Lectures – Boutures 1.2

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Lectures
vol. 1, nº 2, pages 47-52

Edwidge Danticat et les zones grises!

Edwidge Danticat
La récolte douce des larmes, roman,
Grasset, 1999, 232 p.

Edwidge Danticat     Encore un rappel à nous-mêmes sous la plume de Danticat: La récolte douce des larmes est de ces romans que l’on relit pour comprendre comment les frontières humaines sont étanches.

L’histoire se déroule dans un village dominicain, proche d’Haïti. Les protagonistes sont des deux peuples. Distants et pourtant solidaires, ils cherchent un sens à leur histoire. Leur rencontre, si elle débouche sur une sale guerre, n’est pas moins une quête d’aube et de lumière.

Le récit

Amabelle Désir, jeune Haïtienne, travaille chez la señora Valencia, une Dominicaine d’origine espagnole, épouse de Pico Duarte, officier du dictateur dominicain Rafael Trujillo. Les deux jeunes filles, malgré leur différence de couleur, de classe, ont été élevées ensemble. Mais, la vie les a séparées. Amabelle vit sa vie de domestique sous la paillasse où le soir elle accueille son amant Sébastien, jeune coupeur de canne haïtien. Quant à la señora, elle choisit sa vie silencieuse d’épouse.

Un matin d’août 1937, Valencia met au monde un couple de jumeaux, telles les deux parties de l’île. Dans ce même temps éclate la chasse aux Haïtiens qui culmine sur le massacre de vingt mille d’entre eux.

Dans cette histoire de sang, de guerre où la violence marque l’évolution du récit, la narratrice semble chercher la lumière. Quête bouleversante qui fait du sang une chanson d’amour. Là où la romancière réussit est que l’histoire au sens événementiel du terme est moins forte que la relation établie entre les personnages. En marge du sang et de la guerre, il y a leur pulsion à survivre, leur intime colère; et l’alternance toujours possible entre tendresse et malheur…

Le roman La récolte douce des larmes évoque une histoire chère aux Haïtiens. En effet, le fait historique du massacre des Haïtiens sur la frontière haïtiano-dominicaine est un thème récurrent chez les écrivains haïtiens. Déjà, Jacques Stephen Alexis, dans Compère Général Soleil (Gallimard, 1953), René Philoctète, dans Le peuple des terres mêlées (Deschamps, 1989) ont traité ce thème.

Édwidge Danticat est de ces écrivains qui ne se prennent pas trop au sérieux. Son métier est de raconter. Se raconter et raconter la mémoire de sa terre natale. Ceci dans une langue qui lui est familière: l’anglais. Cette figure d’écrivain était jusqu’alors inconnue de l’histoire littéraire haïtienne.

Les récits de Danticat, comme sa biographie, font part de cette aventure duale, à un triple niveau:

  • Espace géographique: Haïti/USA/Santo-Domingo
  • Espace langagier: créole/anglais/espagnol
  • Espace générique: dominante de la voix féminine

La romancière intervient de manière décomplexée, tant par rapport à la langue qu’à celui du territoire. Deux topos généralement sacrés dans la sacro-sainte tradition littéraire haïtienne sont battus en brèche. L’identité, individuelle ou collective, nous apprend-t-elle, est toujours une construction de l’imaginaire.

Danticat offre ainsi une voie de ressourcement au récit haïtien tant par la pluralité des voix enchâssant son récit que par le bouleversement de l’espace narratif. Ainsi avec la romancière Danticat, on délaisse la tradition du «roman à thèse» et du roman idéologiquement marqué (paysan, prolétaire, bourgeois, indigéniste) pour se retrouver dans des zones grises. Tant mieux!

R.S-E.

De ville et d’odeurs

Joël Des Rosiers, Vétiver, poèmes, Montréal, Triptyque, 1999.

Joël Des Rosiers, Vétiver«Des Villes hautes s’éclairaient sur tout leur front de mer, et par de grands ouvrages de pierre se baignaient dans les sels d’or du large.»
Saint-John Perse

Joël Des Rosiers, bâtisseur à sa manière de «ville haute», a fait le pari de conter sa ville natale: Les Cayes. La ville est retracée non point dans sa géographie mais plutôt dans ses nuances olfactives. Le titre d’ailleurs, Vétiver, évoque l’atmosphère.

L’auteur adopte dès le départ un parti-pris narratif et patrimonial. Le poème s’éclaire par la route du promeneur et commence par la genèse de celui qui revendique sinon les lieux, du moins le parfum des origines. Tapisserie du temps, étirement des repères et des sujets.

