Joël Des Rosiers, Le XXIe siècle sera tribal (entrevue)

Entrevue avec Joël Des Rosiers

réalisée par Ghila Sroka

Tribune Juive:  J’aimerais d’abord que tu me dises qui est au juste Joël Des Rosiers?
Joël Des Rosiers : Je suis un métis. Je crois que je suis un homme de l’île, c’est-à-dire un homme de la singularité. Etre né sur une île, c’est à la fois un privilège et un appel toujours redondant, inlassable, vers l’ailleurs. Je crois que l’homme des îles, c’est un homme de passage. Je suis né aux Cayes, en Haïti, c’est-à-dire dans la Méditerranée américaine. Je crois savoir que les ancêtres de ma famille maternelle étaient originaires de la Guadeloupe, de la Martinique et que l’un d’entre eux avait immigré à Saint-Domingue venant de la Nouvelle-France. Après l’enfance caraïbe, j’ai immigré au Québec au début des années 60 avec mes parents, puis je suis parti à 18 ans faire mes études en France, à Strasbourg. Je suis un métis, je suis un Africain, un Européen, un Amérindien. Tous ces fragments font de moi un homme d’Amérique, continent de toutes les migrations. L’Amérique est l’Afrique promise. Peu d’espaces culturels dans le monde portent en eux autant de mémoires. J’ai dans la tête une île errante et c’est un dé qui roule vers sa chance.

On retrouve d’ailleurs dans tes trois livres, en particulier dans Savanes, toutes ces définitions à la fois globales et profondes.
Oui, parce que le métis est la figure de la perte du sens face au mythe de la pureté, même pure laine. Parce que le métis brouille le régime. Il harmonise les dualités, voire même les trinités. C’est un homme du divers. Je crois aussi que cette question du métissage discrédite tous les mythes de pureté dans leur essence même parce que je ne suis ni ceci ni cela. J’ai un caractère labile, je suis un interlope, je suis constamment en contrebande, entre la stase et le fugace. Je crois effectivement que cette instabilité constante, que cette hybridation de notre culture participe à la modernité dans ce qu’elle comporte de plus hardi, c’est-à-dire le mélange de l’immobile et du fluide, de la réitération du même et du labile. Etre créole, en réalité, c’est porter en soi l’altérité à un degré exquis; c’est protester contre toutes les figures de l’Un et ses avatars. Créole signifie « créer l’autre ». « Criolo », je le crée… Cette hybridité des différences culturelles m’apparaît réalisée dans ma vie personnelle comme dans ma profession. Je suis à la fois médecin et écrivain. Ce n’est pas une donnée nouvelle. Il y a eu beaucoup de grands écrivains médecins, de Rabelais à Céline, qui sont mes idoles et leurs livres mes fétiches, mais je crois que, même dans ma vie personnelle, cette dualité constante participe dans ma manière d’appréhender le monde, dans ma manière d’assumer ma condition humaine.

Tu es chirurgien, n’est-ce pas?
J’ai appris à guérir avec mes mains, comme le chaman. La chirurgie, qui est une école de modestie, m’a révélé les splendeurs et les misères du corps humain. Sans doute, cette connaissance du corps, à la fois chair et symbole, influe-t-elle sur mon écriture. En tout cas, elle m’autorise une intimité et une mise en oeuvre du sensible. La science offre à l’écrivain ses multiples métaphores en repoussant indéfiniment les fantasmes de maîtrise. La science est la poésie des faits. À cet égard, j’ai utilisé dans mon dernier recueil, Savanes, une métaphore scientifique, celle du chaos, théorie de l’ordre, du désordre et des systèmes instables. En effet, l’archipel des Antilles épouse l’ordre géographique d’îles dont la superficie décroît régulièrement, de Cuba à la Grenade. J’eus la vision d’une formidable redondance, chaque île n’étant que la répétition d’une autre. Le désordre s’était introduit dans l’archipel par la violence coloniale, par la sexualité qui déborde cette violence, par l’infinie variété de la couleur de la peau qui en résulte. J’ai rêvé mes livres et en particulier Savanes comme une traversée des origines. Il ne s’agit pas de la reconstruction d’un passé révolu mais bien d’une mémoire, c’est-à-dire d’un consentement au présent, par le biais du travail de la langue.

Comment concilies-tu l’écriture, la poésie, avec ta pratique de la médecine?Je dirais que c’est un bonheur d’être médecin parce qu’il s’agit de soulager la souffrance humaine. Aujourd’hui, bien sûr, la technicité l’emporte sur l’art de soulager et cela n’est pas si mal. Elle n’élimine pas pourtant le besoin d’une écoute. Je n’ai pas envie de parler en « langue de bois », mais les médecins ont acquis, certains d’entre eux du moins, pas tous, par une longue fréquentation de la souffrance, une grande connaissance des êtres humains. Ils regardent la vie avec les deux yeux; aussi observent-ils les hommes dans tout leur relief. Un oeil regarde la vie, l’autre scrute la mort. Cette interpénétration est constante pour un médecin qui connaît de l’intérieur la précarité de la vie, la précarité des êtres humains. Nous ne tenons qu’à un fil; il faut savoir cela, que les hommes les plus forts, les femmes les plus courageuses, peuvent à un moment donné craquer devant ce qui attaque leur intégrité, la maladie… Les médecins sont aux premières loges de ces noces diaboliques de la vie et de la mort et, pour peu qu’ils se débarrassent de leur cuirasse clinique, qu’ils assument leur propre part mortifère, cela fait en général de bons écrivains, parfois même de grands écrivains. Je pense que la littérature, c’est cela. C’est nous permettre d’affronter ces graves questions essentielles de l’amour, de la mort, de la vie et de la souffrance, et de tolérer la perte. Alors, c’est un bonheur d’être médecin et écrivain.

Je t’ai déjà entendu dire que «les peuples manquaient de poésie». N’est-ce pas là une coquetterie de ta part à une époque où certaines populations ne jouissent même pas de la liberté d’exister? Qu’entendais-tu par là?
Je pense à Saint-John Perse, le grand poète de la Guadeloupe, prix Nobel de littérature qui, dans Amers, célèbre «la grande phrase prise au peuple», un vers qui m’a toujours inspiré. Si les peuples manquent de poésie, de même nous, les poètes, nous manquons au peuple. En réalité, ce que je veux exprimer par là, c’est ce double manque. La poésie est la grande phrase prise au peuple. Je crois que le rôle des poètes, c’est de redonner cette phrase au peuple, mais transfigurée, dénaturée, presque méconnaissable. En un mot, étrangère. Proust disait que les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère.

