Le Tour du monde de Magellan et de son successeur Elcano

par Annie Baert

Le monument à Elcano (sculpteur : Antonio Palao) photo © 1999 H. Morvan Guetaria, Espagne

Le monument à Elcano
(sculpteur : Antonio Palao)
photo © 1999 H. Morvan
Guetaria, Espagne

Le nom de Magellan (1480?-1521) est bien connu: on sait qu’il fut le premier Européen (en 1520) à emprunter le détroit qui porte désormais son nom, au sud du continent américain, et à traverser l’Océan Pacifique.

On croit en général qu’il fut aussi le premier navigateur à faire le tour du monde. Il n’en est rien: il revint en fait à Juan Sebastián Elcano (1487?-1526) d’achever le voyage. Magellan, en effet, mourut avant de parvenir au terme d’une expédition qu’il a l’honneur d’avoir initiée.

Par l’ouverture géographique et humaine qu’elle offrit, cette aventure extraordinaire modifia durablement non seulement la politique espagnole et européenne, mais aussi la vie des peuples du Pacifique.

Les précieuses épices

Le moteur principal de l’aventure qui conduisit Magellan à accomplir son tour du monde était évidemment la quête des épices (poivre, safran, musc, cannelle, etc.) venant de l’Inde, des Célèbes (archipel situé à l’est de Bornéo), de Sumatra et des Moluques, indispensables sur les tables raffinées de l’Europe pour relever la fadeur de la plupart des plats, mais ont les prix étaient parfois prohibitifs, surtout depuis que les Turcs contrôlaient la Méditerranée orientale.

Ces épices, toutes les nations européennes s’y intéressaient. Venise et Gênes en faisaient le commerce avec les ports d’Alexandrie et de Constantinople; le roi d’Angleterre Henri VII envoya à leur recherche Giovanni Caboto, que les Anglais appelèrent John Cabot, qui estimait qu’on pouvait y arriver par le nord de l’Amérique – expédition qui le mena aux froids rivages de Terre-Neuve; les Catalans en importaient depuis Beyrouth ou la Syrie; les Portugais choisirent la voie africaine, s’établirent à Calicut, Goa et Ormuz, puis à Malacca en 1511, et atteignirent enfin les Moluques en 1512: Lisbonne devint alors la capitale européenne des épices, mais la route vers ces précieuses denrées était longue et périlleuse.

Grâce à la «découverte» de la Mer du Sud l’année suivante, par Vasco Núñez de Balboa on imagina qu’il serait peut-être possible d’éviter ce long chemin. Mais il fallait trouver le passage: plusieurs navigateurs, espagnols, portugais ou anglais, le cherchèrent en vain le long des côtes de l’Amérique septentrionale ou centrale puis, en 1516, Juan Díaz de Solís, chef-pilote de la Casa de Contratación* depuis 1512, descendit jusqu’à 35° sud et arriva dans une Mar Dulce, «mer d’eau douce» (appelée plus tard Río de la Plata) sur les rives de laquelle il trouva la mort.

Comme ses contemporains, suivant les géographes grecs Ératosthène ou Strabon, Magellan pensait que les continents étaient de gigantesques îles, et que l’Amérique devait avoir plus ou moins la même forme effilée à son extrémité méridionale que l’Inde: comme Bartolomeu Dias qui, en 1487, avait contourné la pointe de l’Afrique et pénétré dans l’océan Indien, en longeant la côte du Nouveau Monde vers le sud, il trouverait le passage vers l’autre mer.

Cette idée s’inscrivait en outre dans les limites de souveraineté fixées à l’Espagne et au Portugal par les bulles d’Alexandre VI (1493) et par le traité de Tordesillas (1494): la séparation virtuelle entre les deux nations rivales passerait à 370 lieues à l’ouest du Cap Vert, pour ce qui était de l’Atlantique, mais rien n’était précisé quant à l’«anti-méridien» (on sait aujourd’hui qu’il passait par le nord-ouest de la Nouvelle-Guinée), de sorte que les Espagnols, comptant également sur l’impossibilité de calculer la longitude des îles Moluques, pouvaient s’estimer autorisés à les atteindre par l’ouest.

