Jimmy Ly, Surréalisme haïtien et littérature tahitienne à Walla Walla, Washington

Surréalisme haïtien et littérature tahitienne à Walla Walla, Washington

septembre 1965

Un fait insolite et extraordinaire s’est produit en ce mois de septembre sur le site du Lehman College de l’université CUNY à New York, qui m’a fait replonger dans mon année universitaire 1965-66 à Whitman College. Grâce à Internet, j’ai pu renouer les liens avec mon lointain passé washingtonien. De curieuses coïncidences (qui n’en sont pas, j’en suis sûr) ont fait qu’il y a de cela un mois, malgré le temps et malgré la distance, j’ai retrouvé sur le site de littérature îlienne, Île en île, le portrait de mon professeur de littérature française à Whitman, Monsieur René Bélance.

Même si cela ne concerne que deux personnes et n’a d’importance que pour moi-même, il m’a semblé que l’événement était suffisamment bizarre pour que j’en fasse mention quelque part. Je n’ai pas de raison particulière d’en parler sur le site de mon ancien collège. Bien que je reçois toujours le magazine des anciens élèves (alumni), je m’abstiens de regarder la page qui donne des informations sur mes condisciples et sur moi-même. Avec les années qui passent, mes camarades d’école se trouvent relégués soit aux toutes premières pages, soit à la rubrique nécrologique. Et pour utiliser l’expression anglaise, j’en suis complètement dévasté. De plus, de tous les gens et professeurs de mon époque que je connaissais, il n’en reste plus qu’un seul: le docteur en religion, Georges Ball, celui qui m’a accepté comme membre de son cell group. Le site à CUNY m’a donc semblé le plus approprié pour les protagonistes de l’anecdote que je vais raconter et qui se sont retrouvés grâce à lui.

Près de quarante ans après, j’ai quand même beaucoup de mal à rassembler mes souvenirs de mes années de collège à Whitman. Après l’obtention de mon diplôme de fin d’études, j’avais perdu la trace de René Bélance, dont les bureaux administratifs du collège n’avaient plus aucune nouvelle, si ce n’est qu’il avait émigré vers l’est des États-Unis. Il avait passé une année d’enseignement de français dans ce coin perdu qu’est l’Eastern Washington, et il n’avait pas voulu prolonger son contrat. Il avait quitté Whitman College, à la fois un peu déçu et fâché de l’ambiance de l’époque. Mais, comment un frais émoulu diplômé haïtien, avec une maîtrise en français de l’Université de Californie de Berkeley, pouvait-il deviner que Whitman ne serait qu’un petit collège champêtre aux traditions trop conservatrices à son goût, qui ne correspondait pas vraiment à ses ambitions, ni à ses aspirations?

Pour les académiciens béotiens et les futurs candidats boursiers, Whitman College est situé à Walla Walla (du nom d’une tribu indienne qui signifie running water ou eau courante) dans la partie Sud-est de l’état de Washington. Relativement méconnu dans les années soixante, il était toujours confondu désagréablement et à notre grand regret, avec Whittier, celui du président Nixon. Aujourd’hui, il est coté dans le magazine, US News and World Report, dans le premier tiers des liberal arts colleges privés des États-Unis: ce qui n’est pas rien. Mais déjà à mon époque, le collège jouissait d’une bonne réputation régionale qui s’étendait jusqu’à l’état de Hawaï. Les première année (freshmen) venaient surtout de Washington et des états voisins de l’Oregon, de Californie, de l’Idaho et du Montana. Les frais de scolarité étaient encore relativement abordables. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui où l’éducation de haut niveau n’est plus réservée qu’à une élite fondée sur la fortune: ce qui est manifestement contraire à l’esprit démocratique de la Constitution.

