Josaphat-Robert Large, 5 Questions pour Île en île


L’écrivain Josaphat-Robert Large répond aux 5 Questions pour Île en île, à New York, le 4 décembre 2009.

Entretien de 33 minutes réalisé au Schomburg Center for Research in Black Culture par Thomas C. Spear.

Notes de transcription (ci-dessous) : Gary Klang.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Josaphat-Robert Large.

début – Mes influences
06:13 – Mon quartier
15:36 – Mon enfance
22:57 – Mon oeuvre
22:57 – L’insularité


Mes influences

Les influences remontent à deux sources. Je suis à la fois poète et romancier. Le premier embranchement va vers la poésie. Là, je dois faire appel à deux personnages : mon grand-père du côté maternel, professeur de français au lycée de Jérémie, un vieux qui s’asseyait sur une dodine pour débiter le soir du Victor Hugo à la belle étoile. Mon père était aussi prof : de latin, de grec et de littérature.

Du côté des modernes, la découverte a eu lieu avec des travaux effectués avec Syto Cavé, Jacques Charlier, Gérard Campfort. Époque de l’exploration du surréalisme, avec d’un côté les Haïtiens : Magloire Saint-Aude, Davertige, René Bélance, Garoute. Côté français : André Breton, Tristan Tzara. Exploration de l’œuvre de Saint-John Perse. Aragon, jusqu’à la découverte de mon poète préféré : Yves Bonnefoy. Dans son ouvrage Du mouvement et de l’immobilité de Douve, on retrouve l’espace jérémien dans quelques-uns de ses vers. Jérémie, pour employer une métaphore, est une ville située entre le vent et la mer. Quand souffle le Nordé, on ne peut ni quitter la ville, ni y retourner.

Du côté du roman, il y a le grand Proust. Où le temps est un laboratoire. Le temps perdu, le temps retrouvé. Le temps de l’écriture, le temps de l’œuvre où j’introduis le temps de mon vécu, le temps de l’histoire d’Haïti. Ces deux sources d’influences forment un tout : un lieu de repérages où remarquer les influences que j’ai subies.

Mon quartier

Depuis près de 16 années, je ne vis pas plus de trois mois quelque part. Donc, je dois puiser dans mes lieux de mémoire où trouver quelques quartiers du passé.

Le premier, c’est la ville de Jérémie elle-même. La ville avec ses bruits, sa population, ses mystères, son climat. J’étais un grand flâneur, j’ai exploré tous les recoins de ma ville. C’est à Jérémie que s’est réalisée la première période formative. C’est aussi là que j’ai découvert l’amour pour la première fois. L’introduction de quelqu’un d’autre dans ma vie qui a participé à la formation de ma sensibilité. C’était la période avant Duvalier. Je dois ajouter que c’est à cette époque que j’ai découvert l’importance de la mer pour un Grand-Anselais. À Jérémie, on vit avec la mer, selon les humeurs de la mer. S’il y a du vent, on ne peut pas quitter la ville.

Le deuxième quartier : le Petit-Four à Port-au-Prince. Quartier représenté par un carrefour. Un poste d’observation d’où j’ai vu se développer l’horreur du duvaliérisme. J’ai été témoin d’une scène historique d’une grande importance. Un corbillard s’engage dans notre Petit-Four. Il s’agissait des funérailles de Clément Jumelle, ancien candidat à la présidence lors des élections de la fin des années 1950 qui ont amené Duvalier au pouvoir. Subitement, un tas d’hommes armés portant lunettes noires et vestes noires attaquent le corbillard. Ils enlèvent le cercueil, le placent dans une autre voiture et font demi-tour pour se rendre au Palais national. On apprend plus tard que c’est Duvalier qui a fait enlever le corps de Clément Jumelle.

C’est aussi au Petit-Four qu’une douzaine d’amis et moi avons planifié notre appui à la grève des étudiants des années 60. Duvalier donne congé. Mais le congé vient avec une condition : les étudiants doivent rester chez eux. Un personnage du Petit-Four que je n’oublierai jamais, une Madame Duncan, nous visite et nous dit : « Messieurs, vous n’allez pas rester chez vous, il faut défier l’ordre du président ; il faut prendre les rues ! » On sort, on va à Pétionville et l’inénarrable Franck Romain nous remarque non loin des casernes et nous arrête. Un jour en prison, ma première tournée dans une prison de Duvalier. Ma victimisation par le duvaliérisme a été réelle. La scène décrite dans Une journée haïtienne est réelle. Dans un bordel où j’avais une amie, elle me sauve la vie. Mon père m’avait dit alors qu’il fallait quitter le pays, partir ! Car, après une tournée en prison, la prochaine étape : c’est la mort ! Je projette d’aller à Nice où terminer mes études. J’achète mon passeport. Je ne peux pas obtenir ce qu’on appelait sous Duvalier un visa de sortie. On continue de me le refuser et ça m’a pris 3 ans pour l’obtenir. Je l’ai acheté argent comptant. Le jour du départ, je me présente à l’aéroport déguisé, masqué avec une fausse barbe et chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles.

