Jimmy Ly, 5 Questions pour Île en île


Auteur et témoin de son expérience de Hakka en Polynésie, Jimmy Ly répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 32 minutes réalisé à Poindimié (Nouvelle-Calédonie) le 3 septembre 2009 par Thomas C. Spear, à l’occasion du SILO 2009 (le Salon du Livre Océanien).

Notes de transcription (ci-dessous) : James Larèche.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Jimmy Ly.

début – Mes influences
07:18 – Mon quartier
13:17 – Mon enfance
20:53 – Mon oeuvre
27:57 – L’insularité


Mes influences

Tout d’abord, pour parler d’une influence littéraire il aurait fallu que j’aie beaucoup lu, or je n’étais pas destiné à être ni un professeur de littérature française ni un écrivain. Mes parents me destinaient à une carrière scientifique, mais je n’étais pas assez bon ni en maths ni en physique pour pouvoir réaliser leur rêve. J’ai eu la chance pendant que j’étais à Whitman College – un petitCollege de Liberal Arts dans le sud-est de l’État de Washington – de rencontrer un très grand bonhomme, le professeur de littérature qui venait de Berkeley. Ce très grand bonhomme malheureusement a disparu il n’y a pas longtemps. Il s’appelait René Bélance, haïtien de naissance. Il a bourlingué à travers les États-Unis dans toutes les universités et il a atterri – je ne sais pas pourquoi, comme moi, par hasard – dans ce petit collège très conservateur. Lui, il ne s’y est pas plu ; moi, j’avais une dernière année à finir, et donc notre rencontre s’est arrêtée là. Mais il a été vraiment instrumental dans ma façon de voir la vie. Comme il était haïtien, nous étions un peu comme des étrangers parachutés dans un environnement très blanc ; mais ça ne nous gênait pas outre mesure. Nos rapports sont devenus excellents, et c’est lui qui m’a introduit, par exemple, à l’œuvre de Stendhal, Le Rouge et le Noir, sur lequel j’ai fait mes premiers papiers. Il a été très, très sévère. Il m’a dit notamment : « je reconnais que tu as un style, mais il n’y a pas de substance, mon cher ». Alors, j’ai dit : « qu’est-ce que c’est que la substance ? Qu’est qui fait qu’un ouvrage comme Le Rouge et le Noir est meilleur que d’autres ? Pourquoi Victor Hugo est le meilleur auteur ? Pourquoi les Anglais disent que Shakespeare est meilleur que Racine et Corneille ? » C’est là où il m’a montré la voie, doucement, parce que nous étions devenus très amis. Pendant les weekends fort longs dans les hivers du nord-ouest américain, j’allais chez lui faire un peu de cuisine des îles. Comme je l’ai dit à Thomas Spear : solidarité îlienne sûrement.*

Après cette année très courte où il m’a introduit à un tout petit morceau de littérature française, j’étais retourné dans mon île en Polynésie française, à Tahiti… mais je n’avais pas commencé une carrière ni de professeur ni d’enseignant ni d’écrivain. J’ai aidé mes parents dans leurs ateliers paternel et maternel. Pendant ces années où la France faisait exploser la bombe atomique dans le Pacifique Sud, il y avait comme une sorte d’effervescence ; tout le monde essayait de s’en sortir. C’était une chance unique de sortir de cette pauvreté qui avait saisi tous les Hakkas quand ils étaient en Chine, et qui les avait fait partir de leur terre natale. Pendant toutes ces années – les années 1960, 1970, 1980 – c’était effectivement les années hippy où l’on dit qu’il ne se passait rien. Mais si… il y a notamment le livre de Tom Brokaw, Boom!, qui parlait des années soixante. Je me rappelle de la chanson des Rolling Stones, « I can’t get no satisfaction »…