Whitman College! j’ai toujours pensé que les administrateurs du bureau d’admissions ont dû se demander plusieurs fois, «Mon dieu! comment un petit Chinois débarquant de Paris via Tahiti pouvait vouloir s’enterrer dans cette petite ville de 25.000 habitants en pleine contrée rurale dans l’Eastern Washington. Habitué aux grandes villes cosmopolites, n’aurait-il pas pu s’inscrire plutôt à l’université de Washington, à Seattle et peut-être même à Washington State, près de Pullman. Mais pourquoi Walla Walla?». Son esprit devait être passablement dérangé pour s’enfermer dans ce mignon liberal arts college, perdu au milieu du pénitencier d’état et des champs de petits pois cueillis sous l’œil bienveillant du Jolly Green Giant. Quant aux champs immenses de pommes de terre et de maïs qui s’étendaient à perte de vue dans la plaine avoisinante, ils appartenaient à de grandes et richissimes familles du coin, comme les Stonecipher, par exemple. Contrairement à la France, on ne disait pas d’eux qu’ils étaient des paysans mais desgentlemen farmers. Une fois, ils avaient daigné m’inviter chez eux avec un de leurs cousins qui était mon ami de dortoir. Je dois dire que je n’ai jamais aussi bien mangé pour un Thanksgiving qui n’avait rien à voir avec ceux d’un Chuckwagon, du genre bourratif où on peut manger à se fendre le ventre (all you can eat) pour un dollar avec gravy and dessert à volonté.

Ma première année à Whitman avait été seulement passable avec beaucoup de points d’interrogation. Ce fut avant tout une année de découverte mutuelle. Mon anglais n’était pas assez bon pour que je puisse obtenir de bonnes notes et il n’y avait aucune raison pour que les professeurs se montrent plus indulgents avec moi. Sinon je n’avais qu’à choisir des cours de mechanical engineering, au lieu d’essayer de rivaliser en philosophie ou en science politique, comme le font tous les étudiants asiatiques des autres universités. Il fallait donc que je trouve ma vraie voie. Ou j’étais vraiment nul et ne pouvais espérer aucun avenir dans les études, ou j’allais trouver ma rédemption et enfin réaliser le potentiel qu’on dit que j’avais en moi. Je me rappelle que pour la rentrée nous devions lire African Genesis, un livre de Robert Ardrey. Au cours des discussions sur la corrélation entre l’histoire de l’humanité et celle des armes de destruction, je me sentais si ignorant par rapport aux élèves de la classe, que je me disais «Mais où vont-ils chercher tout ça avec leurs réflexions si pertinentes dont je n’avais pas l’habitude. Saurais-je être à leur hauteur?». La réponse n’allait pas tarder à venir avec ma seconde année à Whitman qui promettait d’être décisive.

Car, après cette première année de transition, j’essayais d’oublier ces questions métaphysiques, spéculatives et ennuyeuses, en rêvant avec délectation à la ville de San Francisco, où, après les froidures washingtoniennes, je m’apprêtais à passer des vacances de l’autre côté de la baie, à Berkeley, avec ma sœur qui y préparait un doctorat en immunologie. À San Francisco, il était bien connu qu’il n’y a jamais d’été, mais autour de la baie, l’été 1965 s’annonçait encore plus chaud que d’habitude. Et si le père Gallo de Gallo and Gallo Finest Sonoma Wines avait pu produire à l’époque des grands crus de Cabernet-Sauvignon, 1965 aurait été un grand millésime, même pour les bizarres breuvages au nom de couvent médiéval de Blue Nun. Par ailleurs, mes pensées estivales allaient plus vers ces filles californiennes, au look ravageur de blondes éthérées, façon mannequins de Clairol. Malheureusement elles n’avaient d’yeux que pour un certain Mario Savio qui allait faire parler la poudre avec un Free Speech Movement aussi populaire, électrique et révolutionnaire que la déclaration de 1789 en France.

