Josaphat-Robert Large, Les terres entourées de larmes


(extrait)

Il y avait à La Fossette un concours de cerfs-volants. C’était la fête du 14 juillet! Les gens tenaient à célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille, pour ne pas se défaire, apparemment, du souvenir des Français. En juillet 1887, cela avait aussi été l’occasion d’une réunion populaire où les deux fous, propriétaires des plus beaux cerfs-volants de la zone, donnaient des démonstrations de courbes dans le ciel.

Cette année-là, ce furent vraiment de belles démonstrations que ces cerfs-volistes donnèrent, ah oui! Le cerf-volant de Saint-Fils avait trois couleurs: des tranches de bleu, de blanc et de rouge, comme le drapeau tricolore! Son armature polygonale, fabriquée de tiges de bambou, était d’un raffinement! Celui du fou de la caserne abandonnée, trois couleurs aussi. La moitié en noir, un quart en mauve et l’autre quart marron. Le cerf-volant du fou qui n’avait pas de nom représentait le diable: une sorte de loup-garou volant!

Les cerfs-volants des deux fous avaient des queues longues comme ça, très, très longues, avec des bouts de rasoir à tous les deux centimètres. Le gagnant du concours: celui qui arriverait à couper de ses lames la ficelle dirigeante de l’autre, pour l’envoyer se perdre parmi les étoiles.

Ils avaient profité de la force du vent du nord pour faire monter leur engin dans l’espace. Ah!, superbe, disait-on, superbe! Quelle élégance! Le cerf-volant de Saint-Fils fut le premier à piquer de la tête pour aller attaquer le fil conducteur du loup-garou volant du fou de la caserne abandonnée. Allons, pas si tôt, avait dit celui-ci, allons, tout de même! Il fit une esquive en donnant du lest d’abord et en tirant ensuite énergiquement sur la ficelle. Son cerf-volant se cabra et effectua un plongeon à gauche, évitant, de justesse, les rasoirs de Saint-Fils.

Mon cerf-volant à moi, c’est le petit frère de l’arc-en-ciel, disait Saint-Fils, alors que les franges de son engin bariolé émettaient un sifflement dans les airs, comme si de petits groupes de vents l’aidaient à maintenir l’équilibre, à monter vers les nuages, à redescendre, à remonter encore, toujours preste et élégant. Les assistants les plus passionnés disaient: Allez,, filez Saint-Fils, filez au milieu de l’espace! Ah!, la belle courbe du joujou-volant qui arrive à imiter le mouvement même du vent, virevoltant une ou deux fois, remontant ensuite en ligne droite vers le ciel! Le mariage entre le vent et les cerfs-volants connaissait une telle harmonie que certains virent en l’air des traces lumineuses qu’ils appelèrent les couleurs du vent. Ils étaient paraît-il bleus, les vents qui portaient un cerf-volant à progresser vers la droite; verts, ceux qui le faisaient aller à gauche. Et le vent de couleur rose, c’était celui qui soutenait le joujou-volant en place, sa queue en équilibre, gondolant comme un petit serpent de soie. Ensuite, dans une sorte de tourbillon de lumières, lorsque toutes ces couleurs du vent se rencontraient, s’entrelaçaient, il en résultait, affirmait-on, comme un arc-en-ciel éclaté dont les nuances chatoyaient sous le soleil.

Ce fut au tour du cerf-voliste de la caserne abandonnée de lancer une attaque avec son loup-garou volant. Un grondement du tonnerre suivit la première plongée. Une piquée stratégique et hop!, la queue du cerf-volant du fou de la caserne vint se placer sur la ficelle de celui de Saint-Fils. C’est la fin!, cria-t-on, c’est la fin! Mais, au moment où le cerf-volant, jouissant d’un avantage inespéré, allait, de sa queue, atteindre le fil de Saint-Fils, celui-ci, d’une superbe pirouette, porta son joujou à effectuer une volte-face soudaine, ce qui provoqua un écart qui le plaça heureusement hors de danger. Cependant, graduellement, le vent augmentait d’intensité, de vélocité, de puissance. Vroum, entendit-on alors dans la zone, vroum, une bourrasque inattendue, un déploiement d’alizés, un cyclone! Mes amis! Sauve-qui-peut! Le vent était devenu si fort que les toits de toutes les maisons s’envolaient, se fracassant dans les airs, se désagrégeant, tombant sur la terre en pluies de clous, de ferrailles, de gongs et de débris.

Les fous avaient pris la fuite à toutes jambes, courant dans toutes les directions en criant: Vive Robespierre! Vive Danton! Vive Jeanne d’Arc! Vive la Révolution!

Une tornade, c’est une tornade répétait-on partout, c’est la fin du monde!, la fin de La Fossette! À l’intérieur de l’égout puant où il s’était réfugié, décidément, avait dit Saint-Fils, pas moyen de s’amuser sur cette terre sans s’attirer la colère du Seigneur! Enfin, mon Dieu, enfin, donnez-nous notre pain quotidien oui!, mais un moment de relâche aussi, je vous en prie!


Lu par l’auteur, cet extrait est tiré du dix-huitième chapitre du roman, Les terres entourées de larmes de Josaphat-Robert Large. Paris: L’Harmattan, 2002, pp. 153-55.

© 2002 Josaphat-Robert Large ; © 2002 Île en île pour l’enregistrement audio (6 minutes).
Enregistré à Port-au-Prince le 22 octobre 2002


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mis en ligne : 29 octobre 2002 ; mis à jour : 27 décembre 2020