La supplique des bras accueillant et la généalogie familiale ouvrent l’espace du discours (poétique) à toutes les aventures poétiques. De Caye, haut lieu poétique de Saint-John Perse à la ville natale du poète (Cayes), les repères sont dressés pour une aventure géo-poétique des plus salutaires. Comme si au commencement, ce furent les mains, entre vie et mort:

«les mains nous précèdent
elles nous accueillent dans le monde
mains du chaman mains de la sage-femme
celles de l’accoucheur soutiennent quand tient le moment
de choir hors du ventre des femmes que nous quittons en larmes
j’ai reçu en partage les mains de mon père
lui-même les avait héritées de sa mère Amanthe
dont la beauté était mythique
Amanthe mourut de mort soudaine
Le 23 février 1911 à onze heures on criait au feu» (p. 13)

L’espace du moi mêlé à celui des lieux se superpose. Le poète en voyant-voyeur opte pour l’insondable mémoire, celle qui se gomme et qui pourtant se veut éternelle. Voüà, en effet, la tension d’un texte qui se déroule et se dénoue dans le mouvement et la rencontre. Dans l’appel des langues, des terres et du désir.

Après la naissance, les cayes et les mains, c’est à Vaïna, l’illustre servante qui «avait besoin de miracles de vétiver de rédemption». Les odeurs, les couleurs et les parfums créent dans leur correspondance un grand goût d’ivresse. Avec l’autoreprésentation de l’écriture, objet et sujet, destin et anti-destin.

La géographie, dans la confusion des espaces, se souvient des mappemondes, de Cayenne la ville et des Cayes où les femmes s’appellent en toute fierté cayennes. S’élargit ainsi l’espace qui, comme par miracle, intègre et puis revient la confusion des voix et des mémoires. L’enfance apparaît en force, car elle est d’immortalité, reconnaît le poète, les personnages du «vert paradis» montent troublants comme ce maître qui «transmettait pour longtemps la passion de la langue».

Puis en finale Basse-Terre, comme point de chute des corps et du poème dans la lente montée des couleurs, des odeurs et des mers. Avec la sensation que le poète revisite le monde, avec ses maux/mots, et de cette herbe mythique, le vétiver. L’écrit alors fut au commencement comme la douleur des eaux.

Ce recueil, dont l’écriture rappelle la sagesse ancienne des hiéroglyphes, illustre bien les théories caraibéennes où la transe de la phrase ouvre les chemins de l’impossible transcription «avoir perdu le Livre du père de mon père» et de l’impureté. Vétiver: une odeur et une sensation qui donnent ce «rêve d’envol» dont rêvait Bachelard.

R.S-E.

Une anthologie de littérature créole haïtienne

Jean-Claude Bajeux, Mosochwazi pawòl ki ekri an kréyòl ayisyen, Anthologie de la littérature haïtienne, Editions Antillia, 1999.

Jean-Claude BajeuxJean-Claude Bajeux, poète et ex-ministre de la Culture, vient de publier un ouvrage dont le double titre est Mosochwazi pawòl ki ekri an kréyòl ayisyenAnthologie de la littérature haïtienne.

Ce volumineux ouvrage, travail patient qui s’étend sur près de dix ans, est le premier du genre sur la littérature haïtienne d’expression créole. Moins qu’une anthologie, comme le reconnaît l’auteur, cet ouvrage est un travail d’archéologie consistant à rassembler des vestiges d’une langue, d’une culture et d’un discours social.

Par cet aspect, Bajeux innove dans la mesure où il montre le parcours et la vitalité de l’écrit créole en Haïti. Un travail sur la langue créole se fait depuis deux cents ans, et cela confirme le refus des écrivains haïtiens vis-à-vis des expériences hybrides et médiatiques de la créolité. En Haïti, des auteurs s’attachent davantage à l’accélération du processus de créolisation.

Cet ouvrage nous ouvre «des chemins de la textualité». Désormais, le public dispose d’un document fiable avec lequel il peut naviguer d’un texte à un autre et d’un état de langue à un autre.

Des textes anciens, «Lisette quitté la plaine», en passant aux textes bibliques traduits, aux proclamations de Boukman, de Sonthonax, de Bonaparte à la proclamation de l’Indépendance jusqu’au corpus littéraire contemporain. L’auteur, de manière méticuleuse, essaie d’ordonner une histoire littéraire que l’on considère souvent boiteuse, faute d’informations.