Il est difficile de vous expliquer mes influences littéraires ; je n’en ai pas. J’ai grandi, et je me suis mis à écrire parce que, un jour, avec des amis, je me suis rendu compte que ma culture chinoise – ma culture hakka – allait à vau-l’eau, que la fin va peut-être venir et que nous allons disparaître. Mais, avant de disparaître, je voulais laisser un témoignage. J’ai donc pris sur moi, avec le peu de connaissance que j’avais de cette littérature que m’a enseigné René Belance, et je me suis mis à taper une première phrase « Je m’appelle LY Gnen Sang » et j’ai continué comme ça. Une personne m’avait dit : « mais ce n’est pas toi qui a écrit le livre ; tu n’as jamais su écrire ». Et je me suis obligé d’en écrire un deuxième. Puis, pour faire taire les critiques, un troisième. J’ai continué, et j’ai écrit un livre sur la vie de mon grand-père. J’ai fait éditer ce livre en Nouvelle-Zélande, et c’est un livre de famille qui n’est pas en vente.

J’ai participé également à l’élaboration d’un livre qui s’appelle Histoire et portrait de la communauté chinoise en 1989, et c’est une « photographie » dans le temps de cette communauté chinoise qui, vingt ans après, perd de ses spécificités. Est-ce que nous allons mourir un jour ? Qu’est-ce qui va en rester de ma communauté ? Un livre ? J’espère bien que non. J’espère toujours défendre ma culture. C’était peut-être dans un symposium où Sonia Lacabanne m’avait dit : « Vous êtes entré en résistance ». C’est vrai, je suis comme ces Français qui sont entrés en résistance contre quelque chose mais qui apparaît tellement inéluctable. Disparaître de la terre sans rien, sans personne pour se souvenir de vous. Je suis très triste parce que je n’ai aucun moyen, ni assez de talent pour convaincre les autres et même pour convaincre mes propres enfants qu’il ne faut pas oublier la part de Chinois qui est en nous.

Mon quartier

Curieusement, bien que je sois né à Tahiti, je n’ai pas vécu mon adolescence à Tahiti. Comme j’avais fini mes études primaires très tôt, mes parents ne pouvaient pas m’envoyer travailler tout de suite. Avec le premier bateau venu, ils m’ont envoyé faire mes études en France où je suis resté neuf ans, et puis il y avait les années passées en Amérique. Tout un pan de ma vie s’est passé en dehors de Tahiti et de la Polynésie française. En revenant à Tahiti, j’ai vécu dans un endroit formidable où il y avait une maison coloniale qui appartenait à mes parents. Tout le quartier était fait de maisons coloniales, ces maisons d’un ancien temps, avec une architecture spéciale du 19e siècle avec ses toits, ses volutes et ses frises qui pressentaient une vie qui était en osmose avec la végétation qui entourait ces maisons. Il y en avait tellement, je vais peut-être en faire un chapitre ou une partie d’un livre autobiographique que je suis en train de commencer. Ce qui m’attirait de ces maisons coloniales était également le jardin. Il y avait une profusion de manguiers, de goyaviers. Il y avait aussi les « uru » : les fruits de l’arbre-à-pain. On dirait un jardin nourricier ; ce n’était pas un jardin floral, bien que mes parents aient commencé après à mettre des orchidées en jardin décoratif. Il n’y avait pas vraiment de gens qui habitaient ce quartier. C’était de grandes propriétés avec ses maisons où tout le monde vivait un peu reclus dans leur intimité. Nous étions en pleine ville. Avec le brouhaha de la circulation, il n’y avait pas de place pour la poésie ou les réflexions bucoliques comme il peut y avoir dans un parc forestier. Mais j’ai toujours aimé mon quartier, parce que c’est là où j’ai élevé mes enfants, c’est là où mes enfants sont nés, c’est là où a commencé ma vie. Ce quartier-là représente un souvenir de Tahiti qui ne s’effacera jamais de chez moi. Je ne pourrais pas oublier cette maison coloniale immense où j’avais également un atelier d’impression de tissus. J’aidais ma maman dans son business : son atelier de couture où elle créait des robes polynésiennes que portaient les vahine d’antan, ces robes missionnaires mamaruau immenses qui dataient d’un ancien temps et qui étaient vraiment le reflet de la culture polynésienne. Curieux que ce soit une Chinoise qui ait réussi à sentir comment cette mode pouvait représenter Tahiti ! J’avais donc un atelier d’impression de tissus. J’avais appris le métier dans un College of Arts and Crafts à Oakland, près de Berkeley (en Californie) ; c’est peut-être le meilleur investissement que mes parents aient fait dans mes études ! Dans cet atelier se créait plein de choses, dessins, patrons de robes, avec la maman qui est considérée comme une des plus grandes couturières de mode à Tahiti. Je ne suis pas peu fier de l’avoir aidée, grâce à ma connaissance en sérigraphie : j’ai pu participer à sa notoriété.