Devant tant de motifs aussi hédonistes que jubilatoires, on aurait pensé, «Qu’est-ce qui m’avait pris de ne pas m’inscrire, par exemple, dans le système éducatif de l’état de Californie considéré comme le plus performant des États-Unis avec ses universités renommées de par le monde tels que l’Université de Californie de Berkeley ou UCLA, ou l’Université de Stanford ou encore, l’Université de Southern California plus connu pour son programme de football américain et son département cinéma? Qu’ai-je pu bien chercher là-haut dans les vertes prairies du Sud-Est de l’état de Washington, si ce n’est un éventuel renouveau?

Avais-je des raisons suffisantes et assez bonnes pour ainsi quitter la grande Californie, avec, n’est-ce-pas, la ville la plus sophistiquée de la côte Ouest des États-Unis, la belle, l’unique, la séduisante San Francisco et sa cohorte de socialites mondains? Comment oublier la silhouette fabuleuse de son pont doré de légende, symbole avéré de terre promise pour les immigrants surtout pour ceux de l’Asie du Sud-Est, s’ouvrant sur sa baie magnifique malheureusement dénaturée par la prison d’Alcatraz de triste renommée? Fallait-il laisser de côté sa fière équipe de baseball avec ses géants dans tous les sens du terme que sont Willie Mays, Willie McCovey ainsi que le pitcher dominicain, Juan Marichal, ennemi juré et empêcheur de tourner en rond des stars de l’équipe d’en bas des Dodgers de Los Angeles, dont l’immortel Sandy Koufax, et le rude Don Drysdale détesté de tous les fans sanfranciscains? Sans parler de son équipe de basket-ball dominée de toute sa hauteur par cet immense joueur qu’était l’ineffable Wilt Chamberlain. En plus d’avoir marqué plus de cent points au cours d’un seul match, il pouvait se vanter de plus de trente mille conquêtes féminines. Je ne sais pas lequel de ces deux records inégalés à ce jour laisse le plus rêveur. Et bien sûr, il fallait aussi mentionner son équipe de football des 49ers qui n’arrivait jamais à gagner un seul titre, à l’instar de son homologue en baseball. De plus, celle-ci souffrait d’une maladie automnale curieuse qu’on appelait le September swoon, faisant désagréger l’équipe entière en un magma informe la mettant régulièrement à la fin de l’été hors course pour le titre suprême. Heureusement pour sauver la face, on pouvait lire au petit déjeuner le journal le plus fins de la côte ouest, le San Francisco Chronicle avec le billet quotidien du spirituel Herb Caen.

Mais surtout il y avait de l’autre côté de la baie, le joyau des campus de l’université de Californie, celui de Berkeley, le seul qui pouvait rivaliser avec ces académiciens fortunés de Palo Alto à Stanford. Renommé dans le monde entier pour son excellence académique, le campus allait en ces années 1964-65 occuper le devant de la scène médiatique nationale et même internationale pour la contestation étudiante qui aura marqué à jamais la vie académique de cette époque. Elle avait commencé à prendre de l’ampleur sur Bancroft Way et Telegraph Avenue pour finir par la création en octobre 64 du Free Speech Movement de Mario Savio. De Sproul Hall à Bancroft Way, le campus était alors en perpétuelle ébullition, et les débats y faisaient rage. Les étudiants de cette époque avaient vraiment quelque chose dans le ventre et ils en avaient bien besoin, car la guerre au Viêt-nam pointait son nez, ainsi que celui du futur gouverneur de Californie, Ronald Reagan.