Sans prétention de vigie, l’auteur propose une histoire à (re)définir un état de la production. Ainsi toutes les formes du discours sont intégrées: publicité, textes liturgiques, proverbes, chansons, poésie…

Pour Jean-Claude Bajeux, une bataille est gagnée:

«… Il est certain que, depuis ‘Choucoune’, une bataille a été gagnée: reste à voir si cet outil qui a été mis au point servira au peuple haïtien à réaffirmer son identité et surmonter ses complexes…»

Il y a dans cette anthologie des omissions graves pour le moins, et aussi des vices de traduction. Les textes de nombreux auteurs créolophones comme ceux de Dominique Batraville, d’Antonio Rigal, de Émile Célestin Mégie, pour ne citer que ces trois-là, ne figurent pas dans cette anthologie, on ne sait trop pourquoi.

Saluons tout de même la parution de cet ouvrage, qui constitue un temps fort pour l’écrit créole, trop souvent relégué aux catégories de l’exotique ou du vernaculaire. Saluons aussi le patient travail de Bajeux, qui ouvre la voie à une saisie globale de la langue créole, tant dans ses déploiements littéraires que dans les divers niveaux du discours social haïtien.

Écrire la poésie de la ville

Rodney Saint-Éloi, J’avais une ville d’eau de terre et d’arcs-en-ciel heureux, Edition Mémoire, 109 p., 1999.

Rodney Saint-ÉloiJ’avais une ville d’eau de terre et d’arcs-en-ciel heureux, ces mots, on dirait tout un vers, s’étalent en titre sur la couverture du dernier livre de Rodney Saint-Éloi. Livre est bien le mot, apte dans son imprécision, à désigner cette publication, le mot «recueil» ayant déjà recouvré un sens bien admis par la tradition. Les nombreuses pages de ce livre ne sont ni une compilation de poèmes épars, ni même un long chant. Au fil des pages, le poète (pardon! l’écrivain) répond aux multiples sollicitations d’un genre à un autre. Il arrive jusqu’à verser dans le para-littéraire, comme si pour lui le meilleur moyen de définir la poésie, la bonne, était de dire, de montrer ce qu’elle n’est pas.

On connaît déjà la passion de Rimbaud, dans son «Alchimie du verbe» pour les peintures idiotes, les enseignes et enluminures populaires. Saint-Éloi aussi s’y intéresse, les intègre et en fait une «poésie de récupération». Cela frise le patchwork, et les gardiens de la tradition peuvent s’en offusquer, ils choisiront de lire les passages qui rappellent René Philotècte ou Roland Morisseau. Au poète alors de rétorquer, paraphrasant Bachelard: «Qu’est-ce qu’un beau poème sinon une folie retouchée?»

C’est en fait le thème, élu dominant par le poète, qui offre des prétextes à toutes formes d’aventures: La ville et pas n’importe laquelle, Port-au-Prince, «légendes aux pieds poudrés (…) grande barque de hasard», Port-au-Prince des graffiti sur les «tap-tap» et les murs, ville aux enseignes peinturlurées. Ce thème évoque aussi la marche, les promenades et l’on sait que la marche est souvent associée à la poésie, à la rêverie, à toutes sortes d’évasion.

Livre insolite donc, qui nous surprend favorablement, avec le discours de la publicité, les graffiti et les aphorismes mais qui retient également les belles coulées poétiques, entrecoupées de fragments de narration continue. Le poète n’est pas allé jusqu’à des expériences qui aboliraient la notion même de poésie. Sans doute a-t-il voulu tout simplement, comme le fit un jour Picabia, ajouter des moustaches à la célèbre «Joconde» de Léonard de Vinci. Il use, lui, du vocabulaire le plus familier et introduit le langage parlé au milieu du vocabulaire châtié qui sert d’habitude de support au poème. Et l’on pense à la formule d’André Breton: «Il est même permis d’intituler poème ce qu’on obtient par l’assemblage aussi gratuit que possible de titres et de fragments de titres découpés dans les journaux». Rodney Saint-Éloi n’est pas allé tout à fait jusqu’à ces expériences maximalistes. Petit Poucet prudent, à sème dans les dédales de son aventure scripturale de merveilleuses petites pierres poétiques qui nous aident à reconnaître la poésie dans sa lettre «à colo princesse de la ville», ou dans ses nombreuses maximes, comme: «La seule ville au monde à rêver et à aimer est le corps heureux d’une femme endormie».