Tu dis «nous, les poètes, nous manquons au peuple». Pourtant, voilà très exactement cinq ans, Salman Rushdie était pris à partie par les intégristes musulmans parce que sa plume leur déplaisait et, aujourd’hui même, cinq ans plus tard à la même date, le 13 février 1994, une écrivaine du Bangladesh est elle aussi condamnée à être privée de sa liberté. On lui a pris ce matin son passeport, lui reprochant d’avoir suivi les traces de Rushdie. Que t’inspire cette censure dans le monde musulman intégriste?
C’est un problème fondamental que tu poses là, c’est-à-dire la question du même et de l’identité. Je crois que c’est un symptôme de la permanence des identités et du retour en force des hypertrophies identitaires. Ce que la Fatwa de Khomeyni, condamnant Salman Rushdie, représente, c’est l’exclusion d’un homme qui est un hybride lui-même. Il faut savoir que Rushdie est un Indo-Pakistanais élevé à Londres, occidentalisé donc… Pourtant, c’est finalement au sein de la littérature que s’inventent contre le mal, outre les formes les plus neuves et les plus hardies de la résistance, les éléments à la fois d’une éthique et d’une esthétique, nous préservant des fantasmes de pureté, des boursouflures identitaires et des ghettoïsations.

Mais Rushdie est tout de même musulman. Il revendique son appartenance à cette religion.
Ce qui est en jeu, c’est la mise à distance. Je crois que c’est cela la littérature, essentiellement une distanciation des origines, un déchiffrement. Je crois que tout écrivain est dans cet exil intérieur au- dedans même de sa propre écriture. Je crois que le retour en force des notions que nous pensions complètement honnies de pureté ethnique, de pureté identitaire, d’intégrisme, pas seulement dans l’Islam, mais également en Occident, correspond à ce que Freud appelait le malaise dans la civilisation. Plus nous nous civilisons, plus nous nous barbarisons. Je crois que l’intimité de la barbarie et de la civilisation démontre bien cette question essentielle, celle de notre incapacité à faire taire le mal en nous, le mal étant projeté, bien sûr, sur l’autre. Donc les peuples vivent de plus en plus dans cette inquiétude narcissique, repliés sur eux-mêmes, sur leur culture. Que faire de la haine et du haï ? Naturellement, plus le voisin est proche, plus il est honni, c’est-à-dire plus il nous ressemble. C’est ce qu’on constate chez les Serbes et les Croates, des peuples qui se fréquentent depuis mille ans et qui en réalité pratiquent les uns vis-à-vis des autres des actes d’une barbarie qu’on croyait tue pour des siècles, en Europe, compte tenu de ce qui s’est passé avec l’Holocauste.

L’Holocauste, c’est une chose, mais ce qui se passe actuellement en Yougoslavie est plutôt selon moi le résultat de la répression communiste des 40 dernières années. On a réduit au silence, enfermé derrière un rideau de fer les peuples de l’Est. Le jour où le mur de Berlin est tombé, le véritable visage de ces gens, nourris de haine, est apparu.
Après la barbarie de deux guerres en Europe, après Hiroshima, ce qui se passe actuellement dans l’ancienne Yougoslavie correspond effectivement à la disparition du contenant, du grand frère communiste qui, lui, faisait taire ce que Freud appelle le narcissisme des petites différences. Eu égard à ces crispations identitaires qui s’amplifient dans le monde et qui nous menacent, à mon sens, il n’est pas vain de se demander comment poser la question de l’Autre dans la littérature, comment tolérer les différences et les marginalités. Je crois que c’est dans la littérature que se construisent, que s’élaborent les formes les plus neuves de la résistance à la ghettoïsation, à l’hypertrophie identitaire, au narcissisme des petites différences. C’est bien la question à poser, celle de la Fatwa contre Rushdie et celle de la condamnation de cette femme écrivain au Bangladesh, parce que justement la parole portée est une parole qui résiste aux figures de l’indivision, aux figures de la totalité.

Rushdie, puisque nous parlons de lui et qu’il sert un peu de toile de fond à notre conversation, a posé cette pertinente question: «Que vaut la parole de l’écrivain aujourd’hui?» Que répondrais-tu à cela?
Si la langue est maternelle, abusive, la parole, elle, est paternelle, symbolique. Nous sommes tributaires de cette différence des sexes et du désir qui est celui d’un autre. Quand un écrivain ouvre la bouche, sa bouche est pleine du sexe de la langue. La parole de l’écrivain, homme ou femme, vaut la part d’ombres qu’elle révèle à la lumière. Parole qui se rend compte que plus vous connaissez le monde, plus vous vous rendez compte de son infinitude et de la nécessité de la littérature à la fois comme puissance de cohésion, mais surtout comme puissance convulsive. Porter le langage comme dans une forge à ses limites, en créant de nouvelles associations de mots et de syntaxes, c’est proposer de nouvelles visions du monde, de nouvelles sonorités pour dire le monde. Assez d’actes ! Encore plus de mots ! La parole de l’écrivain, c’est une pulsion d’écrire qui cherche à déconstruire la langue maternelle. Sans doute, est-ce la langue qui est la mère perdue.

Qu’entends-tu par «parole paternelle»? Quels sont ses rapports avec la langue maternelle, naturelle, nationale? Ton propos est-il de dire que la langue maternelle est incestueuse?
La parole paternelle, c’est Moïse l’Africain sur le Sinaï, c’est le travail d’écriture, c’est-à-dire la soumission à la Loi, tout en la transgressant par moments, brisant les Tables. La mère étant la porte-parole de l’infans, celui qui ne parle pas, la langue maternelle est abusive parce que la mère en quelque sorte « parle » son enfant. La distance par rapport à la langue maternelle devient salutaire, alors que c’est du côté du père que va s’établir la question du travail de la langue, de la soumission à la grammaire, à la syntaxe, à la Loi. C’est le début de l’étrangeté en toute langue. Les pères demeurent toujours des étrangers. Ils nous donnent leur nom et nous n’y pouvons rien. .