En cet été 1965, pas trop concerné par cette agitation apparemment frivole et sans discernement, je suivais les cours d’été de Cal, d’abord en tennis, un sport très cool qui devenait à la mode au point que j’ai même rencontré sur les courts, la star féminine, Billy Jean King. Et pour faire plus sérieux j’avais ajouté un cours d’anthropologie pour débutant à Giannini Hall. Dans cet immense amphithéâtre, tous les garçons activistes avaient l’uniforme Levis obligatoire, et toutes les filles, avec leurs cheveux longs quelquefois mal lavés, qui leur tombaient jusqu’au creux des reins, avaient le look folk de Joan Collins et essayaient de chanter avec le célèbre vibrato de Joan Baez, «We shall overcome». Celles de «mauvaise vie» (mais pouvait-on les blâmer ou leur en tenir rigueur avec la libération des mœurs sexuelles?) écoutaient plutôt les chansons acides de Grace Slick du groupe de Jefferson Airplane, ou sulfureuses de Janis Joplin ou les élucubrations de Country Joe and the Fish.

Naïvement émerveillé et quelque peu troublé par cette liberté en germe, je déambulais sans problème sur Telegraph Avenue dans Berkeley avec mes savates polynésiennes que je n’enlevais que pour traverser la baie pour manger les fameux dim sum du Chinatown de San Francisco, suivant le refrain bien connu, You are now leaving Berkeley county, you may take off your sandals. C’est dans ce Chinatown légendaire que je fis mon expérience traumatisante qu’un Chinois de bonne foi n’est pas toujours un Chinois pour ces Cantonais roublards à la voix de crécelle qui squattaient les restaurants et autres bouis bouis sur Grant avenue. Aussi, devenu méfiant à leur égard, je m’abstenais d’ouvrir ma bouche, me contentant de désigner du doigt les délices à la vapeur cuisant dans d’énormes marmites fumantes, shiu mai,ha kau, cha siu pao, qui, à l’époque, coûtaient trois fois rien et me rappelaient la cuisine familiale un peu oubliée et délaissée par le côté pratique et magique des hamburgers McDonald with everything on them. Dans cette ambiance estivale, électrique, contestataire et festive, j’ai pu aussi accessoirement rassasier ma fringale de blues authentique dans les cabarets mal famés de San Pablo Avenue situés dans les quartiers moins riches du Berkeley «d’en bas» (façon Raffarinienne de situer les choses) où se produisaient régulièrement des chanteurs de blues noirs peu connus. J’ai eu ainsi la chance d’entendre un musicien protée génial, jouant de plusieurs instruments à la fois, dont s’inspirèrent sûrement plusieurs chanteurs folks blancs, notamment Bob Dylan.

Pas vraiment convaincu de l’excellence et de l’assiduité académique de Berkeley avec ses milliers d’étudiants à la motivation en goguette, et avec les choses sérieuses reprenant leur cours, je retournais sans regret à Whitman, plein de bonne volonté et moins dédaigneux de son apparent isolement culturel que suppléaient avec bonheur d’autres fantaisies agricoles qui étaient aussi pour le moins aussi culturelles. Pour changer des sauts de puce d’avions de la défunte West Coast Airline, je suis remonté à Walla Walla par le bus Greyhound. Sans atteindre le niveau des voyages genre Kerouac, mon périple d’une journée à travers la Californie rurale, l’écologique Oregon, pour remonter la rive gauche du Columbia River fut une découverte assez intéressante de l’Amérique profonde, avec, par exemple, un œuf sur le plat, over easyau petit déjeuner dans un trou perdu de l’Oregon qui fut une expérience inoubliable de mes années soixante américaines.

Pour ma deuxième rentrée, mon oncle René m’avait suggéré de prendre un cours de littérature française. Je pensais qu’il se moquait de moi. Une classe de français pour moi, c’était redondant, prétentieux. Ce serait du tout cuit. J’aurais évidemment la meilleure note de la classe sans le moindre problème. C’est dans ces dispositions un peu vaniteuses que je fis ma rentrée de 1965. En plus j’avais la chance d’avoir trouvé dans Walla Walla, une famille d’accueil qui acceptait de me loger dans la cave en échange de garder les quatre petits garçons et de leur faire la cuisine. Je regrettais quelque peu le dortoir où je partageais les chambres avec quelques élèves de troisième année: les seuls autorisés à boire en cachette avec les seniors les canettes de bière Olympia («It’s the water»), bientôt supplantées par l’aristocratique breuvage des Coors, dont l’eau cristalline jaillissait des cascades du Colorado. Personnellement, je n’y avais trouvé aucune différence, sauf que les publicitaires américains, à l’époque les meilleurs du monde, pouvaient littéralement nous faire avaler n’importe quoi.

