Josaphat-Robert Large, « Le rêve de Saint-Fils Lemème »

Le jeune fou Saint-Fils Lemême avait fait un rêve extraordinaire. C’est le bruit qui courait à La Fossette. Et c’est encore sur l’esplanade qui servait de Place d’armes qu’il avait raconté son rêve. En face, bien sûr, d’une foule d’admirateurs.

Il avait vu, en dormant, un homme qui lui ressemblait, nu comme un ver, en train de grimper pendant des heures le long du mur d’un arc-en-ciel. C’était non loin de la plage des Carrénards. Ah! ce qu’elles étaient belles, les sept couleurs de l’arc-en-ciel. Elles formaient sur la plage un escalier de couleurs dont les marches allaient se perdre dans le ciel. Saint-Fils (car il s’agissait bien de lui dans le rêve) n’avait pas hésité une seconde, avant de commencer à gravir les premières marches de cet escalier d’arc-en-ciel.

Elles se trouvaient dans le champ de la couleur rouge, ces premières marches. Il réussit à les enjamber. Il voyait aussi, dans le rêve, des observateurs de La Fossette (eux aussi en train de rêver), qui le suivaient des yeux alors qu’il continuait de marcher d’un pas lent, ses bras tendus, comme un trapéziste essayant de maintenir l’équilibre.

Les observateurs se mirent soudainement à applaudir. Saint-Fils venait d’atteindre le champ de la couleur rouge. Il se mit alors à cueillir des roses rouges, des muguets, des hibiscus en train de se déployer. Il en envoya vers la terre. Des fleurs d’arc-en-ciel jaillissaient alors sur La Fossette. Il se mit à courir ensuite dans le champ de la couleur rouge, jusqu’à atteindre les limites de la couleur verte. Il prit son élan, s’agrippa à une branche verte et sauta par-dessus une clôture de couleurs. Il aborda finalement la couche de la couleur verte. Ah! que le paysage était beau dans le rêve. Il y avait partout du vert! Des arbres verts. Des branches dressées vers le ciel et touffues. Des feuilles de palmes se balançaient sur le passage du fou.

Le vert, c’était le plus beau site de l’arc-en-ciel. De là, il regarda la terre et vit les observateurs de La Fossette eux aussi en train de rêver, qui applaudissaient ses exploits. Il prit place pour un moment sur un banc baigné de fraîcheur. De là, la couleur jaune de l’arc-en-ciel attira son regard. Il aimait cette couleur et ses nuances qui pouvaient d’après lui briller sous le soleil. Et cette bande jaune qui allait à l’infini ne pouvait aboutir, selon toute logique, que dans la lune.

La lune! s’était-il mis à crier. La lune! Cet amas de poussière atmosphérique, n’avait-il pas l’air d’être jaune ou jaunâtre, quand on le regardait à partir de la réalité cruelle de La Fossette?

Il fallait donc profiter du rêve pour découvrir la vraie lune. Celle de la couleur jaune, la berceuse de l’espoir des amoureux. La contempler, tout en suivant des yeux les étoiles tournant autour d’elle. La découvrir. L’explorer de fond en comble. La dépister. Et admirer en même temps, illuminant le ciel, les comètes de sa suite. Le fou atteignit sans difficulté la plate-forme de la couleur jaune où il se mit à courir. À sauter de joie. À crier de joie. À hurler. La terre paraissait toute petite à ses pieds, semblable à un ballon dirigeable. Il vit au loin un tas de pays. Devant lui, il y avait les États-Unis et le Canada. À droite, il y avait l’Europe. Derrière lui, l’Amérique du sud. Et, à gauche, l’Asie et l’Océan Pacifique. Il réalisait alors un rêve de jeunesse : visiter tous ces continents, tous ces pays étrangers. Il reprit alors sa danse de joie, se remit à crier, à hurler.