Gary Augustin

Entretissages

Jean-Claude Bajeux, Textures, Éd. Deschamps, Port-au-Prince, 1997.
Claude Pierre, Le voyage inventé, Éd. Pleine Plage, Pétion-Ville, 1998.

Textures. Que recouvre ce titre? Sans doute l’idée paradoxale qu’une vie rêvée va à l’image et ressemblance d’un texte, qu’on peut en tisser les fils, organiser, apprêter, mêler les époques. Une telle vie tient par toutes ses parties, le tissu en est serré compact, sans fissures, et chaque détail compte, comme dans un poème! Des correspondances s’établissent, points de soudure qui relient l’enfance, la maturité et la vieillesse, comme se confondent sensations et sentiments, ce monde-ci et ses entours, et ses arrières. A travers continuités et ruptures, enjolivements et cohésion d’un imaginaire, se dresse l’espace d’une fidélité, «ma fidélité», dit le poète!

Les différentes figures tirées de l’ordinateur tentent dans le recueil de reproduire tantôt la bigarrure heurtée, tantôt la surface lisse des obsessions et hantises, toute l’épaisseur d’un désir d’unité. Deux obstacles cependant à ce point de lecture enchantée: la quasi disparition des blancs, de la page blanche, des silences essentiels au poème, à sa respiration intérieure; et on doit regretter que l’index qui fournit dates et lieux de composition, et qui permet de suivre le tissage des temps, saute malheureusement une dizaine de poèmes. La restitution de ces manques confirme cependant l’ensemble: depuis le temps où la revue Optique (N° 33 et 34 novembre et décembre 1956) découvrait en J.-C.B. un nouveau talent, étonnante absence des années 60 et 70 dont je compte à peine neuf poèmes, tous sombres, ce qui laisse imaginer une période très active ou un grand désarroi, et abondante production des années 80 et 90. Mais laissons au poète la liberté de ses choix. Car, si le poème dit bien l’aventure d’un sujet dans sa relation au monde, on se gardera d’en faire un journal ou un pur témoignage!

Libre aussi au critique d’y opérer ses choix, de dégager un angle de lecture du poème. Celui de Bajeux, malgré son désir de cohérence plane:

«tout se fait un comme mangue que je tiens entre les doigts fruit sans défaut fleur sans cassure»

me paraît singulièrement ouvert, «en veille de départ vers les grands espaces». L’errance a permis au poète de répandre sa tendresse sur tous horizons, il habite désormais «une maison ouverte à tous les vents». J’ai donc choisi d’entretisser cette vie-texte à un autre texte, d’entrelacer les recueils de Jean-Claude Bajeux et de Claude Pierre autour de questions que pose déjà le titre du dernier recueil de Pierre, Le voyage inventé: pourquoi ces écrivains choisissent-ils de retourner en terre natale dès l’ouverture de 1986, Bajeux dans l’impatience et la fièvre des premiers arrivés, Pierre dans l’invention d’un voyage qui n’en finit pas de se réaliser? Et pourquoi y restent-ils? Questions, me semble-t-il, qui pourraient illuminer le difficile et incessant dialogue entre «l’intérieur» et «l’extérieur», souvent plein de malentendus et de brèches, car ne voici-t-il pas des poètes-ponts, passerelles de compréhension, à la fois venus de terre étrangère et ayant fait le saut du retour! De ce dialogue, la revue Notre Librairie (N° 133 janvier-avril 1998, pp. 38-60) fournit déjà termes et débats.