Comment peut-on résister au fantasme de la pureté dominante de la parole paternelle?
La parole de l’écrivain, homme ou femme, c’est donc de montrer que dans ce siècle, cette fin de siècle où chacun dit que les repères ont disparu, nous vivons, semble-t-il, la fin des idéologies et des fausses certitudes. C’est peut-être très bien ainsi. Mais il me semble que certaines illusions sont nécessaires. Sans doute, le monde dans lequel nous vivons est un monde sans « re-pères », un monde où douloureusement l’homme est un fils sans père, sans filiation. La porte est ainsi ouverte sur l’auto-engendrement, sur le déni des origines. La parole de l’écrivain permet de questionner la culture de l’extermination, cette part mortifère toujours à l’oeuvre. C’est essentiellement poser la question de l’altérité. L’autre en soi nous permet d’affronter avec beaucoup de compréhension la différence des autres : sexualités, races, marginalités. Je crois qu’on écrit en fait, essentiellement, collé sur l’autre clandestin en soi. Il y a toujours une figure clandestine. Je crois qu’on écrit essentiellement contre l’abandon et la perte. La parole de l’écrivain permet quelquefois, en avance sur la science, de nous projeter dans ces questions fondamentales de perte, de perte de nos illusions et de ces questions identitaires qui obsèdent le monde occidental aujourd’hui. Je dis dans ma poésie que l’Occident n’est nulle part; ce siècle verra sa fin si cette civilisation persiste dans le déni des origines.

Puisqu’il s’agit de la perte de l’autre, comment réagis-tu au rejet de la culture d’origine?
Lorsque la culture d’origine nous rejette, je réagis douloureusement. Nous sommes souvent mus par le désir de reconnaissance. Mon remerciement naïf touche à la vanité d’être reconnu dans l’enthousiasme par la tribu.

Il faut être connu pour être reconnu, c’est-à-dire qu’il faut qu’on nous connaisse, et je ne parle pas ici, bien sûr, de la célébrité de la star de cinéma…
L’écrivain, quoi qu’on en pense, a besoin de l’ami lecteur. Comme disait Breton: «Un poème n’est jamais terminé jusqu’à ce qu’il tombe dans les bras d’autrui». Malgré cette étrangeté de l’écrivain par rapport à ses propres mythes, par rapport à son histoire personnelle, à sa culture, à soi maintenant et toujours dans le monde, l’écrivain a besoin de cette reconnaissance, il a besoin de l’autre qui termine son travail d’écriture. C’est le lecteur finalement qui anime ce travail, qui lui donne toute sa légitimité, qui transforme une pile de feuilles sèches en livre… C’est le liseur, au fond, pour employer le bon terme, qui sollicite en l’écrivain ce désir de continuer à écrire.

La poésie n’est pas le genre littéraire le plus facile. Pourquoi ce choix plutôt que, par exemple, l’écriture romanesque?
C’est une question essentielle. Pourquoi la poésie? Poésie étymologiquement signifie «créer de la musique». La poiésis est une création. Je crois que tous les romanciers eux-mêmes ont commencé par écrire de la poésie parce que la poésie, c’est le langage de la médiation entre l’homme, les motivations inconscientes qui l’animent et la nature. Le poète est un homme de luminescences. C’est un homme qui est au carrefour de ces différentes pulsions, au carrefour du cosmos, du genre humain et du langage. Pourquoi la poésie? Parce qu’elle est l’autre langue dans la langue. C’est un devenir.

Tu es un poète extrêmement attentif aux effets de langage. Tes trois ouvrages laissent entrevoir un homme, un auteur qui n’asphyxie pas la poésie. Quel est ton secret?
C’est la jubilation. C’est vrai que je suis attentif au langage. Je crois que cela doit venir du rapport que j’avais avec mes pères. Mon père était un homme de grammaire et il le demeure encore, un virtuose de l’imparfait du subjonctif. C’est d’abord à cette aune qu’il juge les êtres humains. Pour lui, un être humain est celui qui est capable de jongler avec les différentes nuances de l’imparfait et du plus-que-parfait; il m’a donné la passion du plus-que-parfait. Ma passion des lettres date de la petite enfance….

Donne-moi une phrase en exemple.
Par exemple, je me rappelle ses fameux: «J’aurais aimé que tu fusses là», alors que c’était lui «l’absent grave». Il me réprimandait en m’abreuvant de citations latines – déjà, la langue étrangère! – et je crois que, plus je vieillis, plus je reconnais cette fonction essentielle des pères qui nous donnent la parole, au fond, et qui nous permettent de renoncer aux femmes en tant que fils et de les aimer en hommes. J’avais aussi un parrain, chargé de lettres, pour qui l’incipit de Salammbô représentait le paradigme de l’ordre et de la perfection. J’ai entendu pendant toute une partie de mon enfance la phrase: «C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar». Il me la répétait sans cesse. Aujourd’hui on fait des thèses sur cette phrase. J’ai été élevé dans la parole paternelle, très sensible à la langue, de ces hommes éduqués dans une espèce de nostalgie gréco-latine. Il faut savoir qu’aux Antilles, il a existé, peut-être moins aujourd’hui, des hommes, des Créoles, qui se prenaient probablement pour des Grecs, nourris qu’ils étaient de latinité, de culture gréco-latine. J’entendais mes grands-pères parler français à la manière du XIXe siècle. Dans le même mouvement, ils étaient ombrageux, très fiers de la geste révolutionnaire haïtienne et des grands patriotes, à mille lieues de l’acculturation. Naturellement, cela a donné à l’enfant que j’étais un rapport à la langue qui est celui d’une véritable jubilation, d’un travail constant et, ma foi, d’un mystère. La grammaire m’a appris le premier code de la vie. Il y a un passage personnel que je voudrais citer: «Le véritable lieu de naissance, c’est celui où on a porté pour la première fois un coup d’oeil sur soi-même, mes premières patries ont été mes livres. J’ai aimé dès l’enfance ces rapports étrangement intimes, étrangement élusifs qui existent entre un lecteur et des livres. Comme chacun se décide, vit et meurt selon ses propres lois, la grammaire comme elle m’a été apprise, la grammaire française, par mes pairs, avec son mélange de règles logiques, d’arbitraire, me proposa un avant-goût de ce que m’offriront plus tard les sciences à la fois de la conduite humaine et de la médecine». Je crois que c’est de cette façon que mon expérience instinctive de la langue est née. Pour moi, la poésie, c’est la science et le mystère du langage. Je dis aussi quelque part: «Apportez la science du poème au noyau du poème…». Je crois que mon rapport à la langue a d’abord été cela. La lecture, très jeune, des poètes, a eu chez moi des effets bouleversants. Aimé Césaire, Rimbaud et sa profération «Je suis un nègre»… L’initiation à la poésie, je pense, m’a instinctivement mené à la poésie comme étant le lieu d’une expérience morale et d’une initiation à la liberté… Je crois que j’ai goûté très jeune aux poètes les plus obscurs et les plus compliqués.