C’est dans ce contexte que s’inscrit l’initiative individuelle de Magellan.

Monument de Magellan photo © 1999 H. Morvan Cebu, Philippines

Magellan

Fernão de Magalhães était né en 1470 ou 1480 au Portugal (où différentes localités revendiquent de l’avoir vu naître), dans une famille de petite noblesse pauvre. Orphelin à l’âge de 11 ans, il devint page de la reine Leonor de Lancaster, et c’est peut-être le spectacle de l’escale que fit Christophe Colomb à Lisbonne en mars 1493 qui éveilla son désir d’aventures.

Il acquit une solide expérience nautique en naviguant autour de l’Afrique (Tanzanie, Mozambique, Kenya, Madagascar) jusqu’à l’Inde sous les ordres du premier vice-roi de l’Inde Francisco de Almeida en 1505, de Nuno Vaz de Pereira en 1506 et du général Diogo Lopes de Sequeira en 1508, prenant part à de rudes combats contre les indigènes au cours desquels il sauva la vie de de Sequeira et du capitaine Francisco Serrão. Il participa ensuite avec le nouveau vice-roi Afonso de Albuquerque à la conquête de Goa – qui fut, de 1510 à 1961, la capitale de l’Inde portugaise – et de Malacca, qui resta sous la bannière du Portugal pendant 130 ans.

Revenu au Portugal, il s’engagea dans la grande expédition africaine de Jaime de Braganza (1512-1514): il fut sérieusement blessé au Maroc puis accusé d’irrégularités dans le partage d’un butin – pourtant Pigafetta, un témoin majeur de l’expédition conduite par Magellan, dit de lui qu’il «avait fait plusieurs voyages en la mer océane où il s’était comporté très honnêtement et en homme de bien» (96). Le roi Dom Manuel lui refusa la récompense qu’il estimait avoir méritée, et il tomba en disgrâce.

C’est alors qu’il reçut des nouvelles de son ami Francisco Serrao, désormais établi aux Moluques, qui lui en vantait les richesses, le pressant de venir le rejoindre. S’il ne songea pas à s’y installer, il déduisit du courrier de son lointain ami qu’elles se trouvaient dans la «partie espagnole» de la planète et conçut l’idée de les atteindre par l’ouest; après avoir renoncé à sa nationalité, il alla soumettre son projet à Charles Ier (le futur Charles Quint); son nom s’hispanisa et les Espagnols l’appelèrent Hernando de Magallanes.

Il vint à Séville en compagnie de son compatriote le navigateur et cosmographe Ruy Faleiro, avec qui il rédigea son projet de «découverte des îles des Épices» destiné au roi d’Espagne. Là, il fit la connaissance d’un autre Portugais, Diego de Barbosa (titulaire d’une charge importante aux Arsenaux du Roi), qui lui donna la main de sa fille Beatriz, l’introduisit à la Casa de Contratación* dont le factor (inspecteur) Juan de Aranda lui apporta son aide. Son beau-père lui obtint également une audience royale à Valladolid en janvier 1518. C’est ainsi que furent signées des capitulaciones (une sorte de contrat) entre Charles Ier et les deux requérants, qui se réserveraient le cinquième des bénéfices obtenus sur les marchandises rapportées des îles, tandis que la Couronne prendrait à sa charge l’armement des navires.

Les craintes étaient grandes du côté portugais: on voyait d’un mauvais oeil cette tentative de concurrence coloniale et commerciale, au point que l’on songea même à éliminer physiquement le navigateur; mais on redoutait aussi son entreprise du côté espagnol, où s’insinuaient les soupçons alimentés par l’origine portugaise, donc étrangère, de l’auteur de ce projet. Deux appuis de poids vinrent opportunément du riche marchand Cristóbal de Haro, agent des banquiers d’Augsbourg, les Fugger (qui facilitèrent l’élection de Charles comme empereur, sous le nom de Charles Quint), et de Juan Rodríguez de Fonseca, le tout-puissant évêque de Burgos, qui dirigeait, depuis l’Espagne, les affaires des Indes.

