Josaphat-Robert Large, Présentation d’Émile Roumer

par Josaphat-Robert Large

On dit que le 5 février 1903, le jour où Émile Roumer est né, la mer en furie faisait rouler ses vagues sur le rivage de Jérémie et que le vent soufflait dur sur la Grand’Anse. Le nouveau-né était le fils de Léopold Roumer et d’Eugénia Vidal. Ce couple ne cachait pourtant pas sa déception : les deux, ils avaient promis une petite fille aux trois garçons qui occupaient déjà la scène familiale. Leur déconvenue allait d’ailleurs se renouveler cinq fois de plus, à la suite de la naissance des autres garçons, jusqu’en 1911, lors de la venue au monde d’Antoine, le dernier de la bande. Emile a donc eu huit frères.

L’immense fortune de Léopold Roumer permet à ses fils de fréquenter les meilleures écoles. Émile fait ses études élémentaires chez les Frères de l’instruction chrétienne à Jérémie et termine la première partie de son baccauréat à Saint-Louis-de-Gonzague, en plein cœur de Port-au-Prince. Et il effectue ses études de philosophie au lycée Michelet, à Paris. Or, sur la demande du père Léopold, tous les Roumer doivent étudier le commerce chez les Anglo-saxons. Le poète n’échappe pas à la règle établie par le patriarche. Il boucle ses études à Londres, en 1926.

Le désir, ou du moins, la fureur d’écrire se manifeste très tôt chez Roumer. Jérémie, la ville de son enfance, s’accommodait  déjà du surnom lui octroyant comme un titre de noblesse : « la Cité des Poètes ». Une réputation certainement appuyée par le succès des poètes Etzer Vilaire et Edmond Laforest, membres importants et aussi fondateurs du Mouvement littéraire « La Génération de la Ronde » qui a joué un rôle primordial dans les lettres haïtiennes. Roumer ne demeurait pas insensible aux résonances universelles des vers de Vilaire mais il prêtait également l’oreille aux sonorités des lambis qui annonçaient, en provenance de Port-au-Prince, l’arrivée de l’Indigénisme.

À l’époque, l’appel de Jean Price-Mars réclamant un retour aux origines gagne du terrain. Émile Roumer se choisit un pseudonyme dont l’étymologie montre son désir de se ressourcer au Nigéria et surtout aux sources africaines du grand fleuve Joliba, le Niger. Envoyés à Yvonne Sarcey, les premiers poèmes d’Emilius Niger sont publiés dans la revue Les Annales, à Paris, où ils sont fort appréciés.

Le premier recueil qui porte le nom d’Émile Roumer, Poèmes d’Haïti et de France, paraît aux Éditions de la Revue Mondiale, en 1925, à Paris. On trouve, au fil de ces vers, un superbe développement de la flore et de la faune haïtiennes. Les hibiscus se dégagent de leurs réceptacles, en laissant pointer les crêtes des cannes. La grammaticalité qui régit les vers rimés du recueil est impeccable, indépendamment du vocabulaire de Roumer, cousu de régionalismes lexicaux. Le sonnet aussi s’est trouvé une place privilégiée dans ce spicilège d’une centaine de pages.

De retour à Haïti, les rapports de Roumer avec les indigénistes s’officialisent. Avec Normil Sylvain, il fonde la Revue Indigène, en 1927. Cette publication n’ira cependant pas au-delà d’une année, mais, le groupe indigéniste demeure actif ; ses membres occupent la scène culturelle du début des années 1930. Les plus importants sont : Carl Brouard, Émile Roumer, André Liautaud, Jacques Roumain, Philippe Thoby-Marcelin, Antonio Vieux. Dans la lignée de Price-Mars, leurs images reflètent toutes les nuances de la nature haïtienne. Toutes les expressions culturelles du folklore sont mises en valeur : la danse, la peinture, la musique, les rites du vaudou… Les indigénistes se veulent des chantres de l’haïtianité et leur influence s’éparpille jusque le domaine de la peinture haïtienne.

