
qu’un ange par là passe

3

ma mère disait ma soeur
je suis votre servante belle
voici l’eau claire
voici l’eau douce
et je vous coifferai
vous vous aimerez madame
sans huile sans charbon ni roucou
je vous apporte l’eau
la lampe qui l’habite apaisera votre douleur
mon père est le miroir
je suis fille d’eau claire

selon votre désir

j’ai coupé le vallon
la colombe agitée nichée entre mes seins
folle comme une chèvre
j’ai dévalé la pente
vers la source
vers la grotte
je vous rapporte l’eau
il y a va de mon sang
suis-je vierge suis-je folle

voici l’eau sourde
la lampe qui l’habite apaisera vos chimères
le veilleur de la grotte
l’ange du miroir
répondent au même chant
je vous apporte l’eau
selon votre désir
vous l’aimerez ma mère
comme à l’accoutumée
vous la préférerez à celle
de ma soeur
votre ombre à dos

pourtant pourtant
la montagne a des crampes
et je m’agite
des nuages là-bas tendent des torses de crucifiés
des nombrils empalés
quelque chose se fouille
qui ventriloque
une grotte qui govit à la défloraison
un coq qui hoquette à l’accent de l’hameçon
l’otage qu’on dépèce au fil d’acajou
une faux menace
mon ventre tressaille
j’ai mal
je vous aime madame
et ma soeur
si je ne peux plus la regarder
c’est qu’hier
m’en allant vers la source
j’ai surpris dans le talus
un ange noir
qui guettait

la chouette visionnaire marqua le temps

voici l’eau claire
voici l’eau sourde

4

m’aimâtes-vous jamais

madame notre mère

l’eau trouble que voici
vous l’avez dédaignée
pour l’eau douce de ma soeur
que l’homme qui l’habite apaise votre ennui

aussi l’ai-je suivie hier ma soeur
s’en allant à la source

bien avant la falaise
l’invite à l’amoureuse

ma soeur et votre fille n’est pas vierge madame
comme l’hirondelle fait parfois le printemps
votre fille s’en allait
la pâquerette à sa tempe gauche
quand au bout du sentier
où naît soudain la chaux
peu avant la falaise
je l’ai vue s’arrêter
elle entonne une chanson
comme extraite de ses hanches
et dans un seul saut de chèvre
fondre dans la pente
je l’ai suivie ma mère
votre fille ma soeur
comme une femme aimante
comme une femme aimée
la cruche sous l’aisselle gauche
je l’ai vue
retrousser ses jupons
reprenant sa chanson
mi-miel mi-lune
elle pose le pied dans l’eau troublée
répétant sa chanson
s’avance à pas comptés
s’enfonce le pied tremblant
jusqu’aux genoux jusqu’au bassin jusqu’au nombril
mais vous dirai-je
spasme
rides
repliement de l’eau jusqu’à la grotte
ma soeur avance
relevant sa jupe d’aurore à mesure
à mesure l’eau se trouble
elle se rapproche de la grotte
ses cuisses ses cuisses ses cuisses
clapotements
cris vifs d’insectes mâles s’assourdissant
parmi sable et galets soleil odeurs

soudain mais soudain

de l’entrebâillement vaginal de la grotte
à ce chant
à ce cri
à ce parfum
à ce remous
l’embrun
le voile se déchire
lent majestueux un roi surgit
entre la terre et l’eau
à fleur douce
trempe lucide
aguerri
rubis
ma soeur dans l’eau
celle-ci s’éclaircissant à mesure
ma soeur jupe relevée
répétant sa chanson
un roi d’attaque fonce
pince pics boucliers
moi dans le hallier
la source ridant en sens inverse
un crabe-prince
lentement s’avance
de biais
flanc gauche vers le soleil

l’eau trouble moins troublée
au chant s’éclaire et s’éclaircit
jusqu’à la hanche

ma soeur ici remplit sa cruche

me voici mère votre servante disait ma soeur
je vous apporte l’eau claire
la lampe qui l’habite ne brûle
que de mon sang

là-bas dans le hallier
le corbeau-timonier marquait le temps
ma mère disait ma soeur
voici l’eau claire
voici l’eau douce
et voici la chanson

5

la fête c’était hier

aujourd’hui
lorsqu’au cri du corbeau
midi près
j’ai demandé la cruche
j’ai repris le sentier
lorsque
lorsque
lorsque midi enfin guide à pic
vers la source vers la grotte
j’entonnai la chanson
les mêmes gestes tronqués
depuis le minéral inquiet
jusqu’à l’oeil unique de la grotte
ma jupe relevée
retenue de ma main gauche
la droite gardée derrière mon dos
le crabe apparaît lent méfiant
l’eau trouble plus troublée
au chant s’éclaire et s’éclaircit
alors alors
ma main cachée soudain surgie
dans un seul bruit d’os
défonce sa poitrine
d’un coup de pieu d’acajou franc
le pieu qui borne madame votre jardin

un cri soudain de bête blessée
ô ma soeur
rebondit

depuis
du rocher aux bosquets
des bosquets aux vallons
des vallons au rocher

j’ai rempli ma cruche dans un bouillonnement sourd

du haut de la falaise
au bout du sentier
là où la chaux tisse sa croûte
dans l’eau virée au rouge
j’ai vu
votre ombre à dos

qui dans le miroir cette fois-ci répond
à cet ange de sang
je suis votre servante unique
acquise une fois pour toutes
je vous apporte l’eau
un homme est mort
pris au piège du miroir
l’image qui l’habite apaisera vos désirs

midi
un ange noir
veillait dans le hallier

sous l’aisselle tiède
sa légende
un dieu bonasse
cuvait son vin


Le poème « Le crabe » par Serge Legagneur a été publié pour la première fois à Montréal aux Éditions Estérel en 1981. Il est reproduit dans le volume de Serge Legagneur, Poèmes choisis, 1961-1997. Montréal: Éditions du Noroît, 1997, pages 89 à 101.

Dit par Anthony Phelps, cet enregistrement du poème est extrait du disque Haïti Littéraire, poèmes, dits par Émile Ollivier et Anthony Phelps. Montréal: Les Productions Caliban, 2011. Notez bien qu’à l’avant-dernier vers, « un dieu bonasse » est bien le texte imprimé ; pour l’enregistrement, Anthony Phelps dit « un dieu vengeur » à la demande de Serge Legagneur.

Poème et enregistrement reproduits avec la permission des ayants droits. Tous droits réservés.


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mis en ligne : 11 octobre 2018 ; mis à jour : 2 novembre 2020