J’étais ainsi paré à tous les défis et infiniment mieux préparé pour une seconde année où, un de mes objectifs était de trouver dans l’éducation que les professeurs américains me procuraient, la rigueur, l’envie, l’enthousiasme que seuls le rugby et la vie associative m’avaient inculqués à Paris et que je n’avais pas réussi à entrevoir au cours des manifestations étudiantes de Berkeley. En prenant ce cours de littérature française dans un collège américain, je ne savais pas à quoi m’attendre, sauf que je n’avais pas trop à me faire du souci: du moins je le croyais. Et c’est tout naturellement qu’un matin de septembre 65, je fis connaissance pour la première fois de René Bélance: un petit homme à la peau basanée, souriant, affable et pas impressionnant du tout, sauf par le fait qu’il avait obtenu sa maîtrise de littérature française, devinez où: à Cal Berkeley bien sûr. Il nous révéla qu’il avait beaucoup fréquenté André Breton, le père du Surréalisme et que, pour lui, dans l’étude littéraire, seul le texte et rien que le texte était d’une importance primordiale.

Moi qui pensais que ce cours allait être du gâteau, j’allais très vite déchanter. En pointant mes faiblesses évidentes: «du style mais pas de substance», il mettait le doigt sur la raison principale de mon incapacité à dépasser un niveau de chroniqueur vers le niveau supérieur d’analyse. Et ceci étant valable pour tous les domaines et les matières où je m’étais investi. Ce fut pour moi à la fois une véritable douche froide et une révélation. Je ne pouvais plus donner le change. Pour étudier et commenter un texte de littérature, il fallait que je trouve au fond de moi-même sans passer par les démonstrations des autres ce que j’en pensais vraiment en le justifiant en mes propres termes.

L’exercice fut difficile et ardu. Les méthodes d’éducation chinoise se résumaient à copier et à reproduire ad infinitum les discours et les gestes du maître: ce qui ne favorisait pas vraiment la réflexion individuelle. Pendant que d’autres professeurs m’apprenaient à rédiger d’autres papiers et des exposés notamment en histoire, de manière originale, en suivant sa propre personnalité, je cherchais en moi, et quelquefois vainement, ce qu’il y avait de différent entre Ronsard, Rabelais et autres Racine en passant par Victor Hugo. Je ne suis pas toujours arrivé à rendre un travail personnel, intéressant et de qualité. Les commentaires sarcastiques de Bélance, qui mettaient l’accent sur mes insuffisances, m’humiliaient beaucoup.

Le déclic ne s’est produit qu’à la fin de l’année scolaire sur un papier où il me demandait de décortiquer la construction des personnages du roman de Stendhal, Le Rouge et le Noir. Bien que le devoir fut très imparfait et inégal, René Bélance y avait vu l’ébauche d’une promesse. Ayant toujours gardé ce travail avec moi, je peux encore le citer, «Il est à regretter que vous n’ayez pas réussi à dessiner aussi fermement que votre introduction les problèmes de la structure des personnages. Au demeurant c’est un bon travail qui marque une étape pour vous…». Il me demanda de creuser dans cette voie. Commença alors à émerger en moi cette lumière qui illumine la compréhension du texte et fait en sorte que, toute littérature et par-là même la vie, devient claire et intelligible, comme par enchantement. Je n’étais plus seulement un étudiant de lettres mais un être humain qui pouvait comprendre la vie non seulement dans les livres mais aussi dans la sienne propre. Sous sa houlette, je progressais dans le meilleur des sens et c’était cela le plus important.