D’Espagne en Amérique

La flotte comprenait cinq navires, Trinidad (110 tonneaux), San Antonio (12 tx), Concepción (90 tx), Victoria (85 TX) et Santiago (75 TX), sur lesquels embarquèrent environ 240 hommes, dont la plupart (139) étaient des Espagnols, principalement andalous, basques, castillans et galiciens; mais il y avait aussi 41 Portugais, 21 Italiens, 19 Français, des Flamands, des Allemands, des Noirs et deux Malais, esclaves de Magellan, destinés à servir de «truchements» (interprètes) aux îles des Épices.

Outre les documents conservés par la Casa de Contratación de Séville, on connaît l’histoire de ce voyage grâce à plusieurs sources: d’une part, les journaux de Francisco Albo, d’origine française, embarqué sur la Trinidad puis pilote de la Victoria, de Ginés de Mafra, marin de la Trinidad, et de Martín de Ayamonte, mousse de la Victoria; de l’autre, le célèbre récit du Lombard Antonio Pigafetta (1491-1534), récemment arrivé en Espagne dans l’ambassade envoyée par le pape Léon X et attiré par l’aventure – après son retour, il rédigea Primo Viaggio intorno al Mondo, qui connut de nombreuses éditions. Nous emprunterons de nombreuses citations à cet observateur qui déclare en tête de son récit (p. 95): «connaissant tant par la lecture de plusieurs livres que par les rapports de nombreuses personnes clercs, […] les très grandes et épouvantables choses de la mer océane, je décidai […] d’expérimenter et d’aller voir de mes propres yeux une partie des dites choses [car] en naviguant sur l’océan on observe des choses admirables»..

Ultérieurement, des chroniqueurs – Antonio de Herrera, Gonzalo Fernández de Oviedo, Francisco López de Gómara, Pierre Martyr d’Anghiera – recueillirent les souvenirs des navigateurs ou de leurs proches.

Après avoir juré loyauté au roi et reçu l’étendard royal dans l’église de Santa María de la Victoria à Séville, le 24 juillet 1519, Magellan appareilla le 10 août et se dirigea vers les Canaries, où il fit une brève escale avant d’entreprendre la traversée de l’Atlantique.

Tout le voyage fut marqué par un climat de défiance qui dressa les Espagnols contre leur commandant portugais, au sujet duquel Pigafetta écrivit clairement: «Les patrons et capitaines des autres navires de la flotte ne l’aimaient point; j’en ignore la raison sinon que lui, Capitaine général, était portugais et eux espagnols ou castillans, lesquels de longtemps sont de quelque partialité et malveillance les uns avec les autres.» (Pigafetta 96-97)

Il faut ajouter que Magellan gouverna toujours seul, sans jamais prendre l’opinion de ses subordonnés, ce qui les vexa profondément.

La flotte toucha le continent américain à la fin décembre près de l’actuelle Recife, au Brésil, par environ 8° de latitude sud, et entreprit de la longer consciencieusement vers le sud – «toujours côtoyant cette terre vers le pôle antarctique» (Pigafetta 108) –, entrant dans toutes les baies qui pouvaient ressembler à l’ouverture du passage recherché.

La douloureuse quête du détroit

Il n’est pas possible de relater ici tous les détails de cette exploration éprouvante, tant pour les navires que pour les hommes, dont nous ne rappellerons que les étapes principales.

Fin mars 1520, Magellan décida d’hiverner dans la baie de San Julián, sise par 49° sud, pendant les cinq mois qu’allait durer la mauvaise saison, quand les conditions étaient propices à la discorde et aux révoltes. Certains voulaient se diriger vers le cap de Bonne-Espérance, mais Magellan leur répondit qu’il continuerait sa quête, «dût-il atteindre les 75° de latitude».

Il dut encore mater une grave mutinerie – «les patrons des autres navires machinèrent une trahison contre le Capitaine général pour le vouloir faire mourir» (Pigafetta 115) – qui éclata sur trois des cinq navires, et au cours de laquelle le capitaine rebelle de la Victoria, Luis de Mendoza, fut tué. Il fit ensuite décapiter un autre des meneurs, Gaspar de Quesada, le capitaine de la Concepción, et en abandonna deux à terre: l’ancien capitaine de la San Antonio, Juan de Cartagena, dont la conduite à son égard avait été si irrespectueuse depuis le début du voyage qu’il l’avait démis de ses fonctions, et un prêtre, Pero Sánchez de la Reina, qui avait lui aussi pris activement le parti des mutins.

