Jean-Marc Pasquet, Libre toujours


(extrait)

Guanacaco, lui, pensait être mort. Dans le délire de ses fièvres, Guanacaco le sorcier taïno, le buihitiu, pensait avoir franchi les portes de ce monde. Seuls des zemis pouvaient infliger des supplices aussi atroces, des douleurs aussi abominables et un désarroi spirituel aussi abject que ceux qu’il endurait. Dans les affres de l’inconscience, prisonnier d’un temps immobile, il se voyait perdu dans un entre-deux mondes, livré aux caprices des zemis. La douleur teintait de rouge les rideaux de ses paupières et même lorsqu’il se réfugiait dans les jardins de sa mémoire, elle restait omniprésente. Quand, après des efforts démesurés, il parvenait à affleurer la conscience, il se découvrait entortillé dans un cocon, larve pathétique promise à quelque métamorphose immonde. Chrysalide d’un monstre difforme dont l’émergence déchirait son corps.

Parfois, ses propres cris semblaient le réveiller. Il voyait alors s’entrouvrir son cocon et deux zemis se penchaient sur lui en grimaçant, l’un travesti en homme blanc, l’autre en femme noire pour mieux le tourmenter. Sans doute vérifiaient-ils l’avancement de sa métamorphose ?

Guanacaco pensait avoir mérité leur courroux. Il était le dernier grand buihitiu, détenteur du savoir des ancêtres et, pourtant, lui aussi était un paria. Depuis des années, il s’était éloigné des traditions pour essayer d’organiser la résistance de son peuple. Forcément, il avait bousculé quelques croyances au passage et les esprits avaient de quoi être fâchés. À vrai dire, il en était même venu à douter de l’existence de certains d’entre eux. À présent, dans la douleur de mille morts, livré à la vengeance des dieux, Guanacaco faisait preuve d’un fatalisme irréductible. Et malgré tout, il n’éprouvait aucun regret.

Il avait presque vécu cinq fois douze cycles de saisons, trois éclipses, sept ouragans, épousé deux femmes et eu sept enfants, tous morts, planté des arbres et cueilli leurs fruits, ciselé avec art et patience les pierres les plus dures pour en faire des objets sacrés. Né dans le Maguana, sa vocation s’était révélée à l’orée de sa septième saison des pluies. Hicuonaru, le behique du village, avait remarqué sa dextérité au tissage et questionné ses parents sur ses autres talents, et ceux-ci avaient accepté qu’il l’emmène avec des larmes de fierté. Élevé dans les plus strictes traditions, instruit par les plus grands maîtres des mythes fondateurs et des connaissances immémoriales de son peuple, il avait franchi avec succès les différentes épreuves de son initiation.

Guanacaco se souvenait très bien du jour où il avait dirigé sa première cohoba, la cérémonie au cours de laquelle les behiques prisaient la poudre de l’arbre des dieux, pour se faire leur porte-parole. Elle avait été interrompue par un messager hors d’haleine, envoyé par le cacique Guacanagari pour annoncer la venue de dieux blancs, maîtres de la foudre, à bord de pirogues géantes. La déferlante de la nouvelle avait secoué le pays d’une joie délirante. Depuis toujours, les oracles prédisaient l’arrivée des dieux blancs comme annonciatrice de temps nouveaux et tous s’en réjouissaient. Mais ni lui, ni aucun behique, pas même le plus clairvoyant des buihitius, n’avaient prévu que ces temps pussent être de souffrance et de mort.

Mandaté par la princesse Higuanama en tant qu’observateur, Guanacaco avait été involontairement mêlé au premier massacre des dieux blancs. Certains d’entre eux étaient restés à Quisqueya après le départ des grandes pirogues, et le jeune behique qu’il était avait eu le privilège de leur porter les cadeaux de la princesse. Une des novices qui l’escortaient, une jeune fille d’une grande beauté, avait attiré les faveurs d’un dieu blanc. Très honorée, elle s’était accouplée avec lui, mais plus tard le dieu ivre de chicha l’avait brutalisée. Guanacaco était intervenu, dansant et chantant autour de lui pour calmer sa colère, et le dieu l’avait alors brutalement jeté à terre. Porter la main sur un behique était une grave transgression pour les Taïnos ; les guerriers présents avaient bastonné son agresseur, tout dieu qu’il était. Les autres dieux blancs avaient alors sorti leurs armes et la célébration s’était transformée en carnage. La jeune novice s’était fait arracher la tête par un coup de foudre, lui-même avait été gravement blessé et beaucoup de guerriers étaient morts. Tous les dieux blancs avaient été tués.