Est-ce qu’on peut dire que tu es un poète «négropolitain»?
Qui a connoté ce mot? … C’est le terme qu’on emploie aux Antilles françaises pour désigner les Antillais nés en France. Un peu comme les Beurs.

Je l’ai utilisé à la façon de Manu Dibango qui a dit de lui qu’il était un «afropolitain». Est-ce que «afropolitain» t’apparaît moins péjoratif que «négropolitain»?
Je n’en sais rien. Ainsi que je le mentionnais, aux Antilles, le terme est utilisé dans un sens précis. J’ai donc de la difficulté à me reconnaître dans une autre signification.

Je voudrais aborder un sujet qui me tient beaucoup à coeur, à savoir ce que recèle pour toi le mot «nègre». Au Québec, lorsque le roman de Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer?, a été publié, le mot «nègre» a dérangé. Aux États-Unis, on a même voulu censurer son livre pour cette raison. Dany Laferrière, en quelque sorte, a donc ennobli ce mot en l’utilisant comme titre de roman. Par ailleurs, quand j’ai rencontré des Noirs vivant en France et que j’ai prononcé ce mot, ils se sont montrés vexés. Où est-ce que tu te situes par rapport à cette notion?
Pour moi, c’est le plus beau mot de la terre. C’est un mot très fort, synonyme de fécondité… Il faut savoir d’où vient ce mot. Historiquement, selon Hérodote, les quadriges et les chariots tirés par les chevaux ont été introduits en Grèce à partir de la Libye. Dès le huitième siècle avant Jésus-Christ, Africains et Grecs étaient alliés comme peuples de la Mer. La Libye de l’Antiquité comprenait le Maghreb actuel, le Sahara et les territoires plus au sud. Le lien entre les chevaux et les chariots d’une part et les sources et les oasis d’autre part peut être découvert à partir des noms donnés aux envahisseurs nomades venus des territoires plus au sud. Une des plus célèbres tribus de cavaliers nomades utilisant les chariots s’appelait les Nigritai. La beauté de leur peau noire est à l’origine du mot latin «niger», lequel étymologiquement a donné naissance au mot «negro» retrouvé en espagnol, en portugais et en anglais, puis au mot français «nègre». Le nom des Nigritai lui-même vient d’une racine sémitique, «ngr», qui signifie «l’eau qui coule dans le sable» – tu sais qu’en hébreu, il n’y a pas de voyelle. Cette racine est à l’origine des toponymes Gar, Ger, Nagar, et notamment le nom du fleuve Niger qui, de manière mystérieuse, coule d’ouest en est, en s’éloignant de l’Atlantique pour former un delta dans le désert. En français, le mot «nager» a la même racine, tout comme le fleuve Niagara dont les eaux sont symbole de fécondité.

C’est joli…
Donc «niger» ne signifie pas «noir», mais bien «l’eau qui coule dans le sable». Les hommes et les femmes africains se sont donné ce nom très tôt par identification à la fécondité, au principe de l’eau. Encore aujourd’hui, des centaines de jeunes couples vont aux chutes Niagara sans savoir pourquoi; symboliquement, il s’agit de retrouver un mythe très ancien correspondant à la fécondité. Donc tous les hommes de la terre sont nègres. Le mot «nègre» est le plus beau mot de la terre.

Dis-moi, comment s’inscrit ton écriture au sein de la littérature québécoise?
Les poètes québécois contemporains m’ont aussi beaucoup influencé. La fréquentation des oeuvres de François Charron et de Nicole Brossard a eu certainement un impact sur mon travail, ainsi que Paul-Marie Lapointe, Brault, Miron par son ouverture sur la Caraïbe, Rina Lasnier par son sens du sacré. D’autres encore que je pourrais nommer… Je suis avec attention les travaux d’Alonzo, de Caccia et D’Alfonso. Quelle place j’occupe? Je crois que c’est aux critiques, avec la décantation que seul permet le temps, d’analyser, de codifier, de connoter la place que les poètes de la migration occupent dans la poésie québécoise contemporaine. Ce que je peux dire d’ores et déjà, c’est que la littérature de la migration n’est pas nouvelle. J’estime que le mythe fondateur du grand texte proliférant occidental, c’est Homère qui l’a écrit. L’Iliade et L’Odyssée, c’est une littérature de la migration. On circule d’île en île pour retourner finalement vers les origines. La présence de la migration et la présence de l’autre sont déjà inscrites dans L’Iliade et L’Odyssée; Homère y a inscrit des clivages. Oeuvre polyphonique parce que chaque personnage est en opposition par rapport à un autre. Hélène, la femme fatale pour qui on fait la guerre, s’oppose à Pénélope, sage et immuable…

…qui attend Ulysse pendant 20 ans…
Mais d’autres versions existent où elle n’attend pas son mec et où elle baise avec tout ce qui passe. Ce sont des versions plus complexes. Il y a Hélène et Pénélope , Ulysse et Eurybate. La question de la migration est intéressante parce qu’Ulysse, c’est le héros occidental par excellence. C’est celui qui arrive à vaincre l’altérité représentée par le Cyclope, par les dangers qu’il rencontre, autres figures de ses pulsions. Mais l’autre Ulysse est un Nègre. Homère a eu cette grande vision de l’altérité. Je vais te lire un extrait du 19e chant de L’Odyssée, le vers 240: «Ulysse était si aimé et cela se comprend. Je le reconduisis avec respect jusqu’à son navire bien ponté. Un détail encore. Il était accompagné d’un héros, un peu plus âgé que lui. Je vais te le dépeindre tel qu’il était. Il avait le dos voûté, la peau noire, la tête crépue. Il s’appelait Eurybate. C’était de tous les compagnons, celui qu’Ulysse honorait le plus, car leurs esprits s’accordaient bien». Voilà, cela répond à ta question sur la migration. Le héros d’Ulysse est un Africain. De sorte qu’aujourd’hui, qu’est-ce que j’apporte à la poésie québécoise contemporaine? La littérature de la migration ne se définit pas par l’origine ethnique de ses créateurs mais plutôt par les processus de transfert, de déplacement, de détournement, de traces, de clivage, de refoulement que les auteurs impriment au langage; processus inséparables de leur histoire personnelle. En ce qui me concerne, sous ces impulsions, je traite et retraite le langage.

