Jessica Fièvre, 5 Questions pour Île en île


Nouvelliste et romancière, Jessica Fièvre répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 17 minutes réalisé par Thomas C. Spear à Miami Beach, le 9 janvier 2011.
Caméra : Emmanuel J. Duogène.

Notes de transcription (ci-dessous) : Duckens Charitable.

Dossier présentant l’auteure sur Île en île : Jessica Fièvre.

début – Mes influences
02:46 – Mon quartier
05:09 – Mon enfance
10:18 – Mon oeuvre
14:53 – L’insularité


Mes influences

Je ne sais pas exactement quelles ont été mes influences. J’ai lu de tout. Très jeune, j’ai lu les histoires pour gosses, Oui-Oui, Le Club des Cinq, Le Clan des Sept, qui sont des collections françaises, et ensuite, j’ai lu les Américains (R.L. Stine, les nouvelles de Stephen King) et bien entendu, les auteurs haïtiens, particulièrement Gary Victor, Margaret Papillon et Fernand Hibbert. Tous ces différents types de lecture m’ont influencée d’une manière ou d’une autre. J’aime particulièrement Gary Victor parce que je suis attirée par le mystère et le suspense en général. Et voilà que lui, il arrive à lier ce sens du mystère avec la culture haïtienne. Alors, je me retrouve bien dans mon élément, je me sens chez moi tout en retrouvant l’aventure et le mystère que je cherche dans les autres littératures. Cet alliage que je trouve chez Gary Victor est parfait pour moi, en tant que lectrice. En parlant d’influence, Gary Victor serait l’auteur que je nommerais, parce que dans mes histoires, j’essaie de mettre des éléments d’horreur et de suspense et aussi, de créer un environnement typiquement haïtien.

Mon quartier

On a habité une maison à la ruelle Brutus. De Christ-Roi, je me rappelle les tournois de bicyclette, les journées entières passées sur le toit du voisin à monter des cerfs-volants, la boutique du coin avec les pâtés et les ti-Carole (ou ti-kawol, des glaces typiquement haïtiennes). C’est à Christ-Roi où j’ai vécu les bouleversements de l’après-Duvalier et c’est là où j’ai découvert l’amour de la lecture. En 1990, ma famille a quitté Christ-Roi pour Thomassin, en pleine montagne, un quartier beaucoup plus calme, connu pour ses cascades et son paysage fantastique. J’ai commencé à écrire à Thomassin, inspiré par la tranquillité et le bon vivre des habitants de la zone. En 2001, j’ai quitté Haïti avec des sentiments un peu troubles parce que j’aimais beaucoup Thomassin. Mais, je devais partir pour mes études. Je me suis établie en Floride. J’ai vécu dans les comtés de Dade (North Miami et Biscayne) et de Broward (Miramar, Hollywood et Pembroke Pines, où je réside en ce moment). Pembroke Pines me rappelle un peu Thomassin, les voisins sont sympathiques ; ils ont le sens de la bonne vie. Je fais beaucoup de marche ; comme je le dis souvent, l’écriture ne commence pas sur le papier, mais dans la tête. La tranquillité de la zone m’inspire. J’ai l’opportunité de réfléchir avant de mettre sur papier ce que je veux.

Mon enfance

Je garde des souvenirs très profonds de mon enfance. J’ai fait mes cours primaires et secondaires à Sainte-Rose de Lima, qu’on appelle Lalue en Haïti. Je garde de très bons souvenirs des religieuses, de leur affection, de leur persévérance à nous enseigner non seulement les maths et les autres sujets de base, mais aussi la religion. J’ai beaucoup appris de leur calme, de leur sérénité et de leur dévouement. Grandir en Haïti, c’est aussi parler d’une époque mouvementée de l’après-Duvalier, où il y avait toujours quelque chose qui se passait en ville… « Est-ce qu’on va à l’école aujourd’hui ? parce qu’on tirait hier soir, on brûle des pneus au centre-ville aujourd’hui… ». Ces souvenirs sont un peu plus douloureux que ceux liés directement aux temps passés à l’école, entourée de mes amies et des religieuses très ferventes de Sainte-Rose de Lima.

Il y a aussi mes parents et toutes les expériences que nous avons vécues ensemble, l’amour particulier de ma mère pour ses quatre filles. Je suis la benjamine de quatre enfants ; tous les jeux, toutes les farces que nous avons faits mes sœurs et moi, en tant qu’enfants. Je suis très proche de ma sœur Patricia ; nous avons à peu près le même âge et avons grandi côte à côte. Il y a une intimité qui s’est installée entre Patricia et moi. Mes deux plus grandes sœurs ont toujours été mes modèles. Je voulais être aussi intelligente que Jennifer, qui a une imagination débordante et qui a toujours eu d’excellentes notes ; je voulais être aussi classe et intéressante que ma sœur Nathalie. Et Patricia était ma confidente, celle à qui je pouvais dire tout, et celle avec qui je jouais, avec qui je partageais mes rêves et mes aspirations.