Avec le temps, nous étions devenus amis, solidarité îlienne sûrement. Je commençais aussi à mieux le connaître. J’admirais sa culture poétique, sa simplicité de vie et surtout sa formidable expertise sur le surréalisme. Il m’invitait dans sa maison et j’en étais très flatté. Je ne me rappelle plus cependant si j’ai cuisiné chinois pour lui. Mes visites à Bélance furent une grande découverte pour moi dans le système d’études américain dans son aspect de convivialité et d’accessibilité des professeurs aux besoins et aux demandes de leurs élèves. En France, il faudra attendre Mai 68 pour que changent les choses, et encore!

Mais après un dernier déjeuner dominical pris à son domicile, et presque à la fin de l’année scolaire, René Bélance m’avait posé la question si je ne voulais pas changer de major d’histoire en français pour éventuellement embrasser une carrière de professeur de langues aux États-Unis. Il avait confiance en mes capacités de communication (sic). En revanche, j’étais un peu inquiet d’un tel changement qui bouleverserait tous mes plans d’avenir. Je l’étais d’autant plus qu’il m’annonça gravement qu’il y avait de fortes chances qu’il ne soit plus professeur de littérature, l’année prochaine, ne trouvant pas à Whitman les conditions optimales pour pouvoir y rester. Il n’avait pas voulu élaborer mais le fait que cette année-là, les fraternités de Sigma Chi et des Phi Deltas avaient refusé d’accepter des Noirs comme membres, (les PhiDelts n’aimaient pas non plus les étudiants d’origine asiatique, se retranchant derrière l’argument qu’ils ne faisaient que suivre et d’appliquer une directive nationale) n’avait pas du tout arrangé les choses.

Certains étudiants du collège ont considéré le problème dans son seul aspect administratif. Ils pensaient qu’il fallait porter l’affaire au niveau national le plus haut afin de changer les règles discriminatoires dans la constitution même de la fraternité. D’autres ont soutenu qu’il fallait plutôt changer les choses au collège même, dans les chapitres locaux au risque de leur exclusion. J’ai approuvé ces derniers qui avaient assez de tripes et de convictions au ventre. Mais ce sont les premiers l’ont emporté, et cela avait froissé profondément les convictions de Bélance. Je pouvais comprendre ce qu’il ressentait dans sa dignité de Haïtien. Ce n’est que quelques années plus tard devant la pression de l’opinion publique et de la Cour Suprême, que les politiques nationales d’exclusion ont été révoquées dans les fraternités et les sororités. La discrimination n’apparaissait plus dans les textes même si elle pouvait toujours exister malheureusement dans les cœurs.

Cependant Whitman ne pouvait ignorer que le monde extérieur changeait alentour du collège. Il se devait donc de s’ouvrir à de plus en plus de candidats venant de populations minoritaires. Ce fut une période de grands changements fondamentaux pour Whitman et pour l’Amérique et à chaque fois qu’il y avait des remises en question, ce fut aussi une magnifique période de créativité artistique avec l’avènement de la pop culture. L’après-guerre prenait fin, une autre ère de prospérité s’ouvrait avec la conviction qu’avec la foi en l’amour, nous pouvions rendre le monde plus juste et plus heureux. On sait ce qu’il advint au Vietnam de ces visions généreuses où l’Amérique a failli perdre son âme. Mais je ne regrette pas d’avoir partagé ces utopies et je suis heureux d’avoir vécu ces temps d’innocentes mais puissantes illusions. Seuls les gestionnaires obtus et bornés par leurs bilans arides n’ont jamais eu de rêves à accomplir, à la manière d’un Martin Luther King. Oscar Wilde ne disait-il pas, «Le progrès n’est que l’accomplissement des utopies», même si on peut ajouter le déclin aussi. Mais il n’y a que les rêves qui peuvent faire avancer le monde.