Ne perdant pas de vue le but de l’expédition, Magellan envoya le Santiago explorer une baie voisine, où il fit naufrage, ses hommes réussissant toutefois à revenir à San Julián par la terre dans des conditions abominables. C’est aussi à San Julián que les navigateurs virent leurs premiers lamas, ainsi que les fameux Patagons, littéralement, «les hommes aux grands pieds», d’où vient le nom de la Patagonie (Pigafetta 115).

Magellan reprit son chemin vers le sud à la fin août, mais il avait peut-être péché par impatience, car l’hiver n’était pas fini, et les navires durent passer encore deux mois à l’abri, devant l’embouchure du fleuve Santa Cruz, «qui faillit nous faire périr à cause des grands vents qui en provenaient» (Pigafetta 116).

Trois jours après avoir de nouveau levé l’ancre, le 21 octobre, par 52° sud, il se trouva devant un cap qu’il baptisa des Onze Mille Vierges, selon le calendrier catholique qui fête ce jour-là Sainte Ursule et ses onze mille compagnes massacrées à Cologne, et à l’entrée d’une baie si large et si profonde qu’elle pouvait être l’ouverture recherchée, ce que confirma le San Antonio envoyé en reconnaissance.

Le 1er novembre, la flotte s’engagea dans ce labyrinthe que Magellan appela de Tous les Saints. Au cours de sa traversée, ils aperçurent des feux sur la rive opposée, qu’ils baptisèrent par conséquent Tierra de los Fuegos, «la Terre des Feux»; lors de l’exploration d’un chenal, le pilote du San Antonio, le Portugais Estevão Gomes, s’empara de son navire, mit son capitaine aux fers et prit le chemin de l’Espagne, voulant, dit-il, y apporter la nouvelle de la découverte et revenir avec de nouveaux navires mieux approvisionnés et en meilleur état. Certains pensent qu’il recueillit en passant les deux mutins abandonnés à San Julián.

Le mercredi 28 novembre 1520, les trois bateaux qui restaient passèrent le cap Deseado, «le Cap du Désir, comme une chose bien désirée et de longtemps» (Pigafetta 120) et entrèrent dans «la mer grande et large», le Pacifique.

À travers la mer du Sud

Magellan mit alors le cap sur les îles Moluques, dont il savait par son ami Serrão qu’elles sont situées sur l’équateur, pour une traversée qui devait durer presque quatre mois pendant lesquels, écrit Pigafetta, «sans prendre de vivres ni autres rafraîchissements, nous ne mangions que du vieux biscuit tourné en poudre, tout plein de vers et puant de l’ordure d’urine que les rats avaient fait dessus après avoir mangé le bon. Et nous buvions une eau infecte… Et nous mangions beaucoup de sciure de bois et des rats qui coûtaient un demi-écu l’un, encore ne s’en pouvait-il trouver assez.» L’inévitable scorbut apparut, faisant 19 morts «mais, outre ceux-ci, il en tomba vingt-cinq ou trente malades de diverses maladies… de telle sorte qu’il en demeura bien peu de sains. Toutefois, grâce à Notre-Seigneur je n’eus point de maladie», écrit notre robuste chroniqueur Pigafetta (126-127).

Le 24 janvier, ils découvrirent une petite île qu’ils appelèrent San Pablo, dont ce jour célèbre la conversion, «si bien entourée de récifs qu’on aurait dit que la nature l’en avait armée pour se défendre contre la mer», selon Ginés de Mafra, puis une autre, le 4 février, baptisée Tiburones, «des Requins»: «deux petites îles inhabitées où nous ne trouvâmes que des oiseaux et des arbres» (Pigafetta 127). Bien que de nombreux auteurs pensent que la première est Pukapuka, il s’agit probablement de l’atoll de Fakahina (Tuamotu, Polynésie française). Quant à la deuxième, c’est sans doute Flint, dans les îles de la Ligne (Kiribati).

