Jan J. Dominique, Mémoire d’une amnésique


(extrait)

Vous êtes adulte bien-pensant. Vous arrivez dans ce pays par hasard. Cela doit être le hasard. Qui viendrait volontairement s’y fourvoyer ? Surtout pas vous, adulte conscient, responsable. Imaginez un atterrissage forcé, une escale imprévue. Et vous voilà dans ce pays inconnu. Vous étiez au courant de l’existence de cette île, de la réalité lointaine de cette ancienne colonie française, vous êtes un adulte informé. Il est huit heures du matin et vous vous retrouvez marchant dans les rues de cette ville. Une longue journée à passer dans cette capitale sale et puante. Chaleur des tropiques, mouches agglutinées sur les tas d’immondices en plein milieu des rues trouées, crevassées, cette réalité vous lève le cœur. Vous voudriez l’indulgence, mais la crasse, la misère, les haillons, les ventres gonflés vous agressent. Partir, au moins fuir ces rues du centre ville, aller vers les quartiers propres et fleuris. Dans toute ville, il y a des quartiers propres et fleuris, surtout dans une capitale ! Vous savez qu’ici il suffit de quelques centaines de mètres pour fermer les yeux sur l’intolérable. Vous vous renseignez. Ces gens autour de vous comprennent plus ou moins votre langue. Un jeune homme décidé établit le dialogue. Vous dites « beaux quartiers », il comprend. Vous voulez être sûr : « jolies fleurs, places publiques ». Dans ses yeux vous avez vu qu’il sait. Il vous demande si vous désirez être guidé. Vous acceptez sa présence car vous sentez pouvoir supporter son visage joyeux (pas heureux, joyeux avez-vous pensé !). Ses vêtements vous semblent propres et visiblement ce n’est pas un mendiant. Vous le suivez à travers la chaleur, la foule, la boue et les mains tendues. Après plusieurs minutes de marche, vous arrivez enfin dans un endroit où l’air devient respirable. Vous allez beaucoup mieux et continuez à pas lents cette visite rassurante. Votre compagnon essaie quelques fois de vous parler, vous aussi. À travers des mots, des gestes, vous lui montrez votre plaisir. Il vous conduit ensuite à la grande place : arbres feuillus, fontaine, bancs à l’ombre, vous découvrez une autre ville. D’autres gens vous dépassent ou vous croisent sans que votre présence parmi eux ne détonne, et vous aussi oubliez l’anomalie de votre tourisme devant ces jardins parfumés au camélia et au jasmin. Votre guide vous propose autre chose. Vous croyez comprendre qu’il souhaite vous faire voir les curiosités locales. Sa gentillesse vous paralyse, vous craignez les endroits faits sur mesure pour touristes désabusés, mais vous acceptez. Il vous fait signe d’appeler un taxi, une ligne comme ils disent. Vous grimpez dans la vieille automobile tandis que votre compagnon indique au chauffeur une destination que vous préférez ignorer. Vous regarder défiler les rues, les maisons, les arbres, appréciant les changements brusques selon les quartiers que vous traversez quand, soudain, sa voiture s’arrête ; vous descendez et constatez que vous êtes à la porte d’un cimetière. Vous voulez protester mais le guide vous fait signe de le suivre. Vous voyez d’ailleurs de nombreuses personnes se presser à la porte de cet endroit sinistre. Vous vous demandez ce qui peut bien les y attirer, quelle cérémonie va se dérouler derrière ces murs. Vous entrez.

196…, cette année restera quelque part gravée dans votre mémoire. Vous croyez avoir oublié mais devant certaines images vous retrouvez la sensation intolérable, et défilent devant vos yeux les marques de ce jour de tourisme : la porte du cimetière où vous entrez, précédé et suivi par de nombreuses autres personnes, votre guide bénévole, sa jeunesse et son rire chaleureux, les tombes, grandes et petites, blanches ou de couleurs violentes sous le soleil de ce pays où vous étiez venu malgré vous, par hasard. La moiteur, la sueur dégoulinant dans votre cou, mouillant vos vêtements, autant de sensations qui ne manqueront jamais de vous ramener à ce jour et à cet endroit. Vous revoyez ces groupes d’écoliers reconnaissables à leur uniformité vestimentaire. Vous vous souvenez avoir pensé « mais que font ici tous ces enfants ? » Vous avez cru, à ce moment-là qu’il devait s’y dérouler une cérémonie pour l’inhumation d’une personnalité du pays (écrivain célèbre, éducateur décoré, homme politique ?) et vous vous êtes décidé à demander au jeune homme ce que tous ces gens venaient faire en ce lieu. Sa réponse évasive ne vous a pas semblé curieuse : « Ils ont été convoqués, tout le monde a été convoqué ». Vous ne vous doutiez encore de rien à la vue de ces hommes en uniformes que le jeune guide identifiait pour vous, seulement vous avez imaginé de préférence l’enterrement d’un homme politique. Quand vous êtes arrivé à cet endroit où tous les autres s’arrêtaient, vous n’avez pas compris ce que faisaient là, au milieu de cet espace vide, deux poteaux dressés sous le soleil.

Ce séjour si bref dans un pays qui vous était alors inconnu, vous n’en avez jamais parlé. Ou si peu. Vous avez seulement raconté le soleil, et un malaise. Sur le bateau ou dans l’avion, il fallait expliquer à vos compagnons votre air hagard et vous avez dit nausées, vomissements, à cause du soleil. Une insolation, avez-vous expliqué. Vous vouliez déjà oublier qu’entré sans savoir pourquoi dans un cimetière, vous aviez assisté, en compagnie d’une foule nombreuse composée d’adultes et d’enfants, à l’exécution de deux guerilleros. Pourtant, devant certaines images, dans un journal ou à la télé, vous retrouverez la sensation intolérable.


Cet extrait est tiré du roman Mémoire d’une amnésique, par Jan J. Dominique, publié pour la première fois à Port-au-Prince (Deschamps, 1984), pages 64-67 (réédité à Montréal dans une co-édition CIDIHCA/Éditions du Remue-menage, 2004, pages 79-82).

© 1984, 2004 Jan J. Dominique ; © 2004 Jan J. Dominique et Île en île pour l’enregistrement audio (5:29 minutes)
Enregistré à Montréal le 23 novembre 2004


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mis en ligne : 28 novembre 2004 ; mis à jour : 24 décembre 2020