Amené à témoigner de l’affaire auprès des caciques réunis, Guanacaco avait été promu au service de Guarionex, un cacique important. Les dieux blancs, de retour, exigèrent un très lourd dédommagement en or pour leurs morts et, profitant des coutumes du pays, ils demandèrent aussi de la main-d’œuvre. Les caciques, habitués à se prêter des naborias pour les grands travaux, acceptèrent. Les dieux blancs mirent tous les gens aux travaux forcés, exigèrent plus encore et le prirent. La guerre commença.

Guanacaco s’en tint éloigné, œuvrant à l’ombre du pouvoir. Convaincu que la colère des dieux blancs était provoquée par quelque manquement religieux de la part de son peuple, il avait professé auprès des caciques la plus rigoureuse application des rituels, l’accroissement de la production artistique dédiée aux zemis, pour mériter leurs faveurs, et une augmentation des sacrifices. Il avait arbitré les parties de batey, à l’issue desquelles se décidait le déroulement des batailles, l’honneur du premier sang revenant au vainqueur, et avait exigé des plus vaillants guerriers, au nom des esprits, qu’ils s’interrompent au milieu des combats pour faire des cérémonies.

Oui, dans son cocon de douleur, au-delà de la mort, Guanacaco ne doutait pas de sa responsabilité dans la disparition de son peuple. Il avait vécu la désagrégation de la société taïno de l’intérieur. Vu se faire et se défaire les alliances des caciquats, certains se soumettant aux dieux blancs pour leur fournir l’or dont ils étaient si friands, d’autres choisissant le combat ou la mort volontaire. Il avait tout su des massacres, des trahisons, de la déportation de Coanabo, des supplices infligés à la princesse Anacaona, la poétesse, autrefois son amie, de la fuite et de la mort de Hatuey et de la débâcle de leurs meilleures armées. Mais obstinément dévoué à sa fonction de guérisseur des puissants, obnubilé par l’importance de son rôle de garant de l’équilibre spirituel et du bon vouloir des zemis, il avait refusé de croire que les oracles se fussent trompés et que les dieux blancs ne pussent être que des hommes, comme l’affirmaient de nombreux guerriers.

Il avait fallu la mort de sa femme et de ses enfants, pour qu’il comprît enfin la portée de ses erreurs et sa mauvaise interprétation des oracles. Quisqueya était à feu et à sang. La plupart des hommes valides étaient occupés à la guerre, morts ou réduits aux travaux forcés. La famine et les maladies se répandaient inexorablement. Les animaux importés par les Blancs, moutons, vaches, cochons, chèvres et chevaux, ravageaient les maigres récoltes et la forêt. Les Taïnos n’étant plus en mesure de fournir aux zemis leurs offrandes, ou de les séduire par la beauté de leurs actes, le déséquilibre atteignit son point de rupture.

Les caciques survivants, entraînant leur peuple dans les hauteurs, se montraient incapables d’anticiper les événements. Ils reconstruisaient les mêmes structures de société, les mêmes villages réunis autour des places de batey, où les guerriers survivants livraient leurs dernières énergies en parties de balles acharnées, avant d’aller mourir d’épuisement sous les charges des Espagnols, car tel était le nom que se donnaient les Blancs.

Guanacaco était intervenu auprès des dernières autorités sociales et religieuses pour leur faire part de la nécessité du changement. Il avait été très mal reçu. Par deux fois, il avait échappé miraculeusement aux poisons de ses confrères behiques. Et finalement, un cacique qui se prétendait son ami l’avait trahi et livré aux Espagnols.

« Brûlez-moi, zemis, mangez mon corps et mon esprit, se disait-il dans son cocon de souffrance, jamais vous ne me ferez aussi mal que ce que j’ai déjà ressenti. »

Dans la grotte, le sorcier taïno s’agitait dans son inconscience, et Ida et Giacomo durent le veiller nuit et jour pour l’empêcher de rouvrir ses plaies, et tenter de juguler sa fièvre. Quand, pour la première fois, celle-ci baissa un peu, ils le laissèrent seul et descendirent sur la plage, exténués. Ida, déchirée entre la beauté du paysage et l’horreur de ses souvenirs, se mit à pleurer. L’enlaçant de ses bras, Giacomo ne put s’empêcher de l’imiter puis, luttant contre son désarroi, tenta d’argumenter en s’aidant de ses mains volubiles. Elle ne devait pas se laisser aller, ils allaient réussir à sauver le blessé. Malgré son atrocité, la mort collective de la tribu n’avait pas été un acte désespéré, mais une décision délibérée. Qu’elle se rappelle leurs visages au moment de sauter dans l’abîme : tous les Taïnos souriaient, comme exaltés. Dans leur conception du monde, ils avaient choisi de s’en aller. Ils avaient vu leur peuple, leur culture et leurs dieux anéantis par les Espagnols, ils avaient préféré partir pour un ailleurs qu’ils jugeaient meilleur. Ils ne devaient pas juger leur acte dans sa tristesse mais dans sa sérénité.