C’est à cette époque qu’un grave événement vient marquer la vie de Roumer. En rentrant chez lui un jour de l’été 1928, il découvre sa femme, Gabrielle, pendue à une barre de l’escalier circulaire de leur maison. Elle portait sa robe de mariée : c’était le quatrième jour de leur lune de miel. Le poète est affligé, inconsolable. À Jérémie, on ne parle que du suicide de la jeune Gabrielle Roumer. Née Laforest, c’était la fille du poète Edmond Laforest qui, en 1915, s’était lui aussi suicidé.

Au fil des ans, François Duvalier et Lorimers Denis font greffer les rudiments du Noirisme sur une branche de l’Indigénisme. Leurs articles paraissent dans La Revue Indigène et aussi dans Les Griots, journal où publient, entre autres, les poètes Jean Brierre et Jacques Roumain. Peu après l’occupation d’Haïti par les États-Unis (1915-1934), les courants du Noirisme envahissent l’espace de l’Indigénisme.

Après la prise du pouvoir par François Duvalier, en 1957, face au fascisme en pleine expansion, les indigénistes s’affolent. Carl Brouard sombre dans l’alcool. Jean Brierre, Félix Morisseau-Leroy et Frank Fouché prennent l’exil. Jacques-Stephen Alexis est massacré. Roland Chassagne meurt en prison. Les frères Marcelin se rendent à New York.

Émile Roumer prend la décision de se retirer du monde. Il s’établit sur une habitation familiale à Ti-Gas, près de Jérémie. Un lieu paisible où le chant des sirènes de l’enfance ne manque pas de réapprovisionner son imagination. Entouré de ses enfants Philippa, Raymond, Simone, Sary, Agathe et Gaëtane, il n’abandonne pas la plume. Il se met à écrire dans sa langue vernaculaire, voulant s’adresser aux masses analphabètes. En créole, Roumer explore les contours charnels de la femme et invente un corps pour ainsi dire culinaire de l’Haïtienne. Avec le refrain fortement popularisé de son chef-d’œuvre, « Marabout de mon cœur », le poète fait chanter tout un peuple. Femmes, hommes, enfants et vieillards adorent cette femme délicieuse aux seins de mandarine. Un autre recueil majeur paraît en 1964 : Rosaire Couronnes Sonnets.

Critiqué pour son écriture dont l’étymologie puise directement dans le français, son créole ne fera pas école. Les linguistes qui se sont penchés sur les œuvres de Félix Morisseau-Leroy, d’Émile Célestin-Méggie et de Michelson Hyppolyte adoptent de préférence la méthode phonétique du professeur Lobach, le spécialiste américain. Les nouveaux créolistes s’éloignent ainsi du créole roumérien. N’empêche, la « Marabout de mon cœur »* s’enracine profondément dans les cœurs et devient un classique de la culture haïtienne. Elle s’installe dans les mêmes pages où sont inscrits les vers sensuels du recueil « Choucoune » du poète Oswald Durand. « Choucoune » est aussi une « Marabout ».

Émile Roumer choisit l’Allemagne pour la dernière étape de sa vie ; il meurt à Francfort, le 6 avril 1988. Le corps est transporté à Jérémie et les funérailles ont lieu à la suite d’un long cortège où se trouvent mêlés, poètes, chanteurs, peintres, catholiques, protestants et vaudouisants qui arpentent toutes les rues et tous les sentiers tortueux de la cité des poètes. C’est un défilé populaire qui conduit Roumer à sa dernière demeure.

À Jérémie, ceux et celles qui empruntent aujourd’hui la rue Edmond Laforêt qui mène au quartier dénommé la Source, nourrissent dans leur mémoire le souvenir du poète, en lisant l’inscription : « Fondé en 1987 : Le Collège Emile Roumer, de la douzième à la Philosophie ». Le poète meurt, mais sa poésie demeure.

Marabout, nom féminin en créole désignant une brune avec une belle chevelure.


Cette présentation d’Émile Roumer est composée pour Île en île en juin 2006 par Josaphat-Robert Large.

© 2006 Josaphat-Robert Large


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mis en ligne : 31 août 2006 ; mis à jour : 15 novembre 2020