Joseph Zobel, Journal 1946-2002

(extrait)

Générargues, janvier 2002

Mes rapports avec les grandes personnes n’allaient pas au delà des petites commissions dont me chargeaient les quatre ou cinq vieilles qui ne pouvaient plus travailler dans les cannes de Féral ou de Petit-Morne et qui pouvaient à peine marcher, pencher, au point de ne pas pouvoir balayer le pas de leur porte et qui, lorsqu’elles me voyaient, laissaient rarement passer l’occasion de m’envoyer à l’une des boutiques qui jalonnaient l’unique rue du bourg, leur rendre le petit service d’acheter deux sous de gros tabac ou le plus souvent quatre sous de rhum fort. C’était aussi parfois un doigt d’huile dans une bouteille bouchée avec un tortillon ou deux sous de pétrole lampant. Ou tous ces ingrédients qui entretiennent le tertiaire dans les villages où le commerce n’est qu’une affaire de gros sous.

Deux sous de sucre, ou de café moulu. Une feuille d’abricotier sur laquelle Madame Silvéry vous étalait chichement, pour une sauce des plus excitantes, trois graisses de couleurs différentes, le beurre rouge, le concentré de tomate, le beurre blanc ou le saindoux.

Voir envelopper toutes ces choses dans des feuilles vertes ou jaunes, ou les voir coincer dans des plis de papier par des mains d’une agilité admirable m’offrait ainsi un spectacle qui me payait parfois du service que je rendais

La plupart de mes camarades n’aimaient pas qu’on les détourne de leurs jeux pour leur demander d’aller acheter du rhum, de la morue ou deux sous d’oignon de France. Ils connaissaient ces vieilles demandeuses de petits services et pour échapper à leur quête, ils se mettaient à courir avant même d’arriver au niveau de la porte ou de la fenêtre ouverte de leur maison, comme s’ils étaient déjà en course pour leurs parents ou pour quelqu’un d’autre. Sinon, rien à faire.

On ne devait pas refuser de rendre service à une personne âgée : Rendre service et dire bonjour aux grandes personnes. Pas du tout difficile pour moi. À la rue Cases Nègres je le savais déjà – et personne n’était allé dire à Man Tine que son petit-fils était impoli ou effronté. C’était le genre de reproches auxquels les parents étaient le plus sensibles.

Mais il y avait dans le bourg des enfants à qui personne n’aurait demandé un petit service et dont presque personne n’attendait un signe ou un mot de salutation. Ceux dont les parents, même s’ils n’étaient békés, tenaient le dessus du pavé. Or ceux-là, à l’exemple de leurs parents évitaient toute familiarité avec les autres, et les autres d’instinct ne risquaient pas de partager leurs jeux avec eux, n’allaient pas vers eux.

Tous les enfants de la Rue Cases Nègres étaient la progéniture de travailleurs de la plantation, et une bonne partie humectaient déjà de leur sueur les champs de canne du béké ; mais à Petit-Bourg, même si presque tous les enfants allaient à l’école et au catéchisme, ce n’était pas dans la même tenue et, une fois la classe terminée, ils s’en allaient les uns vers Fond Masson et Courbaril, les autres vers l’usine où leur père était contremaître, d’autres au Haut Morne où leurs parents avaient leurs jardins et leurs petites maisons et les autres dans l’une ou l’autre des maisons qui donnaient sur l’unique et longue rue du village.

À propos d’enfants… Nous savions bien ce qu’un homme et une femme devaient faire ensemble pour que le ventre de la femme se mette à grossir de plus en plus, et qu’au bout d’un certain temps l’une d’elles, peut-être deux, d’un certain âge, aimées et respectées de tous, était requise pour retirer – et cela se passait plutôt la nuit ou au petit jour – l’enfant qui se mettait à crier comme s’il n’était pas content de se trouver au devant des gens.

Ce qui nous intriguait, c’était quand le ventre de la fille commençait à gonfler et qu’on ne lui connaissait pas de mari. Pas mariée, pas d’homme à la maison. Peut-être même encore chez ses parents et jamais vue seule avec un homme nulle part. Une énigme pour tout le bourg. Alors on disait tel ou tel nom et c’était de nous, les enfants, qu’on semblait le plus se méfier. Parfois c’était le même nom qui s’échappait d’une conversation mal conditionnée comme un oiseau – sitôt échappé de sa cage, sitôt occis par un chat aux aguets.