Cette maison coloniale aussi, c’est l’enfance de mes enfants et l’endroit où nous avons vécu, ma femme et moi, avant de partir en Nouvelle-Calédonie, il y a 30 ans et où nous avons trouvé un pays qui ressemblait un peu à Tahiti. Aujourd’hui, les mondes se ressemblent, totalement uniformes, avec les mêmes préoccupations monétaires et où la littérature n’a pas de place.

Alors, est-ce que l’identité a aussi une place ? Alan Duff, écrivain maori néozélandais, avait dit : « Pour être fort culturellement, il faut être fort économiquement ». Je dirais le contraire : « pour être fort économiquement, il faut être fort culturellement ». C’est grâce à cette culture que les Chinois ont pu réussir partout dans le monde entier, et ils en sont très fiers. Quand je vois les ambassadeurs et les consuls qui s’adressent à nous, ils disent « c’est grâce à votre culture que vous avez pu réussir et vous intégrer partout, dans tous les pays où vous avez été ». Je n’oublierai jamais cette exhortation.

Mon enfance

Je dois avouer et faire cette confidence que j’ai toujours vécu une enfance heureuse, la plus belle que je pourrais jamais connaître. Quand je suis né, j’ai dû être une erreur de casting. J’en ai fait une plaisanterie, mais au fond, ça n’a pas dû beaucoup plaire à mon papa. Ce matin-là, quand on l’a appelé pour lui dire qu’il était papa, il est allé à la maternité et il a trouvé un petit bébé blanc avec des cheveux blonds, des yeux verts, qui ne ressemblait pas du tout à un Chinois. Je ne peux pas me mettre à sa place, mais cela a dû être pour lui une journée très étrange. À partir de là, j’étais donc une curiosité de la ville de cette époque-là. Quand ma maman m’emmenait au marché, tout le monde me regardait, tout le monde regardait cette maman chinoise qui marchait avec un petit garçon qui n’avait pas du tout l’air chinois. J’étais déjà connu dans ce pays comme « un chinois blanc », Pak Kui Tsai.

Pour compenser le tout, j’étais bien sûr un élève prodige ; je devais finir prix Nobel ou Einstein, quelque chose comme ça. Je n’ai pas réussi, malheureusement, à combler tous les espoirs de mes parents. Est-ce que je le regrette ? Je ne sais pas. Il fallait beaucoup plus de force de caractère, beaucoup plus de ténacité pour vouloir non seulement être célèbre mais être bon aussi, compétent dans les disciplines. J’ai vécu une enfance tellement heureuse, dans un paysage de rêve où je n’avais aucun problème, puisque à l’école, ça se passait comme sur des roulettes. À la maison également, j’avais des oncles et tantes qui s’occupaient de moi ; j’étais vraiment le roi de la famille. J’ai tellement de souvenirs de cette petite enfance heureuse que je ne peux pas en sortir un souvenir spécialement.