La déception, on le conçoit aisément, fut grande, comme le révèle le récit de Pigafetta: «Nous les appelâmes les Îles infortunées… Si Notre-Seigneur et sa Mère ne nous eussent aidés… nous mourions tous de faim en cette très grande mer» (127).

Et la traversée continua, par un temps favorable: «Cette mer était bien nommée Pacifique car nous n’eûmes aucune fortune [aucune tempête] … et chaque jour nous faisions cinquante ou soixante lieues [200 milles nautiques]» (Pigafetta 127), jusqu’au 6 mars, où eut lieu la découverte suivante. C’était deux petites îles hautes, plus tard appelées les Mariannes: Rota et Guam. Après plus de trois mois de mer – et dix-huit depuis le départ de Séville – l’escale était prometteuse, mais «les gens de ces îles entrèrent dans les navires et nous volèrent de sorte qu’on ne pouvait s’en garder… Ils nous dérobèrent avec grande adresse et diligence le petit bateau qui était amarré à la poupe du navire du Capitaine.» (Pigafetta 129), ce qui entraîna des représailles. D’abord baptisées Îles des Voiles Latines, en raison de la forme des voiles utilisées par les rapides pirogues des indigènes (qui «sont comme des dauphins à sauter d’onde en onde» – Pigafetta 132), elles reçurent bien vite le nouveau nom d’Îles des Larrons.

Les navires reprirent la mer et, le 27 mars, parvinrent devant un archipel encore inconnu, que Magellan baptisa «de Saint-Lazare», du nom du martyr que l’on fêtait ce jour-là, et qui fut plus tard appelé Philippines.

Mort de Magellan

croix

Le temple de «la croix de Magellan» photo © 1999 H. Morvan Cebu, Philippines

Le dimanche suivant, jour de Pâques, il fit dire la première messe sur le sol philippin. Enrique, son esclave malais, qui comprenait Les îliens et se faisait comprendre d’eux «leur dit que le roi de son maître était encore plus puissant en navires et par terre que le Roi du Portugal [dont ils avaient entendu conter la conquête de Calicut et Malacca], et leur déclara qu’il était Roi d’Espagne et Empereur de toute la chrétienté» (Pigafetta 148). Un pilote local les conduisit jusqu’à Cebu, dont le roi [rajah] Humabón écouta le prêche de Magellan: «le Capitaine leur parla de beaucoup de bonnes choses, pour les inciter à être chrétiens. Il leur dit comment Dieu avait fait le ciel, la terre et la mer, et toutes les autres choses du monde… Puis il leur expliqua plusieurs autres choses concernant notre foi… Chacun de nous pleura de la joie que nous eûmes du bon vouloir de ces gens.» (Pigafetta 151-152)     Le dimanche 14 avril, «nous baptisâmes huit cents personnes» (Pigafetta 157), Humabón recevant le prénom du roi d’Espagne, Charles, et la reine celui de sa mère, Juana. Magellan lui remit alors une petite statue de bois représentant l’Enfant Jésus, que lui avait donnée l’archevêque de Séville avant son départ, et qu’elle mit ensuite à la place des idoles: elle est aujourd’hui l’objet d’un vrai culte, dans l’église de Saint-Augustin de Cebú, appelée «Basílica del Santo Niño», non loin d’une sorte de chapelle octogonale où se dresse la «Croix de Magellan».

Entrée de la Basilica de Santo Niño photo © 1999 H. Morvan Cebu, Philippines 1999

Entrée de la Basilica de Santo Niño
photo © 1999 H. Morvan
Cebu, Philippines 1999

On note même un miracle: un malade, «qui ne pouvait parler ni se remuer», se fit baptiser et recouvra la santé: «soudain il parla et dit comment par la grâce de notre Dieu, il allait assez bien… Ce malade, se voyant en convalescence, fit brûler une idole que quelques vieilles tenaient cachée en sa maison.» (Pigafetta 159-160)

Grâce à Humabón, qui «jura d’être toujours fidèle et soumis» à Charles Quint, Magellan obtint l’adhésion de tous les roitelets voisins, à l’exception de Lapulapu, chef de l’île de Mactan. Il décida alors de l’affronter et se rendit sur cette île avec 60 de ses hommes et des cébuans montés sur 20 pirogues. La rencontre eut lieu le 27 avril au matin et tourna vite à la déroute pour les Espagnols, qui laissèrent sur le rivage treize morts dont Magellan lui-même. Lapulapu refusa de rendre son corps, «répondant qu’il ne le donnerait pour la plus grande richesse du monde» (Pigafetta 166).

