Janine Tavernier, Par-delà nos murailles

Par Jasmine Narcisse

Le dos au mur, Louelle n’avait pas bougé. Elle le regardait s’avancer vers elle avec son sourire conquérant, son assurance de maître et seigneur. Quand il avait été devant elle à la toucher, il s’était débarrassé brusquement de la serviette et la lui avait tendue, l’enjoignant d’une voix doucereuse de lui sécher le dos.

Le coeur battant à tout rompre, prestement Louella était passée derrière lui, s’exécutant fébrilement. D’abord, elle avait frotté de la serviette les larges épaules, puis le creux des reins et les fesses, et se baissait déjà afin d’atteindre les jambes lorsqu’il l’avait saisie brusquement par le bras. Comme une poupée de chiffon il l’avait fait pivoter, et la plaçant droit devant lui, il l’avait tenue à bout de bras riant à toute voix sans se gêner, s’amusant visiblement de son émoi et de sa confusion.

Alors elle avait fermé les yeux pour ne plus voir son visage et surtout ce corps viril que déjà un commencement d’érection ornait à outrance.

Fleurs de muraille, p. 132.

Janine Tavernier, Fleurs de Muraille, roman, CIDICHA, 2001, 162 pp.

Il est de ces romans qu’on commence à lire d’un œil coupable sachant bien que, faute de temps, on ne pourra qu’en ajourner la lecture mais qui irrésistiblement accrochent et congédient tout. Fleurs de muraille en est un. Les premières pages passées, on comprend vite qu’il faut un temps d’arrêt pour cette incursion intimiste à plus de 40 ans en arrière à laquelle nous y invite Janine Tavernier. Et pour peu qu’on se laisse prendre au jeu, on en sortira trois heures après, la tête toute pleine du rire et des mots doux de l’auteur et étrangement ramené à d’autres histoires, d’autres drames présents, d’autres pages qui ne se sont pas refermées depuis puisque actuelles, non racontées.

Je ne m’arrêterai pas beaucoup à cette langue immédiate, ces images délicates de Janine, qui, comme au premier degré, fait si bien entendre les rires de ses personnages, s’émouvoir de leur moindre inquiétude et reproduit en clair la moindre odeur, les coloris les plus subtils de la maison Thémistocle. C’est qu’elle y va tout de go et raconte, tenant au fil son petit monde. Nos critiques, littérateurs et autres spécialistes de leur état, ne se feront pas prier pour l’encenser ou lui faire un sort à cette langue qui, comme ses personnages, sonne les 40s. « On n’écrit plus comme cela », enfin, il paraît. La parodie est totale et j’en garde, pour ma part, encore l’enchantement.

Un roman proche de nous

Parlons tout de suite du faux pour en arriver au vrai. Un de mes amis a eu une moue dubitative la première fois que nous avons eu à discuter de Fleurs de muraille. « Cette histoire est une redite. Ce sont des choses lessivées, et puis… ». Quoi donc ? L’abus sexuel des fillettes, plus particulièrement des fillettes « adoptées » ? En Haïti ? Je cherche… ; mes références en littérature haïtienne pouvant laisser à désirer, je me renseigne. Zoune chez sa ninnaine ? Discutable. Je cherche encore.

Pas dans nos lettres, dans la vie de tous les jours, les cas foisonnent pourtant et me reviennent :

Une parente R, qui retrouve dans une malle perdue de son sous-sol un journal intime tenu par sa fille J., confiant les abus répétés, forfait d’un ami très proche de la famille, qu’elle a endurés à l’âge de sept ans, sa honte, sa peur, sa lente déraison. Le voile enfin levé… l’explication très probable de pertes de conscience répétées chez cette jeune femme de 27 ans maintenant.

L. qui me raconte, il y a à peine quelques mois, qu’elle aurait aussi subi ça. Qu’une nièce à elle aussi, sévèrement « touchée », trop jeune, par ce grand ami de la famille, assez proche pour que lui ait été confié en ces temps la garde de la petite se voit contrainte de pauses périodiques dans son curriculum à l’Université pour se faire aider par un psy à décharger le trop-plein d’horreur qu’elle n’arrive toujours pas à partager, même pas avec sa mère.

Un de mes très proches, pitit deyò, qui serait né d’un seul tour de force enduré par sa mère, jeune servante, d’une maison voisine.

Enfin d’un autre milieu, Germaine, paysanne émigrée à la Saline qui, elle, s’est publiquement dévoilée, chassée à 16 ans du service de son employeur, « gwo boujwa, cheve swa », dit-elle, dont elle attendait la progéniture.