Par ailleurs, comment t’inscris-tu dans le Québec d’aujourd’hui?
L’américanité. Je viens de la Caraïbe qui est la Méditerranée américaine. Je suis Eurybate. Je me réfère à des mythes fondateurs. C’est cela la littérature. C’est cette capacité d’évocation qui me dépasse, moi, et me rend ivre. Souvent je dis, je répète. Il n’est pas rare qu’un événement privé, ma lecture de L’Odyssée, du vers 240, pas très connu d’ailleurs, prenne des proportions publiques, géopolitiques, voire même continentales. Je dis qu’il s’agit pour nous, hommes de la Caraïbe en migration au Québec, d’y apporter l’américanité, pas seulement une américanité anglo-saxonne, mais une américanité du divers. D’autres sonorités, notamment créoles. D’autres rythmes, ceux de l’oralité. À côté de la langue française, sans doute idéalisée, il existe la langue créole, la langue du manque et du trou, langue inconnue, secrète, cryptée, mystérieuse, qui me permet de fantasmer sur elle, en la méconnaissant. Cette langue n’est pas plus ma langue que l’autre langue idéalisée qui me permet de me débarrasser de mes obsessions identitaires. Cette double distance est salutaire. Je tremble devant la langue nouvelle. «Est-ce du grec ou du nègre, Père Ubu?»

Montréal, c’est 92 ethnies. Que t’inspire le métissage au Québec? Est-ce que c’est une chance pour ce pays?
Oui. Le métissage au Québec correspond pour moi, et ce n’est plus du tout un poncif, à un véritable lieu commun. En parler ne suffit plus. Nous avons des responsabilités à assumer envers les jeunes générations. Je crois que la société québécoise, qui est de plus en plus multiethnique au moment même où il y a des crispations identitaires dans le monde comme à Montréal, peut et doit être capable d’intégrer les différences culturelles. On ne peut ni négliger ni minimiser l’importance des spécificités culturelles, cela dans un souci d’échanges, de passerelles. Il nous reste à demeurer vigilants et lucides, et à nous engager dans une réflexion commune.

Le rôle de l’écrivain en est donc vraiment un de responsabilité et d’engagement.
Je le crois.

Et l’engagement n’est pas un vain mot, n’est-ce pas?
L’écrivain est un mystagogue, c’est-à-dire un passeur, c’est un homme de toutes les identités. Pourrait-on envisager une littérature post-nationale?

J’aimerais maintenant m’adresser plus spécifiquement au citoyen Joël Des Rosiers. Montréal, avec ses 92 ethnies, c’est les Nations Unies au quotidien. Or, depuis plusieurs années, on assiste à une recrudescence des violences faites aux Noirs. On dénombre plus de sept morts en cinq ans, sans compter les derniers événements dans le métro de Montréal. Comment réagis-tu à tout cela? Selon toi, la Ville de Montréal, avec toutes ses organisations de pseudo-militants pour les droits de la personne, comprend-elle sa propre réalité multiethnique? Montréal est-elle capable d’assimiler, de voir ce qui se passe autour et à l’intérieur d’elle-même? Qu’est-ce qui se passe à Montréal aujourd’hui?
Je commencerai par te faire une confidence: le XXIe siècle sera tribal. Les peuples n’acceptent plus l’oppression de leur culture. Je souhaite seulement que les tribus s’ouvrent les unes aux autres. Ce que nous voyons ici, dans le microcosme montréalais, n’est au fond que le reflet de ce qui se passe à l’échelle mondiale. La question de la migration se pose aujourd’hui avec une acuité, une intensité telles que le phénomène constitue une première historiquement parlant. La migration est un phénomène historique. C’est le lot de l’être humain de migrer. L’homme moderne est né en Afrique il y a 150.000 ans. L’homme et la femme sont nés dans l’Est africain et pour des raisons qu’aujourd’hui on attribue à la mouche tsé-tsé qui apporte la maladie du sommeil, l’homme a quitté l’Afrique, a migré à travers le Sahara, vers l’ouest, vers le sud, puis vers le Moyen-Orient, le Caucase, le bassin méditerranéen, ensuite vers les steppes d’Asie et finalement la dernière migration de l’homme s’est effectuée par le détroit de Béring vers l’Amérique. La migration est donc un phénomène fondamental de l’histoire humaine, des civilisations. Aujourd’hui elle se pose avec une intensité beaucoup plus grande qu’avant car on parle de millions d’individus et non de centaines. La migration met en cause aujourd’hui «ethnos» qui signifie en grec «nous». «Ethnos», c’est nous et les autres, ce sont les barbares. Alors, serions-nous les nouveaux barbares? À Montréal, les Canadiens français découvrent d’autres peuples depuis une trentaine d’années, depuis la Révolution tranquille, depuis Terre des Hommes en 1967. À partir de Terre des Hommes, l’expression n’aurait pu être mieux choisie, le Québec est devenue littéralement une terre des hommes. Cette métaphore utilisée en 1967 implique aujourd’hui des réalités sociales qui dépassent la générosité et la prospérité de cette époque-là. Mais il faut savoir que le Québec a été une terre des hommes depuis sa fondation. Les Amérindiens qui sont arrivés ici il y a 25.000 ans venaient des steppes d’Asie. Le Québec a été fondé par des Européens de diverses origines, Poitevins, Angevins, Normands, Bretons, qui ne parlaient souvent même pas la même langue. Le Québec a été aussi bâti par des Portugais, des Juifs et aussi par des Africains, comme chacun feint de l’ignorer…