Nous avions aussi beaucoup de tantes. J’ai une relation très particulière avec ma tante Marlène Fièvre qui a toujours été là pour moi, révisant mes manuscrits, me donnant tant de conseils qui m’ont aidé à devenir un bien meilleur auteur. Il y a aussi ma tante Géralda, Tante Dady, sœur de ma mère, dont le sens de l’humour m’a toujours impressionné, qui a un don particulier pour raconter les histories liées à notre culture ; elle y met du piment, elle est vraiment une conteuse d’histoires extraordinaire. Lorsque j’écris, je garde Tante Dady quelque part dans ma tête, essayant de copier son enthousiasme et son sens de l’humour.

Je n’ai pas toujours eu une relation posée avec mon père, mais en général, nous nous entendons assez bien. Ma mère, je la considère comme la mère-modèle pour son amour et tout ce qu’elle nous a donné, à moi et à mes sœurs. Ce petit cercle représente pour moi les meilleurs souvenirs d’Haïti avec ma famille.

Mon œuvre

Je me souviens en cours primaire, mon premier texte, je l’ai écrit pour un professeur. Je n’ai jamais arrêté depuis. À treize ans, j’ai commencé la rédaction du Feu de la vengeance. Je l’ai terminé après un ou deux ans, mais je l’ai mis dans les tiroirs, parce que je ne me voyais pas encore comme un auteur qui serait lu ; j’étais encore gamine. C’était pour le plaisir de la plume. À seize ans, j’ai finalement décidé de le publier et je n’ai jamais arrêté de publier, depuis lors. C’était en 1997. Mes romans sont surtout connus pour le mystère et l’élément d’horreur, pour ceux qui aiment les aventures, comme les histoires de Stephen King et la collection Chair de Poule de R.L. Stine. On aime avoir peur. Même si en Haïti, il y a cette insécurité, cette peur réelle, les jeunes aiment lire les romans de suspense parce que je crois qu’on a le contrôle de l’histoire, on sait que ce n’est pas vrai. Cela réconforte un peu par rapport à la réalité sévère en Haïti sur laquelle on n’a pas d’influence. On ne peut pas changer ce qui se passe autour de nous en tant que jeunes, mais on peut se relaxer un peu en lisant un livre d’horreur ; on sait que c’est de la fiction.

Je me suis essayée à d’autres genres. Récemment, j’ai publié Les fantasmes de Sophie qui est plutôt un roman érotique. Je suis née catholique, j’ai fait mes cours primaires et secondaires à l’école catholique. Pour moi, publier un roman franchement érotique, c’était regarder la société en face et lui rire au nez. Je suis retournée aux romans d’aventure et d’horreur, en publiant Le fantôme de Lisbeth que j’ai écrit pour les jeunes de huit à douze ans. En ce moment, je travaille sur différents projets. Aux États-Unis, j’ai publié des poèmes et des nouvelles en anglais et je travaille sur un mémoire qui décrit ma vie en Haïti, ce que c’est d’être haïtien, d’avoir vécu en Haïti dans les années quatre-vingt-dix.

J’ai publié une nouvelle récemment dans Une journée haïtienne, éditée par Thomas Spear, et j’ai aussi une nouvelle dans Haiti Noir, éditée par Edwige Danticat.

En plus de l’écriture, je me consacre à l’édition. Je fais partie des Women Writers of Haitian Descent. Nous avons un site web et un magazine, Onè ? Respè ! Nous recevons des poèmes et des histoires de femmes écrivaines haïtiennes ou d’auteurs masculins qui écrivent au sujet des femmes ; je suis l’éditrice en chef du groupe. Et je suis éditrice de Silverstone Magazine, un journal en ligne pour les anglophones.

L’Insularité

Quand on vit sur une île, il y a un certain isolement, non pas à être vue de manière péjorative. Je parle des limites géographiques qui nous forcent à un retournement sur nous-mêmes et à une appréciation particulière de l’environnement immédiat. Dès un très jeune âge, on se pose la question de l’identité culturelle, on essaie de répondre aux questions concernant ce que cela veut dire d’être haïtien(ne). Venir d’une île crée un attachement particulier à la terre d’où on vient. Ici en Floride où j’enseigne à des jeunes venant des quatre coins du monde, je remarque que la culture mère, la culture d’origine prend beaucoup plus de temps à s’effacer pour laisser la place à la culture d’adoption, lorsque ces expatriés viennent d’une île. Il y a un attachement particulier que ces jeunes ont pour leur pays d’origine lorsqu’ils sont insulaires.


Jessica Fièvre

Fièvre, Jessica. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Miami Beach (2011). 17 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube le 8 juin 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 26 mars 2011 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Caméra : Emmanuel J. Duogène.
Notes de transcription : Duckens Charitable.

© 2011 Île en île


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mis en ligne : 11 mars 2011 ; mis à jour : 26 octobre 2020