Et pour ne plus personnaliser, pour éviter de trop nous rapprocher, ce sont ces centaines de fillettes, jeunes filles, de tous milieux, entachées, dont les parents se sont confiés sous couvert d’anonymat et qui grossissent les statistiques de « Violence faite aux femmes et aux fillettes en Haïti » (CHREPROF, Violences exercées sur les Femmes et les fillettes en Haiti, 1996, CIFD – Unicef-Haiti, 119p.).

Fleurs de muraille est-il donc si « ancien » ? Le sujet, est-il donc si éculé qu’on en ait soupé ? Imposons-nous chacun ce même petit exercice de nous rappeler certaines confidences horrifiantes. Autrement, sachons donc que des victimes de tels forfaits, « 66% gardent le crime secret » ; faisons travailler notre imagination et (ré-)actualisons Fleurs de muraille.

Histoire d’amour, féminité assumée

N’allez pourtant pas imaginer un roman lourd dont on sort le coeur en écharpe. Dans le décor au silence de Louella, notre protagoniste, la maîtresse-vie réclame à chaque minute son dû que l’auteur lui rend au moindre souffle.

Quand Janine transporte les fillettes Façonnet pour des vacances d’été à Lomon, « petit coin perdu au versant du plateau de Rochelois », on a l’âme tout à coup champêtre et le teint déjà hâlé. Sur leurs traces, nostalgiques, on résiste avec peine à la fraicheur de telle rivière, à tel fumet particulier de vivres fraichement récoltés et cuits au feu de bois, à la lumière et la chaleur prometteuses du soleil de montagne. Des fruits débordant d’une table de déjeuner dominical, une soupe au giraumon fumante disputant l’odeur de bois fraîchement ciré et les effluves de toilette du dimanche et ne nous voilà pas à respirer profondément, comme pour dissiper le vertige…

Rien ne semble échapper à l’art de faire revivre de J. Tavernier. Le Bas-peu-de-choses, Carrefour-Feuilles, l’école des bonnes sœurs, la réunion des dames de l’église, les escapades révélatrices de Véronique, les dangers du Parc-des-enfants… tout y est. Enrobant les drames, petits et grands de la maison Thémistocle, elle nous étale tout comme autant de prises de vue rendues par une caméra généreuse, à angles démultipliés.

Tout cela sans grand discours, d’une prise de position non martelante, toute féminine, j’ose dire. La touche, le discours s’il en est, sont en effet féminins. Tout passe par les yeux, le cœur, le moule d’une femme, des femmes dans Fleurs de muraille. Les hommes meurent ou s’effacent dans ce roman. Le juge Auguste Thémistocle dont l’ombre paternelle aurait risqué de donner un autre cours au destin de cette famille – et de Louella – mort trop tôt ne vit que dans la mémoire de sa veuve Camille. Le romantique Jacquin se suicide ; Armand dérive dans l’alcool et fuit les lieux ; Dubreuil n’est maître que du lakou, le Docteur Façonnet s’en remet à l’amour de sa femme.

Fleurs de Muraille, roman féministe ? La quatrième de couverture, pamphlet mal inspiré qui témoigne beaucoup plus d’une volonté d’engagement musclé de l’auteur que de l’âme plus sensitive, disons romantique, de l’œuvre, pourrait orienter à tort dans ce sens. Mais à lire ce roman, on se demande si de tous les combats pour la vie qui se côtoient, s’entremêlent en nous, l’auteur n’y a pas donné le pas à celui qui peut-être, au bout du compte, englobe tous les autres : le combat de l’Amour. Et tout comme si pour elle cette flamme-là n’a pu être nourrie que par des femmes, elle campe des femmes tour à tour belles, passionnées, naïves, maitresses d’elles-mêmes, en devenir, mais au contraire des protagonistes d’une Marie Chauvet, par exemple, bien loin de porter le flambeau de la revendication et encore moins du discours féministe. Êtres banals, elles vivent, aiment, endurent, reproduisent, et, puisque Janine, dans sa charmante sincérité, semble s’être fait le devoir de vérité, comme souvent chez nous, elles se taisent.

Mettre ainsi des femmes en scène, dans une telle nudité, procède-t-il d’un fait féministe ? De conjectures en a posteriori, de théorisation en tentatives d’appropriation, il est possible d’en arriver là. Mais tout cela a-t-il grande importance ? On lit Fleurs de muraille, on en fait une histoire sienne et le tour est joué.

Jasmine Narcisse
octobre 2001

« Par-delà nos murailles », compte-rendu inédit par Jasmine Narcisse du roman Fleurs de muraille, de Janine Tavernier, est publié sur Île en île avec la permission de l’auteure.

© 2011 Jasmine Narcisse


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mis en ligne : 28 janvier 2011 ; mis à jour : 28 avril 2017