On oublie souvent, en effet, que les Blancs sont arrivés ici avec des Noirs et que ces derniers ont aussi contribuer à construire le Canada.
Il y avait 2.500 Noirs au Québec, 10% de la population de l’époque. Ce n’était pas rien. Il y a dans le fondement même du Québec une terre des hommes, une multiethnicité, mais celle-ci a été écartée, pour des raisons historiques et finalement de survie, en faveur d’un autre mythe unificateur, celui de la pureté «laineuse». Mais aujourd’hui je pense que les Québécois sont de plus en plus ouverts aux divers, à la complexité, à leurs origines. Qu’est-ce qui se passe à Montréal aujourd’hui? Il y a un remugle, comme dans toutes les capitales mondiales. Il y a de la violence, c’est-à-dire le remugle de mémoires, la fabrication d’un autre qui est l’ennemi, qui est la projection du mal en soi. Cette différence des humains est une chance biologique, un bonheur de la biologie et des climats, attribuable au fond à la différence climatique et à celle des habitudes alimentaires; cette différence est la base de la fécondité. Or, nous affrontons des questions de pureté et donc d’impureté qui ne sont que des questions idéologiques. Alors que la biologie est la figure du pur, nous sommes face au social qui est la figure de l’impur. Vous n’avez qu’à prendre le métro pour savoir que nous vivons dans l’impureté. Tous les lieux du discours qui rejoignent cette question de la pureté sont des discours paranoïaques, archaïques, qui renvoient aux questions de nature, aux figures de l’un, de l’indivision et du même, en dernière analyse à la pulsion de mort. Ce qui se passe à Montréal est une difficile cohabitation, mais cette cohabitation est marquée par l’histoire mondiale, et ce n’est qu’un début. Les peuples du Sud migrent, montent à l’assaut des citadelles occidentales. Les mots «nations unies», qui consituent une métaphore, une volonté et une profession de foi, auront un sens ou n’en auront pas… Il va falloir, comme Benetton dans les publicités, se supporter, supporter l’autre en soi, supporter la différence et trouver dans la différence une fête, une joie.

Que penses-tu des Nègres qu’on pousse sur les rails du métro?
En fait, c’était une Blanche qu’on a poussée sur les rails. Puis une Négresse. Cette violence originaire à l’égard de femmes, noires ou blanches, qu’on jette devant des rames de métro, cette violence fondamentale nous a heurtés, nous a symboliquement tous bouleversés. J’ai entendu ton intervention à la radio à ce sujet, qui était très digne et très noble. Mais il y a une violence encore plus difficile à supporter, c’est celle faite aux hommes noirs de cette ville. Huit d’entre eux depuis cinq ans, tous désarmés, ont péri sous les balles de la police. Au point où quand moi, aujourd’hui, j’ai affaire à la police pour une contravention, j’ai un réflexe d’insécurité, bien que Montréal, il faut le dire, soit en Amérique du Nord une des villes les moins violentes, où les rapports entre la police et les ethnies sont finalement, malgré les difficultés, les moins sournoiss par comparaison. Il y a quand même une tolérance dans cette ville. Mais ces morts d’hommes noirs sont des morts symboliques très douloureuses, quand bien même il y a probablement plus de Noirs qui s’assassinent entre eux à Montréal que de Noirs tués par la police. Cette violence a une portée davantage symbolique. Elle doit cesser! Il est douloureux d’être des objets de haine, à la fois de la haine venant de l’autre et de la haine de soi.

À quel âge es-tu arrivé à Montréal?
À dix ans. J’étais le petit roi de mon quartier à l’époque où je distribuais les journaux dans Notre-Dame-de-Grâce. J’ai passé le Star, qui n’existe plus, et La Presse. Je connais toutes les briques de Notre-Dame-de-Grâce; Montréal est une ville dont je connais l’intime fibre. Je me sens peut-être plus montréalais que québécois. Adolescent, j’ai fait du camping, de la trappe et des portages dans tout le Québec, en Gaspésie, au Mont-Tremblant, au Lac-Saint-Jean, mais Montréal est ma ville, j’y ai été élevé.

Nous tous, les immigrants, avons plus de facilité à dire que nous sommes des Montréalais plutôt que des Québécois.
C’est mon univers, c’est normal. Ce pays est le mien; j’y élève mes enfants qui y sont nés. J’ai un rapport très intime avec cette terre et aussi, métaphoriquement, j’aime bien les métaphores, il faut savoir que c’est Matthew Henson, un Noir américain, qui a découvert le premier le pôle Nord, dans l’expédition de Robert Perry. Perry était resté à la base, malade. Ces références historiques me remplissent de bonheur. Je me dis que nous avons une grande légitimité ici et que c’est mon pays. J’ai aussi d’autres appartenances, à la France par exemple, puisque j’y ai vécu pendant longtemps.

La France représente-t-elle un pays de référence pour toi?
Oui, mes parents y ont fait leurs études, à Bordeaux, à Paris… Quand je suis allé en France la première fois, je me suis dit: «Tiens, je suis un peu chez moi». Je reconnaissais des habitudes culturelles acquises dans ma famille. C’était vraiment très étonnant de me sentir à ce point chez moi dans un pays qui n’était finalement pas le mien.

Où vivent tes parents en ce moment?
Mes parents sont retraités à Miami et à Montréal.

Tu dis que tu as plusieurs appartenances. Qu’en est-il de celle à Haïti, d’où tu es originaire? Comment te sens-tu en tant qu’Haïtien vivant à Montréal?
Haïti est un petit pays, mais une grande nation. La question de l’«haïtiannité», c’est celle des droits de l’homme posée en Amérique dès le XVIIIe siècle. Par la geste révolutionnaire contre l’oppression coloniale, la Négritude s’est mise debout. Elle résiste encore à la dictature, à l’obscurantisme. L’histoire d’Haïti est indissociable de la révolte contre l’oppression. Comme dit Aimé Césaire: «La négritude, c’est-à-dire l’humanité s’y est mise debout». Compte tenu de ce que nous venons de dire sur le mot «nègre», comment je me sens à Montréal? Montréal est ma ville, c’est ici que je vis, c’est ici que je travaille, que j’ai mes références, mes amis, ma vie, ma profession. Je suis chez moi ici. Montréal est une ville que j’aime. Quand j’arrive de l’étranger et que je débarque à Montréal, je suis rempli de joie, je rentre chez moi. C’est une chose qui est claire. Mettons les choses en perspective : je crois que dans d’autres villes américaines ou européennes, le niveau de violence est nettement plus intolérable qu’à Montréal, qui demeure un lieu de vie très humain. Qu’est-ce qu’il va falloir faire? Il va falloir qu’il y ait des écoles de tolérance. Il va falloir qu’on apprenne aux enfants dans les écoles, parce que c’est là que commence la tolérance, le respect de la différence, il va falloir qu’on fasse l’éloge de la différence, qu’on comprenne que l’altérité, c’est d’abord en soi, qu’on apprenne aux enfants l’histoire beaucoup plus complexe du Québec, l’apport des autres peuples, qu’on introduise dans les écoles les cours nécessaires à l’estime de soi des autres ethnies. L’aliénation culturelle est porteuse de violence, de délinquance, d’incapacité de s’identifier à un projet commun. Il faut que dans les écoles, les décideurs, les enseignants mettent un point d’honneur à apprendre à ces enfants leurs origines. autrement c’est la perte. C’est à partir du respect de soi qu’on peut accueillir l’autre.