La vie s’est passée ainsi jusqu’à l’âge de 13 ans où j’ai passé le brevet élémentaire. Un jour, mon papa m’a dit, « Je crois que tu devrais aller en France ». C’est ce jour-là que le rêve s’est déchiré. Là, j’ai dû prendre le bateau ; un mois de bateau de Papeete à Marseille pour aller faire des études. Là, j’ai beaucoup plus de souvenirs, de Marseille jusqu’à Paris, tout seul ! Je le raconte dans un livre qui s’appelle Bonbon sœurette et pai coco qui a touché apparemment beaucoup de gens : le périple d’un petit garçon qui découvrait la France de l’après-guerre. J’ai adoré cette France-là. Je raconte ce premier déjeuner avec des gendarmes sur la Cannebière à Marseille, et mon problème de savoir s’il fallait enlever la peau de la pêche avant de la manger, n’ayant jamais mangé de pêche dans mon existence. Et ce fut mon premier contact avec la France : une peau de pêche…

En fait, je n’étais qu’un enfant quand j’ai été envoyé en France faire des études. J’ai passé beaucoup de temps à galérer, à me mettre au courant de tous les tenants et aboutissants d’une culture française. C’est pour cela que je suis comme Godard, j’ai appris la vie au cinéma. J’adorais le cinéma. C’était comme cela, enfermé dans un collège avec aucun rapport avec la réalité, aucun contact avec les familles françaises, j’ai appris à les voir vivre à travers la radio, les débuts de la télévision française, et surtout les images de film au cinéma. C’est pour cela que j’ai une tendresse particulière pour Jacques Tati et les films de Robert Lamoureux. Ce ne sont peut-être pas de grands films, mais ils me montraient une famille française, comment on vivait en France jusqu’après la guerre. Là encore, on n’avait pas encore atteint les Trente Glorieuses, le développement économique. C’était une France toute grise, comme Paris. On avait l’impression que c’était comme les photos en noir et blanc avant que la couleur n’arrive. C’est ce Paris tout en noir et blanc que j’ai beaucoup aimé.

Est-ce que j’ai pleuré dans mon pensionnat en me rappelant de cette petite enfance ? Oui, j’ai pleuré. Je m’en suis rappelé tous les soirs dans le dortoir de mon pensionnat. Il n’y avait plus la plage, plus de bains de mer dans l’eau si belle et si claire. Je me demandais : mais quand est-ce que mes études vont finir ? [Un peu comme ces Vanuatus qui se demanaient quand est-ce que l’indépendance va finir ?] Je me posais la question parce que je n’avais aucune idée, quand on m’avait envoyé en France, à quoi il fallait que j’aboutisse. Et donc, j’ai passé des années bizarres à chercher je ne sais quoi. On me demandait de faire quelque chose et je le faisais, mais sans vraiment avoir un but dans la tête ; cela a été mon plus grand défaut de ne pas savoir ce que je voulais. Je me suis donc contenté de vivre et d’observer les autres et comment ils vivaient. C’est l’une des principales raisons pour laquelle je n’ai pas réussi à faire des études beaucoup plus élaborées et avoir des diplômes comme les étudiants chinois ou polynésiens qui m’ont suivi.

Le déclic est venu bien après ; lors de nos réunions ludiques avec des amis d’expression française, nous, les Chinois, nous nous sommes aperçus que notre culture chinoise allait à vau-l’eau. Quand j’étais petit, je ne me posais pas la question si j’étais un Tahitien, un Polynésien. Je me sentais d’ici, que j’étais chez moi. Je n’avais pas l’impression que j’étais ailleurs. Pour cela, j’ai toujours vécu sans vraiment me poser le problème de qui j’étais. Mais quand le problème de la culture, de l’identité s’est posé, je l’ai pris à bras le corps. C’est ainsi que mes souvenirs de ma petite enfance sont passés aux oubliettes, pour revenir inopinément dans un livre que j’ai écrit bien plus tard.

Mon œuvre

Est-ce que je peux dire, ou est-ce qu’on peut dire que Jimmy Ly a une œuvre ? Ce serait trop présomptueux de le dire. Il y a des gens qui écrivent parce qu’ils ont quelque chose en eux qui doit sortir, et donc ils écrivent. Moi, j’ai écrit dans le but de faire prendre conscience à ma communauté qu’il se passait quelque chose. Je suis devenu non pas un écrivain, mais écrivant peut-être pour leur faire comprendre. J’ai également un souci d’orgueil pour dire qu’on n’écrit pas n’importe comment, on n’écrit pas dans une langue qui ne serait pas châtiée. Il fallait faire honneur à cette civilisation française qui m’a permis de toucher du doigt le monde.