Cahier du retour

Je crois qu’il faut lire Textures à rebours, à partir de la fin, de ces onze poèmes poignants, tout frémissants de colère et d’une indéfinissable tendresse. Le poète nous aura avertis auparavant d’un ‘cataclysme’: la clef des hiéroglyphes, de son rapport complexe au miroir brisé d’un monde divers, «mais la mort pour toi déjà a tout défait», nous la trouverons «au grenier d’une vieille maison». Il ramasse, rassemble sa vie entière – paysages heureux, émois et heurts sociaux, espaces de l’ailleurs-au-tour de la maison familiale aux chaises vides. L’implicite de ces textes a été narré, on le sait, par Graham Greene à la fin de son roman Les comédiens. Mais quelle détresse, quelle défaite, quels cauchemars laissent filtrer ces voix, venues de quel tréfonds religieux (‘Legba’,’Lan ginen yo pa ka tounen’) faisant appel aux mythes populaires, mêlant, plongeant la douleur de Jean-Claude parmi mille morts infâmes, donnant force et vigueur à ses cris, à l’intense clameur de justice maintenant surgie de toutes couches sociales (‘rendez-les nous nos morts’)? Ici brillent l’antithèse en distiques, construction/destruction, mort/vie, l’anaphore, la litanie, et derrière la silhouette de cet homme en pleurs devant Fort-dimanche, se profile la haute stature de Charles Péguy. La mélopée atteint son sommet avec le poème ‘Quand frappe ton nom’, élégie aux vers impairs, chanson comme suspendue et indécise aux parents disparus, que clôt le carré dense et dur du décasyllabe. On comprend que le retour parmi ses morts (et c’est déjà merveille que la diction de cette souffrance à travers la catharsis du poème ait été rendue possible dès la fin des années 70), fut perçu par le poète tel un … pèlerinage!

Le retour de Pierre relève aussi d’une fidélité, mais à sa mission de poète, que nous livrent ses recueils antérieurs: déjà Tourne ma toupie, recueil de jeunesse, sonnait l’hallali d’un poète responsable, qui veut ranimer de sa voix fraîche une Haïti sombrant dans la mort. Mais pour la seule année 1986-87, voici Crues, au titre évocateur qui magnifie la coulée, la levée populaire contre la dictature, C’est un grand arbre quinous unit, hommage aux symboles d’ancrage en terre d’accueil qui retentit comme un adieu, et surtout Le coup de l’étrier, annonce d’un départ. Ici plus qu’ailleurs, le poème tournoie comme toupie – image de jeu prégnante chez Pierre -, écartelé entre enthousiasme et chagrin: la décision de partir ne semble pas facile. Le poète jauge sa fragilité devant l’échelle d’enfer qu’il faudrait abattre, «Ô ma cité dévoreuse de poètes et de héros». Le coup de l’étrier frapperait ainsi en coups d’estoc et de taille contre la désolation de la mort annoncée. «Puis surgit-elle/comme un triomphe discret / cette éclisse de moi-même à mon premier jour». Marcher dans la poussée du vent, obéir à la conscience, le branle est donné, voici maintenant, le s des territoires mis entre parenthèses pour la prédilection d’un seul: le voyage inventé sera cahier de retour en terre natale!

Constat

Si la blessure de Jean-Claude provoque une rupture de l’être même, ébranle l’inconscient, déchire l’ontologie, celle de Claude délimite en amer constat le ‘périmètre du mal-vivre’. Amertume d’abord dédiée à l’antithèse, à l’opposition fortement marquée entre un jadis féerique et l’aujourd’hui de Corail, le bourg qui fut «vert paradis des amours enfantines», maintenant enlisé, «aux dents branlantes». Mais toute l’île-prison se débat dans la hantise de mort, dans cette heure ambiguë du crépuscule, «entre chien et loup». Le poète file la métaphore en allégorie, déployant en réseau tout un bestiaire maléfique autour des chiens et des loups: charnier qui maintient l’ambiguïté de l’heure (question lancinante de l’indéfini: qui tire?), mais la dévoile aussi à travers calembours sur le de facto Nérette, dates précises – un poème titré 93; l’horreur du coup d’État enserre villes, île, pays dans les murs étouffants d’un tunnel. Flagorner l’impérialisme (‘Pinga Zotobre’, le racisme (‘Paroles vives’): poèmes-affiches sous l’égide de Roumain, maître d’un intertexte préconisant ‘la poésie comme arme’. Mission accomplie, fidélité pérenne.

Chez Bajeux, la métaphore se condense, pur diamant, au paysage qui prend valeur de symbole, palpitant de sève dans l’élan de l’acajou. Le désert lunaire et minéral qui se profile à travers les prédations de l’histoire, prépare d’autres poèmes, assurément plus faibles, sur la répression par exemple. Symboles pourtant consistants par eux-mêmes, dénonçant l’environnement en péril: Bajeux va jusqu’à mettre en pièces l’imaginaire de ses amis écrivains, Depestre, Morisseau et Métellus, tous djons exilés de Jacmel; ce Jacmel célébré, magnifié par l’imaginaire, voire par les conquêtes de l’histoire, n’a jamais existé.