La bande de la couleur bleue, c’était l’avenue de l’espérance. C’était, dans l’arc-en-ciel, l’espace d’un petit paradis, avec ses carrefours ensoleillés et ses oiseaux enchantés qui chantaient et ses ruelles sinueuses. S’y engager! Saint-Fils vit une flamme bleue au bout d’un tunnel. Marcher, courir vers l’avenir! Atteindre le lieu de l’espoir! Les rêveurs de La Fossette apercevaient des nuances de couleur que Saint-Fils ne remarquait pas, se trouvant trop près de l’arc-en-ciel dans le rêve. On s’émerveillait, à La Fossette, de voir le défilé des variations des couleurs du prisme, quand, au comble de la joie, le fou se remit à danser, à crier, à hurler. Et il fit tant et si bien, qu’il se réveilla en sursaut!

 

Au-dessus de sa tête, son parasol s’agitait. Il pleuvait sur La Fossette et la boue, à côté de la chaumière, commençait à prendre de l’ampleur. C’était ça, sa réalité à lui, son espace hors-rêve.

C’était ça, la vie d’un homme!  C’était ça son domaine!  Le rêve. Rêver, pour ranger dans les placards de l’oubli, des pans entiers d’une réalité inacceptable, d’une réalité irréelle. Rêver. S’enfermer au sein de son espace d’espoir, avec le désir de voir s’opérer, dans les lieux de l’existence, des changements vitaux et tant souhaités.

Le rêve, avait dit une fois Saint-Fils le fou de la Fossette, source de bien-être, de douceur, c’est ici le théâtre des malheureux. Pas besoin de payer pour y entrer. Il suffit d’arriver à combattre l’insomnie, à lâcher, à défaire les liens avec la réalité, pour sombrer dans le sommeil. Certains à La Fossette allaient même jusqu’à raconter qu’ils arrivaient à mieux rêver quand ils ne mangeaient pas, au cours d’une journée. Ainsi trouvèrent-ils une sorte de justification à la faim.  Ainsi arriva-t-on à minimiser l’une des conséquences (parmi les plus graves) de la pénurie qui sévissait lors à La Fossette.

Toujours selon les dires du fou de la Fossette, le rêve était, à l’époque, une sorte de thérapie pour les pauvres. C’est comme si, chaque soir, ils allaient se faire une nouvelle peau chez des médecins. Pour se remettre en forme. Et nombreux sont ceux parmi ces malheureux qui arrivent à rêver d’être en train de manger!  Ah là là!, ce sont les plus chanceux des rêveurs!  Ils tirent du rêve, disent-ils, des protéines, du levain, de la fécule, des vitamines et assez de graisse pour satisfaire leur métabolisme déséquilibré.

Ah oui!, avait enchaîné le fou, debout sur l’espèce d’esplanade qui servait de Place d’armes à la Fossette, il y a aussi les avantages qu’arrivent à tirer les meilleurs rêveurs, du tréfonds de leurs rêves. Ah oui! citons, comme exemple, les futurs numéros gagnants des loteries nationales et internationales. Et leurs combinaisons. Ah oui! Messieurs et dames, j’ai bien dit, les futurs numéros de la loterie! D’où la mise en place (et aussi la survie) d’un système d’interprétariat lié à la science-fiction, par les meilleurs devins de cette terre. Oui!, la traduction du hasard dans un langage proche de la réalité, éditée par les meilleurs imprimeurs de la place, ça, c’est ici, un commerce lucratif. Ces livres-là se vendent comme des pâtés chauds, aussi bien dans les rues que dans les librairies.

Et puis, messieurs et dames, si vous voyez du bleu dans un rêve: achetez le numéro 25. Si vous rêvez d’un mort? Le 16. Du feu: le 13. D’une rivière en crue: le 12. D’une femme en train de vous tromper: le 06 ou le 09. Combinez le tout, placez ces chiffres dans l’ordre indiqué par les traducteurs de rêves et vous serez le prochain gagnant du prochain gros lot de la loterie nationale. Ici, il faut savoir rêver pour vivre ou vivre pour rêver!


© 2000 Josaphat-Robert Large;  © 2001 Île en île


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mis en ligne : 6 janvier 2001 ; mis à jour : 22 octobre 2020