Le dernier quartier : Le Bronx que j’ai beaucoup aimé. J’ai développé là des relations avec des Américains. À la Columbia University, j’avais beaucoup d’amis. C’était le début de l’exil, l’exil qu’on pensait qui ne durerait que quelques années au plus, mais voilà que ça dure depuis 40 ans.

Mon enfance

La petite enfance a été la période la plus heureuse de ma vie. D’abord, il y avait l’aisance financière. Nous avions deux maisons : une en ville pour la période scolaire et l’autre, une maison de campagne, pour les vacances d’été, de Noël et de Pâques. Les plus beaux souvenirs : Nous avions un gardien du nom d’Estimat Ti-Maître, qui racontait des contes à la belle étoile. Tous les soirs, j’allais l’écouter. Il commençait avec Tim-tim bwa chèch. Ces contes constituent une source d’influence, surtout dans mon roman en langue créole Rete ! kote Lamèsi.

J’ai été à l’école chez les Frères de l’Instruction chrétienne, qui offre une première formation de qualité. C’est là que j’ai découvert le monde du sport. J’ai été gardien de but, j’étais, je crois, dans la classe de certificat. Le foot, une source d’expériences importantes. On apprend à affronter le danger. Une volonté aussi de gagner.

J’ai deux frères et une sœur. Je suis le benjamin. On me choyait, mes frères, ma sœur et mes parents. Il y avait aussi des cousins, des cousines. On allait se baigner à la Grand-Anse, la Voldrogue, la Guinodée et on organisait des journées à l’Anse d’Azur, près de la mer.

Il faut que je parle de la pêche sous-marine et de la découverte du monde sous-marin : Paysage avec des courants qui font danser la faune, et les plantes qui se balancent. Un monde silencieux où l’on ne s’exprime que par signes. Nous avions mis en place une stratégie pour le combat lors de l’arrivée des requins. Mais dès qu’on en tuait un, il fallait quitter les lieux, car, quand le sang se répandait dans la mer, ça attirait d’autres requins. Le monde sous-marin est un monde poétique, une source d’inspirations pour ma poésie. Chez les frères, les profs avaient le droit de vous battre. À la classe de 11e, le prof disait qu’il y avait un cimetière sous l’estrade où se trouvait son bureau. Il enterrait là les élèves qui n’étudiaient pas.

Mon œuvre

Parler de l’œuvre nous ramène à Roland Barthes. L’influence du vécu sur le style de l’écrivain. Je dois ouvrir avec ma technique de composition romanesque : le simultanéisme. Le premier à l’utiliser c’était Dos Passos. La démultiplication des références se retrouve à travers l’œuvre. L’œuvre est à l’image de ma vie : fragmentée, plurielle et même désordonnée. Les titres des recueils de poèmes parlent un peu de cette thématique. De Nerfs du vent (encore Jérémie : le vent, la mer) à Échos en fuite sous presse à Paris (l’errance, la fuite, le nomadisme). À l’époque de la dictature, on disait que Duvalier était le problème. Mon retour en Haïti après le départ de Jean-Claude a été une catastrophe. D’où la reprise de l’errance. Il y a eu une accélération de l’errance durant les 20 dernières années. J’ai publié cinq romans, dont l’un en langue créole. Très belle expérience : écrire un roman en créole. Il y a aussi la trilogie, une triple trilogie. Deux tomes ont déjà paru. Un registre d’écriture qui change à chaque tome. Et dans les trois tomes, une traversée de l’histoire de Haïti qui va de la période précolombienne à la période post-duvaliérienne. Donc trois mouvements : L’histoire elle-même, un registre d’écriture différent et l’Histoire avec un grand H. La photographie : un livre d’images sur la ville de Jérémie. Photos montrant la progression de la ville durant les 20 dernières années.

Finalement, les disques compacts dont le plus important est un disque qui a été réalisé à Montréal : il s’agit de poèmes en créole avec un accompagnement musical du grand pianiste Eddy Prophète ; ce disque paraît incessamment.

L’Insularité

Jérémie est une île dans l’île d’Haïti. À l’époque de ma jeunesse, on ne se rendait à la capitale que par bateaux. Il fallait donc avoir le pied marin. Ces traversées en mer étaient des sources d’inspirations extraordinaires. Une voie non seulement pour quitter la ville, mais aussi pour atteindre les autres lieux importants de la vie. L’insularité : une thématique aussi qu’on trouve dans mon œuvre. Le soleil, la mer, le vent. Dans une scène de mes romans, alors que je progresse sur les Champs-Élysées, je me trouve subitement en face d’un paysage avec une mer, des vagues, des oiseaux de mer et des cocotiers. Le passé revient même dans un paysage hivernal. Le soleil, le vent, la mer, j’ai ça dans ma peau !


Josaphat-Robert Large

Large, Josaphat-Robert. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, New York (2009). 33 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 1er juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 30 mars 2010 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Thomas C. Spear
Notes de transcription : Gary Klang.

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 30 mars 2010 ; mis à jour : 26 octobre 2020