Le monument à Lapulapu photo © 1999 H. Morvan Cebu, Philippines

Le monument à Lapulapu
photo © 1999 H. Morvan
Cebu, Philippines

Si on ne peut mettre en doute son courage physique, il faut cependant noter qu’en agissant ainsi, l’illustre navigateur avait désobéi aux Instructions royales, qui lui interdisaient expressément de descendre à terre et de mette sa personne en danger, et de faire le moindre mal aux Indiens. On peut voir aujourd’hui à Cebú deux monuments à quelques centaines de mètres l’un de l’autre, à la mémoire de Magellan et à celle du fier guerrier Lapulapu.

Le commandement échut alors à Duarte Barbosa, un Portugais parent de Magellan. Mais il semble que l’esclave Enrique le Malais considéra que celui-ci le traitait de façon humiliante. Il décida de se venger avec la complicité de Humabón qui, le 1er mai, organisa un festin au cours duquel le nouveau commandant et presque tous les invités espagnols furent tués. Voyant cela, et dans l’impossibilité de porter secours à leurs compagnons, les trois navires levèrent l’ancre.

Avant de prendre le chemin des Moluques, qu’ils savaient proches, ils brûlèrent la Concepción «parce qu’il y avait trop peu d’équipage» (Pigafetta 173): il ne restait donc que deux navires, la Trinidad, commandée par João Lopes Carvalho, qui assuma également la direction de la flotte, et la Victoria, sous les ordres de Gonzalo Gómez de Espinosa – tous les deux avaient quitté à temps le banquet de Humabón.

Un court séjour aux Moluques

Les deux navires firent différentes escales destinées à obtenir du ravitaillement car, dit Pigafetta, «nous souffrîmes grande famine» (176). Le comportement de Carvalho lui valut d’être destitué par ses compagnons et remplacé par Gómez de Espinosa, Juan Sebastián Elcano devenant capitaine de la Victoria. Grâce à des pilotes locaux, les deux navires atteignirent enfin Tidore, dans les Moluques, les îles des Épices, le 8 novembre 1521, 27 mois après leur départ de Séville.

Là, ils constatèrent la présence des Portugais et apprirent que Francisco Serrão, l’ami de Magellan, qui était devenu conseiller du roi de Ternate, était mort peu auparavant, apparemment empoisonné par son rival de Tidore, le Rajah Sultan Almanzor. Ils acquirent une grande quantité de clou de girofle, quoique «la hâte que nous avions de revenir en Espagne nous fit donner nos marchandises à meilleur marché que nous n’eussions dû» (Pigafetta 197) et se consacrèrent aux préparatifs du retour.

Une voie d’eau s’étant déclarée sur la Trinidad, Gómez de Espinosa décida qu’elle serait calfatée sur place et reprendrait la mer plus tard, tandis que la Victoria, «pour ne pas perdre le vent du levant qui commençait à se lever» (Pigafetta 213), tenterait le retour par la route africaine.

Le triste destin de la Trinidad

Gómez de Espinosa, alors âgé d’environ 33 ans, originaire de la région de Burgos, avait embarqué sur la Trinidad comme grand officier de justice et avait résolument pris le parti de Magellan lors de la mutinerie de San Julián.

Il installa la présence espagnole à Tidore par un petit comptoir commercial, dont se chargèrent ensuite cinq de ses hommes puis, quand les travaux de réparation furent achevés, il décida de gagner les côtes espagnoles de l’Amérique – une vraie gageure car, son navire ne pouvant pas remonter l’alizé, il lui faudrait aller chercher les grands vents d’ouest qui soufflent dans les hautes latitudes.