Ce double constat dégage donc identiques conclusions, mais par des chemins divers. Si le poème de Pierre demeure plus lié aux circonstances, de même d’ailleurs que ceux de Bajeux livrant échos de la répression, une conception plus allusive, plus attentive à la force d’un symbole chez l’un appelle chez l’autre le flux des métaphores filées.

Demeurer

«d’où viennent ville-ma-tombe
ce charme et cet effroi
d’où vient que le poète se sent attaché
à tes venelles aux bidonvilles à ta ténèbre pestilence»

Ces questions qui ferment chez Pierre la ‘Ballade à hurler hors des murs’ gardent leur pertinence. Par delà le mouvement quasi religieux de fascination et de terreur, qui exhausse la ville maudite au divin, au sacré, on peut penser que la dureté du constat inviterait à un nouvel abandon, à l’exemple de l’archéologue des Urnes scellées d’Ollivier, ou de poètes sarcastiques comme Maurice Cadet. «Quel dessein quelle ligne/hante l’antre du poète», précise Pierre.

La ligne de Bajeux est verticale, station de l’homme debout, des Pâques modernes, d’un «peuple de vivants». Le poète chante le lever du soleil à Montjoli – et les verts courts, la violence des inversions irradient la glorieuse montée -, et se rêve Icare

«d’un coup d’aile blanc te joindre
par le feu vertical de mes fusées mû»

La verticale n’exclut pas sa base, sa droiture et son envol tiennent à un solide ancrage. Ainsi, à l’inverse des nébuleuses d’Apollinaire dans ‘La chanson du mal-aimé’, plusieurs poèmes proclament la fécondité de la vie quotidienne, «Les magies de l’ici», feu prosaïque, lampe et sel, «la vie qui ouvre la vie». Le bilan de la dialectique mort/vie, quand bien même il implique parfois solitude et errance, élève le coeur telle citadelle sur montagnes rugueuses

«là où j’ai vu un grand mapou aux racines baignées d’eau belle»

La splendeur dressée de ces vers s’incurve plus facilement chez Pierre vers l’arabesque, la caverne indienne, l’hémicycle. À cet écrivain plus fragile, la courbe lovée de l’amitié, du demi-cercle sert de refuge et de rempart. Le cahier 6 s’intitule hémicycle, et c’est merveille en vérité de retrouver dans le village semi circulaire, dans la baie ouverte, le yanvalou d’anses de Corail, et jusque dans le chant du ruisseau serpentin l’affleurement de vie. Affleurement qui n’exclut pas, comme chez Bajeux, la croix: le poème de ce titre est disposé en croix franciscaine.

Ressources

Dans ce pays dur à vivre, une ligne verticale ou courbe ne saurait suffire, et il faudrait interroger longuement les substances aimées des poètes, qui nourrissent le souffle quotidien, qui alimentent la survie. Identifions au moins au passage, à titre d’exemple, ce que Bajeux nomme ‘la mer absolue’, paysage aussi bien de montagnes surgies, mère non point prédatrice ni violente, mais réceptrice, mais enveloppante, «stase liquide», toute ornée de métaphores gustatives et visuelles, le goût demeurant le sens dominant qui anime et rassemble les autres, un peu comme la madeleine de Proust. Et goûtons justement – nougat, douspoudous – comment la vaste mer, nostalgie de l’exil, se condense chez Pierre, se cristallise en écume: écume tourbillonnante, lovée comme toupie, comme anse dansante, comme ruisselet «qui fait la planche», comme ce corps crabiné en toutes randonnées aventureuses ou quelque peu paillardes. L’érotisme du poète derrière les charmilles rappelle davantage Durand que Depestre, d’une lubricité gentille, bon enfant, qui n’écarte pas l’ironie sur soi et sur le guet de l’âge – la calvitie précoce!