Naturellement, à la faveur de l’ignorance où se trouvaient les uns et les autres, plusieurs noms étaient dans la course. Et cela pouvait durer jusqu’à la naissance du bébé pour que le papa sorte du secret et que chacun puisse reconnaître que le bébé, fille ou garçon, était en tout point le portrait de son père, respectable notable, chef de famille nombreuse, tenu en estime, situation, pignon sur rue, etc. ou jeune homme de parents aisés, plein d’avenir, coureur de jupons. Et l’un ou l’autre confirmant sa réputation au défi des années.

Par la suite, au fur et à mesure que grandissait l’enfant, les parents de la mère assurant le sacrifice de lui donner une éducation, le père naturel faisait l’effort de tendre un billet de vingt cinq francs lorsqu’à l’occasion de sa première communion ou de sa réussite à l’examen du Certificat d’Etudes sa mère l’envoyait saluer son père. Ce qui valait à ce dernier le mérite d’avoir la générosité de «soigner» ses enfants bâtards. Et la mère aussi, le plus souvent, ne se sentait pas peu fière de s’être donnée à un homme qui lui avait donné un enfant dont l’épiderme ne produisait pas d’effet répulsif. Une peau sauvée qui protège et valorise.

Ma peau, je ne l’avais jamais sentie responsable ni des mauvaises notes (pas souvent, Dieu merci) que je pouvais avoir en calcul ou en leçon d’histoire, ni de nos brouilles, avec mes camarades.

Il y avait les grandes personnes et leurs mauvaises humeurs, mais selon moi, les grandes personnes étaient comme ça. Le fait est qu’elles n’étaient pas très gentilles avec moi, les grandes personnes. Je ne me rappelle pas avoir souvent reçu un compliment ni même un sourire, mais je me trompe peut-être en pensant qu’elles étaient toutes ainsi faites, les femmes comme les hommes.

Alors j’évitais d’avoir affaire aux grandes personnes, et ce m’était d’autant plus facile que lorsque j’en rencontrais une, c’était pour m’entendre dire : « Que tu es laid ! T’as les lèvres pendantes, les yeux qui restent ouverts sans cligner. Et puis t’es noir. Noir comme un Africain ».

Alors je ris, lorsque je me rappelle l’accueil de Léopold Senghor lorsque je suis allé lui rendre visite à Paris en 1947 : « Et moi qui croyais que les Antillais étaient tous mulâtres ! »

Pas lorsque les parents avaient préalablement assuré une peau couleur de rivière en crue et une chevelure qui ne mettait pas le peigne à l’épreuve. Telle était l’attitude incontournable de ceux qui semblaient veiller avec une vigilance imperturbable à ce qu’aucun homme, aucune femme ne manquât à son destin « d’éclaircir la race ».

Plus tard j’ai connu dans les sociétés coloniales surtout des gens – dont certains étaient liés avec moi par une indéniable amitié – qui auraient pu se vanter de fonctionner comme des détecteurs de comportements hostiles, sinon inamicaux, inspirés par la mauvaise cote de leur épiderme. Presque tous leurs échecs, jusqu’aux plus banales difficultés étaient imputables à ce qu’en certaines circonstances, la couleur de leur peau ne les avait pas aidé à passer. Et moi qui jusqu’à présent attribue tout ce que la vie m’a bourré d’insatisfactions ou d’insuccès à des causes qui auraient été anéanties si seulement j’avais pensé qu’elles auraient pu exister.


L’extrait du journal personnel de Joseph Zobel cité ci-dessus a été publié pour la première fois dans Gertal et autres nouvelles, suivi de Journal, 1946-2002. Petit-Bourg: Ibis Rouge, 2002, pages 218-222. Utilisé avec permission.

© 2002 Ibis Rouge Éditions et Joseph Zobel.


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mis en ligne : 23 avril 2005 ; mis à jour : 26 octobre 2020