Il reprit donc la mer le 6 avril 1522, passa par les Mariannes à la mi-juillet puis, par 42° nord, subit une terrible tempête qui l’obligea à faire demi-tour et à revenir aux Moluques. Six mois après son départ, et n’ayant plus à son bord que 17 des 50 hommes qu’il avait emmenés, il jeta l’ancre à Ternate, dont les autorités portugaises le firent prisonnier avec tout son équipage – tout comme elles avaient fait arrêter les Espagnols restés à Tidore – et saisirent son navire, ses cartes, ses instruments et ses livres de navigation. La vieille Trinidad coula peu après au mouillage.

En février 1523, après quatre mois de cachot, il fut autorisé à entamer un long voyage vers l’Europe, toujours aux mains des Portugais, passant cinq mois dans la prison de Malacca et deux ans dans celle de Cochin (sur la côte de Malabar) avant d’arriver à Lisbonne au milieu de 1526, où il fut encore incarcéré pendant sept mois. Il ne fut libéré que sur la demande expresse de Charles Quint, qui l’honora en lui accordant une rente à vie, un blason où figuraient «cinq îles et leurs arbres à clou de girofle» et la charge d’inspecteur «des navires qui vont aux Indes». Il mourut en 1545, âgé d’environ 70 ans.

Le retour de la Victoria en Espagne

Juan Sebastián Elcano partit sur la Victoria, en compagnie de 47 Européens, dont Pigafetta, et 13 Indiens, le 21 décembre. Il fit d’abord plusieurs escales, au cours desquelles un certain nombre de marins désertèrent, préférant les douceurs de la vie des îles aux incertitudes de ce voyage – certains avaient déjà quitté leur bord à Tidore, «de peur que le navire ne pût résister et aller jusqu’en Espagne. Mais ce fut plutôt par peur de mourir de faim» (Pigafetta 213). Il pénétra dans l’Océan Indien le 12 février 1522, faisant un large et épuisant détour par les hautes latitudes, dites «quarantièmes rugissants», pour éviter de rencontrer des navires portugais, passa Bonne-Espérance le 18 mai et entreprit de remonter la côte atlantique de l’Afrique.

Le 9 juillet, à court d’eau et de vivres, «contraint par grande nécessité» (Pigafetta 241), il dut se résoudre à jeter l’ancre aux îles du Cap Vert, déclarant aux autorités portugaises qu’il venait d’Amérique, mais fut «trahi» par un de ses marins qui voulut payer un sac de riz avec du clou de girofle, ce qui révéla leur véritable provenance: les douze hommes à terre furent arrêtés et, pour ne pas subir le même sort, laVictoria reprit la mer (Elcano écrivit au roi: «nous décidâmes, d’un commun accord, de mourir plutôt que tomber aux mains des Portugais»), arrivant à Sanlúcar avec à son bord 21 survivants dont trois Indiens (22 hommes étaient morts en mer, et d’autres avaient été «punis de mort pour leurs délits», Pigafetta 242) le 6 septembre 1522, soit presque trois ans après le départ de la flotte.

Après un soigneux carénage, la Victoria continua de naviguer: elle traversa encore deux fois l’Atlantique jusqu’à Saint-Domingue, et fit naufrage pendant le retour de cette deuxième expédition.

Laissons la conclusion de cette épopée à Pigafetta: le mardi 9 septembre, «nous tous en chemise et pieds nus, allâmes, chacun une torche en main, à l’église de Sainte-Marie de la Victoire et à celle de Sainte-Marie de l’Atlantique, comme nous l’avions promis dans les moments d’angoisse.» (242). Lors de l’escale au Cap Vert, les navigateurs, qui se croyaient mercredi, apprirent qu’«il était jeudi, ce dont ils furent ébahis… car tous les jours, moi [rapporte Pigafetta, 241] qui étais toujours sain, avais écrit sans aucune interruption chaque jour. Mais… le long voyage avait emporté l’avantage de vingt-quatre heures.»

Juan Sebastián Elcano

Il était né vers 1487 à Guetaria dans la province basque de Guipuzcoa. On a dit de lui qu’il était «quelque peu corsaire», sans doute parce qu’il semble que, lors d’une l’expédition à Oran en 1509, il commit l’imprudence de vendre son navire pour se rembourser des dettes que les Finances royales avaient à son égard – ce que Charles Quint lui pardonna après son retour des Moluques.