Source d’énergie plus puissante assurément, la femme aimée d’un amour courtois. Nos poètes se rencontrent dans la plus pure tradition pétrarquisante. Les nombreuses références au Moyen Age en témoignent, Dante ou Le roman de la rose pour Bajeux, Aucassin et Nicolette, Villon, Aragon et Philoctète (poètes modernes baignant aux mêmes sources vives) pour Pierre. Chez ce dernier, l’amour tremble d’attente, d’angoisse, car le voyage est encore à inventer, à poursuivre. L’absence de la femme aimée, ardemment désirée, et qu’il faut convaincre à grands coups d’arguments oratoires, irrite et durcit le mal-vivre; le cahier 5 est consacré au rendez-vous suprême. Le lecteur simplet ne manquera point de s’étonner – mais le langage amoureux entre définitivement en marge du social, en rupture du vulgaire – du bégaiement étranglé, de la difficulté du tutoiement, des silences volubiles… Car la femme est ici promue reine, déesse, infante, Madame-madame! Et l’amoureux transi décidément chevalier servant, qui tresse comptines, entrelaces de corps et autres baisers furtifs. Un poème de Bajeux, ‘Ta main dans ma main comme une tourterelle’, chantera avec quelle pudeur sacrale le paradis de la main – palme, doigts, ongles, sang – aimée et salvatrice. Nerval et Augustin à l’horizon, ne faudrait-il pas voir en cette image féminine le village de Corail, tout ce poids du coeur (poème du jeune Bajeux dans Optique, malheureusement absent du recueil) vers la sève du pays natal, l’Haïti chérie?

Les chemins divergent sur l’écriture poétique, autre vif adjuvant. Les meilleurs poèmes de Bajeux relèvent d’une écriture maîtrisée, classique dans ses allitérations discrètes et étudiées. S’il s’essaie parfois au poème en prose pour chanter par exemple la prodigalité diverse de la Caraïbe, toute en croisements de langues et de cultures, citant Carpentier ou mâchant des airs portoricains, le vers fibre, qui épouse parfois d’anciennes formes fixes comme le sonnet, lui est plus naturel, et il opte souvent pour un poème ouvert et suggestif, mettant en oeuvre les correspondances baudelairiennes appuyées sur la sensation gustative. Comme Vigny auquel on songe parfois, le poète-philosophe accompagne son écriture d’une réflexion sur la parole: parole divine et prophétique d’un poème de jeunesse, parole codée, instrument de connaissance de soi et du monde à travers les catégories kantiennes, parole écho d’un intertexte multiple, travaillée du silence de la méditation, et qui refuse slogans et poncifs de tribuns-marchands.

Le poème de Pierre produit aussi un métatexte, celui-ci plus complexe, car le travail poétique – poètes bêcheurs, laboureurs – ne veut exclure ni l’aspect ludique, ni la transe fulgurante, ni l’impuissance à dire une réalité par trop complexe ou révoltante. Il n’est pas sûr cependant que ce recueil divers soit une réussite; je lui préfère de loin le tournis du «Coup de l’étrier». La volonté constante de casser la syntaxe, si elle peut provoquer parfois un certain brillant du texte, ne nous livre souvent que suite syncopée d’adjectifs, noms ou verbes. La disposition typographique des vers, fort dispersée, fait-elle toujours sens? Et, malgré le refus affirmé «des jeux de mots-cliché», trop de paronymes encombrent le texte: l’écrivain traqué par les mots arrive-t-il à dominer la fête étourdissante du semblable? Dégageons pourtant deux tentatives appréciables, l’une pour le chiasme prosodique: «chant moissonné / avarié avorté naufragé»; l’autre pour les anagrammes qui dirigent les sons paronyniiques: «Corail petite syllabe claudicante / coincée dans la rocaille».

Ce ludisme paraîtra encore superficiel. Il s’inscrit mieux dans les poèmes en créole, véritables joyaux si on les compare aux pauvres tentatives de Bajeux, fête de la parole et du coeur. Et aussi, comme l’ont perçu pré et postfaces, par la façon dont les langues jouent entre elles de virtualités communes ou soudaines. Toujours en quête lucide et sincère, Pierre nous livre ailleurs la clé de son projet poétique: «la poésie est vraie avant d’être belle». Et n’est-ce-pas cette vraie problématique, source d’émotion et de pensée, qui a inspiré et guidé notre recherche?

Celle-ci s’achève d’ailleurs sur la ressource suprême de nos poètes, qui contient la plus grande ouverture, elle-même innommable, l’aventure mystique. Quelques poèmes de Pierre implorent une source divine, qu’ils la nomment Saint Courage ou que la Caraïbe soit conviée à prier pour Quisqueya. Les hémicycles IV et V nous offrent la quête d’une divinité plurielle et androgyne, métisse de vodou, d’islam et de christianisme. Ce que Pierre nomme éternité devient dans Textures le temps perpétuel. Il faudrait approfondir chez Bajeux sa vision de Pâques, accès à une modernité peut-être athée, à la maturité de l’homme debout et seul. Relier le creux, le rien mallarméen au plein d’un ailleurs (voyez ‘Cruelle mémoire’). Le poème que j’ai aimé et qui m’a paru le plus signifiant s’intitule ‘Corps pur’: corps-icône de l’éros (ici adviennent les courbes et arabesques de Pierre), déjà transmué en agapè, corps ouverts à «envers qui se dérobe», corps pur de l’extase mystique; ce poème étagé en demeures communicantes (Las moradas), après la traversée du rien, des nuits («por una noche oscura»), ne rappelle-t-il pas de loin les mystiques espagnols?