Ce sont des idées qui me sont depuis toujours très chères. Je suis heureuse de voir que nous les partageons.
Pour moi, c’est fondamental. Qu’on apprenne au Québécois d’origine française que lui-même est né d’une impureté, c’est-à-dire de multiples appartenances. C’est à partir de cela que nous pourrons nous engager dans un processus civilisateur contre la barbarie, contre l’exclusion, contre le mal. Nous sommes tous capables du pire, tous autant que nous sommes et il n’y a pas de tribu dans ses fantasmes d’unité, d’un, de même, capable d’assouvir cela. Une fois qu’on a fini d’exclure l’autre, c’est contre soi que la violence se retourne. J’ajouterai que notre époque a vu se manifester, avec une violence inégalée dans l’histoire, la culture de l’extermination et de la mort. Je veux parler des deux dernières guerres, de la bombe à Hiroshima, des camps, du génocide des Arméniens, de la lutte en Afrique du Sud, de l’apartheid et, en « background », de la traite négrière qui constitue la violence fondamentale. Notre époque est tributaire de toutes ces violences. Contre la culture de l’extermination, nous devons opposer de plus en plus de civilisation, de plus en plus d’échanges, de plus en plus de connaissance de l’autre.

Est-ce que tu as personnellement déjà été victime de discrimination raciale?
Je n’aime pas le mot victime.

Mais on est victime.
Non. Je m’oppose de toutes mes forces à la jouissance masochiste de la victime. Le mot victime implique un concept de déresponsabilisation et je préfère dire que j’ai résisté à des tentatives de discrimination raciale. Je n’ai jamais été victime de discrimination raciale. J’ai toujours résisté à toutes les formes de discrimination raciale.

En quoi consiste ton engagement dans la vie montréalaise?
Mon engagement se situe à plusieurs niveaux. D’abord, en tant que professionnel de la médecine, je soigne et je panse, je panse et je pense. Par le biais de l’écriture, je suis aussi actif au sein de la sphère intellectuelle, de la sphère de la création littéraire. Je crois que les écrivains apportent leur pécule à cette distanciation et à cette passion des origines qui est l’origine de la passion. Écrire, c’est cela. C’est avoir la passion des origines et c’est la même chose que l’origine de la passion elle-même. Je suis également impliqué à divers titres dans des organismes socioprofessionnels d’écrivains, entre autres la Société littéraire de Laval où je suis animateur de la revue Brèves littéraires et vice-président de la société. Je viens d’être élu membre du conseil d’administration de l’Union nationale des écrivains et écrivaines du Québec, où je compte apporter ma vision des choses. C’est à ce titre que je participe de plein droit à la vie montréalaise.

De nombreux Blancs ont réalisé des films sur ou avec des Noirs. Que penses-tu de ces gens qui parlent en ton nom?
Je dis que les porte-parole, quelle que soit leur bonne foi, qui n’est pas mise en doute souvent dans leurs démarches, les porte-parole, un peu comme des mères qui parlent pour un enfant, nous renvoient, je pense, à des situations de grande violence, à des situations archaïques. Le ferment de la créativité, c’est la sexualité. Nous créons parce que nous ne savons pas. Nous créons parce que nous sommes angoissés de ne pas savoir, la sexualité étant l’assouvissement de la curiosité, avaler l’autre, manger l’autre, prendre l’autre avec soi. Le chant de la création, c’est celui de l’impensé, celui de l’angoisse. Si un créateur occidental démontre un intérêt pour une autre ethnie, pour parler plus simple, si un Blanc s’intéresse aux Noirs, tant mieux. C’est le chant de la curiosité, c’est celui de l’angoisse face à l’autre. S’il s’enracine dans cette angoisse et parle de ce lieu-là, j’applaudis à deux mains. S’il déborde ce lieu-là et s’autorise une position de porte-parole, je m’y opposerai. Parce que le risque, c’est le colonialisme intellectuel. Et je dis halte au colonialisme intellectuel.

Absolument! Le créateur occidental se pose toujours comme un anthropologue, un ethnologue. Il faut refuser d’être les objets d’étude des Blancs.
Ce qui est important, c’est que la figure de l’observateur, quelle que soit sa bonne foi, selon le principe d’incertitude d’Eisenberg, influe sur l’observé immédiatement. Il y a un phénomène constant. Donc, être porte-parole d’une communauté a des conséquences à la fois éthiques et esthétiques. Je répète que si le créateur blanc, l’écrivain, le cinéaste, le photographe, peu importe, s’interroge sur les rapports à l’autre, de ce lieu de la sexualité et de l’angoisse, j’applaudirai à deux mains. S’il devient le porte-parole de cette communauté, le paradoxe c’est qu’il lui donne la parole souvent, mais c’est une parole masquée, c’est une parole qui est prise dans un prisme de son propre regard. Je pense qu’il y a là un danger.

Par exemple, nous savons que Martin Bernal, qui a écrit le livre Black Athena: The Afro-Asiatic Roots of Classical Civilization, nous offre un objet de recherche…
Le livre de Martin Bernal, un professeur juif de l’université Cornell, est un travail monumental. C’est un livre en plusieurs tomes qui traite des origines africaines et sémitiques de la civilisation grecque. Cette recherche montre de manière définitive que l’apport des civilisations africaines à la civilisation grecque est fondamental, à tel point que 40% des mots grecs sont d’origine africaine. Il démontre de manière définitive que l’Égypte ancienne était nègre. Son oeuvre est une véritable déconstruction du racisme.