En 1519, il embarqua sur la Concepción en tant que maestre (une sorte d’intendant du navire) et il semble aussi qu’il ait participé à la mutinerie de la baie de San Julián, ce qui ne se traduisit que par une arrestation temporaire que Magellan leva assez vite. Il déclara quant à lui qu’il n’avait pas eu d’autre choix. Nous avons vu que, quand la Concepción fut détruite aux Philippines, il embarqua sur la Victoriadont, lors du dernier remaniement survenu aux Moluques, ses compagnons lui donnèrent le commandement: ascension remarquable, et dont la suite prouva qu’elle n’était pas indue.

De retour en Espagne, et après une enquête minutieuse, ses grandes qualités de marin et de meneur d’hommes furent reconnues par Charles Quint, qui le reçut personnellement à Valladolid et lui accorda un blason sur lequel on pouvait voir le globe terrestre surmonté de la devise en latin «primus circumdedisti me» («C’est toi qui le premier m’as contourné»).

Son prestige et son expérience nautique lui valurent de siéger, aux côtés d’autres grands noms de la mer, comme Hernando Colón, Sebastián Caboto ou Américo Vespucci, au sein de la réunion qui se tint à Badajoz en avril-mai 1524, pour déterminer si les Moluques étaient en territoire portugais ou espagnol (on ne parvint à aucun accord).

Il participa ensuite à l’expédition que Charles Quint décida alors d’y envoyer, sous le commandement de García Jofre de Loaísa, comme capitaine de l’un des sept navires qui partirent de La Corogne le 24 juillet 1525. Sans entrer dans les détails de ce tragique voyage, nous signalerons qu’après la mort de Loaísa, le 30 juillet de l’année suivante, en haute mer, par 10° de latitude nord, il prit la direction de la flotte, mais pour bien peu de temps, puisqu’il mourut à son tour le 4 août, probablement du scorbut et d’épuisement. Il n’avait pas 50 ans. L’Espagne a décidé d’honorer sa mémoire en donnant son nom au bateau-école de sa Marine Nationale, et son village de Guetaria lui a dédié un monument.

Conclusion

Quelques années plus tard, en 1529, par le Traité de Saragosse, Charles Quint abandonna les Moluques aux Portugal pour une belle somme d’argent qui, ajoutée aux immenses bénéfices dus au clou de girofle qu’avait rapporté la Victoria, fait dire aux historiens que le voyage de Magellan-Elcano avait offert un rendement de 1000%.

Même si on laisse de côté l’aspect financier de cette aventure, il est clair que toutes ces souffrances n’avaient pas été vaines, d’abord au plan géographique, avec la découverte du détroit appelé depuis «de Magellan», des îles Mariannes et Philippines, et ensuite au plan politique, puisqu’après ce voyage, le Pacifique devint pour un temps un «lac espagnol».

– Annie Baert
Agrégée d’espagnol. Docteur en études ibériques


Note:

* Casa de Contratación: organisme fondé à Séville en 1503, chargé de contrôler les liaisons maritimes et commerciales avec l’Amérique. (retour au texte).

Bibliographie Sélective:

  • Barrault, Jean-Michel. Magellan: la terre est ronde. Paris: Gallimard, 1997.
  • Bernand, Carmen et Serge Grunzinski. Histoire du Nouveau Monde. Paris: Fayard, 1991.
  • Carrasco, A. Landin : España en el mar. Padrón de descubridores. Madrid: Editorial naval, 1992.
  • Collectif. Descubrimientos españoles en el Mar del Sur. Madrid: Editorial naval, 1992.
  • Gil, Juan. Mitos y utopías del descubrimiento. Madrid: Alianza Universidad, 1989.
  • Pigafetta, Antonio. Relation du premier tour du monde de Magellan (1519-1522). Paris: Taillandier, 1991.

« Le Tour du monde de Magellan et de son successeur Elcano », par Annie Baert, est publié pour la première fois sur Île en île. © 2002 Annie Baert et Île en île.

Toutes les photos sur cette page ont été prises par H. Morvan à Cebu, aux Philippines © 1999.
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mis en ligne : 11 septembre 2002 ; mis à jour : 16 octobre 2020