Cette mise en dialogue aura dégagé une illumination réciproque des textes, une complémentarité: le mal-être approfondit le mal-vivre, le constat amer peut être affronté par la station debout ou les refuges de l’arabesque, la mer se condense en écume, l’éros s’ouvre à l’amour courtois et à une quête mystique dans l’écriture diverse du poème. À l’heure des vains affrontements, de l’incapacité de dialogue dont souffrent les champs politiques ou sociaux, ces rencontres harmoniques du sens peuvent nous permettre de rêver à un vrai dialogue entre ceux que l’on persiste, à mon sens vainement, à nommer écrivains de l’extérieur et de l’intérieur.

Max Dominique

 

De flamme femme

Georges Castera, Brûler, poèmes
Éditions Mémoire, 1999, 88 p.

Georges Castera     La flamme, vieille métaphore associée à la naissance de l’amour, ne perd point ses droits. À lire Brûler de Georges Castera, on entre à petit feu dans cette ambiance feutrée d’or, de soif et de tendresse. Car il est question de l’autre…

Mais attention! De l’autre pluralisé et sexualisé: désir (dé)réalisé, rythme serein, ellipses à fleur de phrases, objets cristallisés, temps et lieux décentrés… Tout va vers la lente réalisation d’un possible nous; puis faire la fête à la lueur d’un grand brasier.

L’écriture s’attache à la sexualisation du monde et tout redevient – une fois embrasé par la flamme femme – comme un besoin urgent, comme la pluie ou la cendre, la vie ou la mort.

De l’émerveillement provoqué par l’espace intérieur (maison, chambre, fenêtres, portes), au silence des mots de passe de cette «écriture plantée dans l’instant même», il y a simplement la passion du jour:

«le jour me parle
ne dérangez pas un homme qui pleure».

Le «poème à l’affût d’un cri» s’invente des espaces comme des territoires conquis: l’encre, le papier, l’herbe, l’air, le vent, le souvenir, la rue, le mouvement, la mer, le sable.

Le cri se fait absolu comme le silence et toujours ce temps débraillé et le désir de brûler vif:

«silence fêlé de l’aube
ma solitude de poète se métamorprose
jusqu’à tes portes inaccessibles
pour te dire:

j’attends devant ce poème
depuis tant et tant
de temps»

Le regard en avant

Max Dominique, Esquisses critiques, Éditions Mémoire 1999, 264 p.

Max Dominique, Esquisses critiques     Max Dominique apparaît comme le critique littéraire le plus sensible et abondant du milieu. En témoigne son dernier essai Esquisses critiques, qui nous entretient de la littérature haïtienne moderne et contemporaine.

Son premier essai, L’âme de la critique littéraire (littérature et idéologie en Haïti) (ClDlHCA: 1988) a déjà traité des auteurs du XIXe siècle haïtien. Dans Esquises Critiques (Collection Rupture), on retrouve des études sur des auteurs comme Philippe Thoby-Marcelin, Marie Chauvet Vieux, Franckétienne, Émile Ollivier et des études sur les poètes de Haïti-littéraire: René Philoctète, Anthony Phelps, Serge Legagneur, Roland Morisseau, Davertige (Villard Denis)…

Max Dominique a la passion de ses opinions. Il veut accompagner nos auteurs contemporains, en donnant un point de vue haïtien. Il revisite ainsi la littérature haïtienne et nous offre une lecture neuve, en s’attachant à montrer les jeux et enjeux de l’idéologie qui travaille les oeuvres.

Enseignant la littérature au niveau secondaire et universitaire, il tente de toucher du doigt les failles d’un enseignement et y propose des solutions, en réorientant le regard vers le texte. D’où la passion de Max Dominique à dénoncer ceux qui «porteront la responsabilité du mépris de la pensée et de l’agonie d’une jeunesse en soif de savoir et de bonheur esthétiques».

Esquisses critiques, un ouvrage utile à la communauté universitaire haïtienne!

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mis en ligne : 9 avril 2001 ; mis à jour : 25 avril 2021