J’ai participé à plusieurs événements en Europe, notamment au congrès Black Women and Minority à Londres où nous avons dit que nous voulions parler en notre nom, et au Festival des films de femmes à Créteil, consacré aux films des femmes noires, où les cinéastes noires anglaises ont également énoncé très clairement: «Nous voulons faire nos films et nos images». Il me semble que c’est pourtant facile à comprendre…
C’est vital parce que nous devons effectivement nous présenter à nous-mêmes et ne plus nous laisser être présentés par l’autre, quelle que soit sa bonne foi. Il est très important de comprendre que tout acte de création en est un d’interprétation. Celui qui interprète le fait selon sa propre sensibilité et ses propres préjugés. Aujourd’hui il est plus que temps que les jeunes photographes, cinéastes, etc., hommes et femmes, s’organisent en des lieux de production, de création, pour nous présenter nos propres images à nous-mêmes. C’est ce que Claude Jutra a fait, c’est ce que tous les cinéastes font, c’est essentiel.

Qu’est-ce que Claude Jutra a fait?
Il s’est présenté. Il a présenté son angoisse de Québécois, son angoisse sexuelle à l’égard d’une femme noire. Dans À tout prendre, il s’agit d’une angoisse sexuelle vis-à-vis de l’autre. Il s’est présenté à lui-même. C’est pour cela que c’est un grand film, parce qu’il a posé cette question, mais l’autre était vu comme un objet exotique. L’autre est déshumanisé. À tout prendre pose les problèmes du créateur blanc et de la muse noire, c’est-à-dire l’angoisse sexuelle, l’impensé, le non-savoir face à l’autre, mais par ce film, l’autre est présenté comme un objet exotique et non sujet de sa propre histoire.

Jusqu’à présent, à Montréal, on a vu de soi-disant experts, dans les universités, parler au nom des Noirs après avoir fait de soi-disant études sociologiques sur eux. Comment peut-on mettre fin à ce néocolonialisme?
Je crois que les créateurs doivent se rendre compte qu’il y a un ferment créateur qui est un acte privé et personnel, ce que j’appelle la pulsion de créer, un travail de création qui correspond à des strates d’organisation. Il y a une nécessité d’institutions. Je crois que nous n’arriverons pas à un niveau artistique, à un niveau formel important ou fécond, sans l’apport des institutions, de formation, de support, de financement. Je crois que ces créateurs doivent créer leurs propres institutions, leurs propres laboratoires, et que les créateurs déjà confirmés, s’ils sont intéressés par le projet de mettre un terme au colonialisme, doivent aider les jeunes créateurs noirs à acquérir des formations professionnelles d’un niveau supérieur. Je crois que c’est comme cela, par la création d’institutions de formation et de financement, que les jeunes créateurs noirs vont finir par parler pour eux-mêmes, un peu à l’image de ce qui se fait dans le cinéma « black british » qui a des structures coopératives de cinéma, de vidéo et de distribution. Il y a maintenant une école de cinéma noire britannique absolument extraordinaire… C’était très impressionnant. Avec de petits moyens, ils ont été capables de mettre en commun leur capacité créatrice. Le ferment créateur s’est multiplié par les contacts et les relations et ils ont été capables de projeter l’image d’eux-mêmes beaucoup plus complexe et qui ne passe pas par le regard de l’autre. Aux États-Unis, sous l’impulsion de Spike Lee, il y a aujourd’hui une école, une pépinière de jeunes créateurs noirs américains qui ont décidé de passer derrière la caméra.

Comment peut-on mettre un terme à la relation perverse unissant les communautés noires aux autorités québécoises, celles-ci faisant miroiter des promesses et des avantages à celles-là par l’entremise de Nègres de service?
Cette relation perverse est très ancienne. Elle a son origine dans la Plantation. On appelait ces Nègres de service, à l’époque, des commandeurs. C’étaient des courroies de transmission entre le pouvoir et la servitude. Je crois qu’aujourd’hui, ce qui se passe n’est pas fondamentalement différent bien que se présentant sous des formes un peu plus élaborées et chacun y trouvant son compte. Je crois que les communautés noires sont d’abord des communautés d’origines diverses, africaine, antillaise francophone, antillaise anglophone. À l’intérieur même de chaque communauté, il y a des strates et des différences sociales. Il ne faut pas tenter de cimenter tout le monde dans un même bloc monolithique. Ce n’est pas juste… Les communautés sont multiples, à l’image de la communauté juive elle-même, complexe et constituée de différents éléments, ce qui est une bonne chose. Je ne voudrais pas qu’on parle de communauté noire de façon globale sans tenir compte des aspirations spécifiques de chacune d’entre elles, des différents secteurs qui la constituent. L’effet pervers est difficile à faire cesser parce que nous avons tous au fond de nous un fond pervers. Je crois même que le désir a quelque chose à voir avec la perversion… Au point de vue social, il s’agira systématiquement de dénoncer les commandeurs.

J’aimerais maintenant conclure comme nous avons commencé et boucler la boucle avec la poésie. Joël Des Rosiers, au sein des foules, quelle est la vérité de ton langage poétique?
Mon dernier livre s’appelle Savanes ! C’est une chronique d’amour et de sable. Je dirais que ma vérité poétique est une vérité d’être, une vérité émotionnelle, le contact brut avec un objet ou une chose, voire même avec un autre être. Le poète est un homme semblable à un enfant, il crée un monde imaginaire auquel il attribue une grande charge émotionnelle. Il rêve et son rêve et sa poésie sont témoins d’un destin. Je crois que l’essentiel de cette vérité m’est à moi-même inaccessible.

Donc, tu es toujours à la recherche de la vérité…
Savoir est le plus émouvant des désirs.

Merci beaucoup.


Le texte ci-dessus, « Joël Des Rosiers: le XXIe siècle sera tribal », a paru (partiellement) pour la première fois dans la Tribune Juive, volume 11 numéro 6 (avril 1994), pp. 20-23.  Il est republié dans son intégralité sur Île en île avec la permission de Ghila Sroka et de la Tribune Juive, magazine interculturel (Montréal).

© 1994 et 2001 Ghila Sroka et la Tribune Juive;  © 2001  Île en île


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mis en ligne : 1 mai 2001 ; mis à jour : 21 octobre 2020