Pour elle et lui, c’était différent. Certes, ils étaient bien loin de leur pays et de leurs proches, mais ils ne devaient pas se tourner vers le passé. Ils étaient jeunes, en bonne santé et leur amour saurait leur donner la force de s’adapter à leur nouvelle vie. Il lui montra ses poignets sans entraves, comme elle l’avait déjà fait, prenant son visage dans ses mains.

– Nous sommes libres, Ida, libres de notre avenir, libres de nous aimer pour toujours.

– Libres toujours. Amour, répliqua-t-elle, rassemblant des fragments d’espoir, le faisant taire en posant ses lèvres sur les siennes.

Ils roulèrent sur les galets jusque dans les flots bleus. Et là, bercés par les vagues, ils s’aimèrent, mêlant le sel de la mer à celui de leurs larmes et leurs cris aux froissements de l’écume sur le rivage.

Plus tard, en remontant sur la grève, à la lisière de la forêt, ils découvrirent atterrés des traces de sabots ferrés. Deux cavaliers s’étaient tenus là, à l’abri des arbres et les avaient observés pendant leurs ébats. Des Espagnols ? Affolés, ils les cherchèrent alentour, en vain. Ils redoublèrent de prudence, multipliant les fausses pistes avant de regagner la grotte et s’y terrèrent. Ils ne pouvaient fuir, les plaies du sorcier étaient à vif, il n’était pas transportable.

Aucun espoir ne venait distraire Guanacaco des démons de ses fièvres. Plus d’une fois, il crut revenir vers la conscience, mais les scènes auxquelles il assista ne firent que le conforter dans l’idée de sa mort. Entre ses paupières mi-closes, il vit le zemi déguisé en femme noire, pour hâter sa métamorphose, arracher de longs lambeaux de ce qui devait être sa peau, sous laquelle s’étiraient des filaments baveux et verdâtres. Il sentit l’autre esprit, déguisé en Blanc, appliquer ses mains sur lui pour lui projeter un sort si glacial et terrible, qu’il lui faisait presque apprécier ses douleurs. D’autres fois, ils se mettaient à deux pour lui forcer les mâchoires et la Noire lui crachait alors dans la bouche, à travers un roseau, le fiel abject de sa salive que le Blanc, massant sa gorge, l’obligeait à avaler.

Mais il avait déjà connu de pires humiliations. Lui, Guanacaco le behique, avait été autrefois vendu aux Espagnols. Qui décidément n’avaient rien de divin. Longtemps, il avait travaillé dans une mine d’or, au milieu de ses frères faméliques et désespérés qui mouraient avec un soulagement manifeste, et d’hommes noirs d’Afrique, traités comme des bêtes, que les Espagnols amenaient de plus en plus nombreux à Quisqueya. Longtemps, il avait creusé des galeries au ventre de la terre et, chaque fois qu’il avait voulu lui en demander pardon, les fouets des contremaîtres s’étaient abattus sur son dos. Son exceptionnelle endurance et la déférence que lui portaient les naborias attirèrent finalement l’attention d’un capitaine, qui le fit emmener jusqu’à la maison d’un Blanc, nommé Bartolomeo de Las Casas. C’était le seul Blanc avec qui Guanacaco eût échangé autre chose que des coups ou des insultes.

Pendant plus de trois mois. Las Casas, fasciné par son statut de behique, l’avait interrogé, assisté d’un interprète. Pendant plus de trois mois, Guanacaco n’avait rien dit d’intéressant. Mais Las Casas n’était pas dupe. Il se montrait d’une intelligence et d’une patience infinies et éprouvait une admiration sincère pour la culture taïno. Il désirait savoir le détail de certains rites, les qualités de certains zemis, pour les consigner dans ses grands livres. Il avait tout fait pour gagner sa confiance, manifestant une réelle affliction pour le sort de son peuple et son désir de les sauver. Guanacaco s’était étonné de son comportement. Vouloir aimer et comprendre les Taïnos maintenant, c’était comme de vouloir se lier d’amitié avec un oiseau blessé, promis à la mort. Il ne pouvait en résulter que souvenirs affligés.


Cet extrait est tiré du roman Libre toujours, par Jean-Marc Pasquet, publié à Paris aux éditions J.-C. Lattès (2004), pages 138-144.

© 2004 Jean-Marc Pasquet ; © 2004 Jean-Marc Pasquet et Île en île pour l’enregistrement audio (13:13 minutes)
Enregistré au Salon du livre de Montréal le 22 novembre 2004


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mis en ligne : 17 décembre 2004 ; mis à jour : 27 décembre 2020