De mon côté, conscient que Whitman n’était pas forcément le collège idéal, je n’avais pas les moyens de faire la fine bouche. La mobilité des étudiants américains changeant d’universités pour un oui ou un non était toujours pour moi un sujet de perplexité et d’émerveillement. Mais après les cours de René Bélance, je passais en dernière année et je me devais donc de rester pour finir mon premier cycle du Bachelor of Arts. Whitman m’avait donné une chance et je n’allais pas la laisser passer. Et d’une certaine façon, bien que je ne me l’avouais pas vraiment, je commençais à me sentir à l’aise et à aimer, il faut bien le dire, Whitman et Walla Walla.

Dans cette petite ville calme et tranquille, Main Street était une réalité bien tangible. Et les valeurs qui s’y rattachaient encore plus, mais cependant celles-ci ne se manifestaient pas envers moi de manière agressive. Pour les gens de cette partie de la Côte Ouest, leur mode de vie leur paraissait aussi naturelle que la neige qui tombait sur les pistes des Cascades. J’étais aussi libre de ne pas les suivre sur cette voie sauf sur une chose qui était tout à leur honneur. Les Washingtoniens surtout ruraux étaient franchement des gens d’une amabilité et d’une serviabilité anglo-saxonne simple et pas chichiteuse du tout. De nos jours, j’ai pu le constater, cette convivialité existe toujours. Elle est la fierté de ces gens qui ont su garder un minimum d’intégrité qui fait que la politesse n’est pas seulement le privilège des Rois. Aussi il ne faut s’étonner si mes rapports avec l’administration du collège, les étudiants et les habitants de la ville se déroulaient sans problèmes et plutôt mieux que prévu. Je me faisais ma place à Whitman et dans cet American middle class.

René Bélance m’avait donné les outils pour réussir mais rester en Amérique et devenir professeur me semblait une autre paire de manches, en plus aléatoire et compliqué. J’avais du mal à prendre une décision car je rêvais toujours de revenir un jour travailler dans mon île natale de Tahiti. Là-bas, la vie semblait si facile, si lisse et sans aspérités comme la peau mordorée des vahinés à la nonchalante démarche chaloupée dans leurs paréos remontés, préfigurant les futures mini-jupes de l’ère pop des Beatles. En changeant d’orientation d’une manière aussi drastique, je me demandais si je n’allais pas encore faire fausse route. Je ne pouvais pas me permettre de tergiverser. Ne sachant pas toujours ce que je voulais faire de ma vie, je ne me posais pas encore ces questions essentielles d’un étudiant de dernière année: un poste de travail, une carrière, et une famille éventuelle. Préoccupations que certains étudiants pouvaient éluder d’un trait en poursuivant une maîtrise ou un doctorat, options qui prenaient quelques années d’études, reculant d’autant l’échéance professionnelle.

En ce mois de juin 1966, l’Amérique était en guerre au Vietnam pour le pire, et pour d’autres Américains, le meilleur serait la victoire de Ronald Reagan élu quelques années plus tard comme président. Quant à Bélance et moi, nous nous sommes quittés un peu tristes. J’allais rentrer en vacances à Tahiti et lui peut-être à Haïti. Je ne savais pas encore que je n’aurai plus l’occasion de le rencontrer. Nous nous sommes perdus de vue pendant plus de quarante ans, si ce n’est qu’aujourd’hui par le plus grand des hasards, nous nous sommes retrouvés en cette année 2003, sur le même site de littérature, où l’élève a pris place aux côtés du maître.

– Jimmy Ly
Papeete, Tahiti
octobre 2003


Écrit à l’occasion du 5e anniversaire du site, ce texte inédit de Jimmy Ly, « Surréalisme haïtien et littérature tahitienne à Walla Walla, Washington (septembre 1965) » est offert par l’auteur aux lecteurs d’Île en île.

Copyright © 2003 Jimmy Ly


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mis en ligne : 16 octobre 2003 ; mis à jour : 5 janvier 2021