En fait, j’ai écrit ce qui apparaît maintenant comme une trilogie. Hakka en Polynésie, c’est le livre fondateur où je pose la question de l’identité chinoise en Polynésie : Qu’est-ce que nous allons devenir ? Est-ce que nous pouvons rester hakka ? Est-ce qu’on peut devenir et rester hakka dans un environnement qui ne l’est pas et qui ne le sera jamais – à moins qu’il ne soit métissé – mais qu’allons-nous y gagner ? Qu’allons-nous y perdre ?

Le deuxième livre était Bonbon sœurette et pai coco. Il a fallu que je me force à écrire ce deuxième livre qui est une sorte de « The Making of Jimmy Ly » depuis sa petite enfance. Le troisième livre, Adieu l’étang aux chevrettes, est un pèlerinage, un retour aux sources dans le village de mes parents et de mes grands-parents. [Ce voyage au village] a été une très grande déception. Pas de petits vieux, pas de petites vieilles grands-mères qui viennent vous accueillir avec les larmes aux yeux et la voix chevrotante ; il n’y avait plus rien, il n’y avait que des usines.

Ensuite, je me suis piqué au jeu et j’ai écrit ce dernier livre Histoires de feu, de flamme et de femmes : toutes ces histoires que mes oncles et mes tantes me racontaient, le dimanche, sur la communauté chinoise. Entretemps est intervenu dans les années 80 le livre sur l’Histoire et portrait de la communauté chinoise, et ce livre sur mon grand-père que j’ai édité pour la famille.

Aujourd’hui, je suis en train d’écrire le livre de l’Association Wen Fa, dont je suis l’un des fondateurs avec deux autres amis. Mais en fait, je me suis trompé, et c’est pour cela que j’en ai changé le titre en « Wen Hua » ou « À la recherche de mon identité hakka ». Je viens de m’apercevoir que je raconte plutôt ce parcours initiatique qu’est l’histoire de ma vie à travers la quête de l’aspect culturel de ma communauté : comment défendre la culture chinoise tout en essayant de trouver le sens de ma vie ? » Ce n’est pas très facile. On n’est pas prophète dans son pays, mais j’aime bien les challenges, les défis, j’aime bien les choses difficiles. Je crois que c’était Simone Veil qui avait dit « Ce n’est pas le chemin qui est difficile, c’est le difficile qui doit être le chemin ». Je me force à me donner des challenges ; si par hasard je les gagne, je n’en tire qu’une satisfaction personnelle. Contrairement à ce que ce portrait peut faire dégager, depuis la petite enfance, je suis quelqu’un de très timide, qui ne s’ouvre pas trop, qui ne se livre pas trop, et qui ne raconte des choses essentielles qu’à ses amis, et pas à tout le monde. Dans les réunions où il y a trop de monde, je me sens presque de trop parfois, et il faut que je me force ma nature. J’ai donc appris à être, comme on dit en anglais, urban, très convivial, mais ce n’est pas vraiment ma nature.

Alors, autant dire que Jimmy Ly a une œuvre, est-ce que c’est si important que cela de savoir que Jimmy Ly a une œuvre ? Par contre, ce qui est important, c’est de voir son nom cité à côté d’autres, de mon mentor René Belance d’Haïti. Si à ce moment-là les gens veulent rentrer dans ce que j’ai écrit, là, c’est important ; l’œuvre en lui-même ne l’est pas. Je ne peux pas me juger moi-même, je sens simplement qu’il faut continuer à avancer, à faire des choses, parce que j’ai l’impression que pour exister il faut créer, et si on ne crée pas, on n’existe pas. C’est Sartre qui disait que l’existence précède l’essence. Je n’en sais rien, mais si je n’avais pas cette urgence à faire partager mes convictions, je crois que ma vie serait beaucoup moins intéressante. Ce qui est intéressant aussi pour moi, c’est de savoir que ces quelques livres que j’ai écrits m’ont permis d’ouvrir mon esprit à d’autres gens, à faire la connaissance des gens du monde entier qui sont infiniment plus compétents, plus écrivains, qui ont une vision et une expérience du monde entier. Moi, je voyage à peine ; le voyage que j’ai fait en Chine a été une très belle expérience, mais ça commence à urger, le temps passe très vite. Ce qui était important pour moi, c’est que ma communauté chinoise laisse un héritage à travers les temples, les manifestations culturelles, à travers des écoles qui ne veulent pas se fermer. Si on peut ajouter les quelques livres de Jimmy Ly, je serai très content, et je crois que j’aurai accompli quelque chose pour ma communauté en attendant de faire quelque chose pour ma propre famille.

L’Insularité

Cette question d’insularité est une question qui ne peut plus se poser à l’heure de l’informatique, de l’internet. Quand j’étais petit, je voyais souvent des Tahitiens qui se mettaient au bord de la plage et qui contemplaient l’horizon. J’ai pris une phrase de Jean-Marie Le Clézio qui disait qu’il fallait sortir de l’insularité. Mais je n’ai jamais ressenti ce besoin de sortir de son île. Par contre, je pouvais comprendre à l’époque ces Tahitiens qui regardaient l’horizon. Qu’est-ce qu’ils cherchent ? Quelque part un autre destin, un autre pays ? Est-ce que l’insularité est une si mauvaise chose que ça ? Vivre en autarcie, loin du monde ? Même si on le voulait, aujourd’hui ce n’est plus possible. Le monde est devenu trop petit, les frontières n’existent plus. Grâce aux nouvelles technologies, on peut aller partout, on peut rêver de partout, on peut aller dans des endroits qui étaient inaccessibles auparavant. Quelquefois c’est dommage : on a perdu la part du rêve de ces Tahitiens qui regardaient désespérément au-delà du récif. Qu’y a-t-il au-delà du récif ? Un autre destin, un autre pays, quelque part où on pourra vivre autrement ?

Moi, je ne me suis jamais senti insulaire. Quand je suis arrivé à Paris, les indigènes du coin m’ont bien fait comprendre que j’étais quelqu’un qui n’était pas « d’ici », mais de quelque part, de « là-bas ». On apprend vite à décoder leurs codes et leurs manières, et une fois que les codes sont décodés, de la façon dont nous changeons nos comportements pour nous adapter à eux, ils nous acceptent beaucoup plus. Ce n’est pas un travail facile ; cela relève beaucoup plus de la sociologie et de la psychologie.

Écrire des livres en parlant de nous aide à faire rétrécir le monde, mais je n’aimerais pas un monde trop uniforme qui se ressemble trop. Moi, j’aime quand on me dit qu’à New York, par exemple, il y a une communauté sénégalaise, une communauté ivoirienne, qui apportent une vitalité formidable et différente à la vie culturelle de New York. J’aime que le monde soit partagé, revigoré par ce partage. À partir d’un certain moment, le grand danger, c’est de ne pas bouger ; il faut toujours bouger et aller de l’avant et ne pas se contenter de regarder ce qui a été, car c’est déjà trouvé. Est-ce pour arriver à quelque chose de meilleur ? Pas forcément, mais l’important, c’est d’avoir accompli quelque chose – et l’accomplissement, c’est le but de toute la vie. Je ne serai jamais comme un moine bouddhiste trop contemplatif, je n’attendrai jamais que ça soit le Seigneur ou Buddha qui me dise « Voilà, tu es sauvé ». Je préfère me sauver moi-même par les choses que je fais, par les choses que j’écris, par les choses que je vois. Je crois que c’est comme ça que je rentre en contact avec le monde et que je ne mourrai peut-être pas si idiot que cela.

Note:
* voir « Surréalisme haïtien et littérature tahitienne à Walla Walla, Washington » par Jimmy Ly.


Jimmy Ly

Ly, Jimmy. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Poindimié (2009). 32 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 25 mai 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 12 avril 2011 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : James Larèche.

© 2011 Île en île


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mis en ligne : 12 avril 2011 ; mis à jour : 25 avril 2021