Léon-François Hoffmann, Présentation de Gouverneurs de la Rosée

photo de Michel Doret, 1942 Jacques Roumain à droite, avec Nicolas Guillén

photo de Michel Doret, 1942
Jacques Roumain à droite, avec Nicolas Guillén

La première fois que Roumain utilise l’expression «gouverneurs de la rosée», titre du roman posthume qui lui assurera une audience internationale, fut dans un conte pour son fils Daniel, jamais publié, qui nous est parvenu sous forme manuscrite. Dans l’Histoire de Petitami et des Grands Loups, écrite le 18 février 1936 alors qu’il purgeait sa peine au Pénitencier National, un des personnages paysans de Roumain chante:

C’est moi Grandami, le papa de Petitami
Je suis le maître de la terre
Le général des plantes
Le gouverneur de la rosée

L’année suivante, dans la revue parisienne Regards du 18 novembre 1937, Roumain dénonce, sous le titre La tragédie haïtienne le massacre de milliers de paysans haïtiens établis du côté dominicain de la frontière, ordonné par le dictateur Raphaël Trujillo afin «d’améliorer la race» dans son pays. L’expression «gouverneurs de la rosée» s’y trouve imprimée pour la première fois sous la plume de Roumain, pour célébrer les victimes:

ces paysans noirs, travailleurs acharnés, dont il suffirait de citer le titre magnifique qu’ils se décernent à eux-mêmes: gouverneurs de la rosée, pour définir leur dénuement et l’orgueil qu’ils éprouvent de leur destin.

Or il semble qu’en créole, seul moyen d’expression des paysans haïtiens, le titre «gouverneurs de la rosée» n’existe pas, et qu’ils ne sauraient donc se le décerner. Roumain aurait en fait traduit et adapté mèt lawouze (littéralement «maître de l’arrosage», en créole haïtien) qui désigne la personne à qui une communauté paysanne confie la gestion de tout ce qui concerne l’irrigation: distribution de l’eau, répartition, horaires, entretien, etc. Manuel, le héros du roman, prévoit d’ailleurs qu’une fois captée la source, il faudra «nommer un syndic […] pour la distribution de l’eau» (Ch. X). Mèt larouzé s’est imposé tout naturellement au dessinateur haïtien qui signe FanFan comme titre de la bande dessinée en créole qu’il a tirée du roman en 1980.

Roumain a dû estimer, avec raison, que «gouverneurs de la rosée» était une trouvaille linguistique autant qu’une réussite poétique. Avant d’en faire le titre de son œuvre la plus célèbre, il l’a choisie une fois encore pour intituler un court «récit haïtien» paru, toujours dans Regards, le 25 août 1938. Il y évoque une bande de guérilleros paysans pourchassés, lors de l’occupation du pays, par les marines américains et leurs auxiliaires de la gendarmerie haïtienne. L’expression semble ici ironique ou pour mieux dire mélancolique, comme si à ces pauvres hères «Nègres des bois, gouverneurs de la rosée, dépossédés de leur destin…» ne restait que la rosée à gouverner. Le titre de ce «récit haïtien» qui se déroule aussi en milieu paysan laisse supposer que, dès son exil européen, Roumain méditait (et peut-être même avait commencé à rédiger) le roman qui fera sa célébrité. Roger Gaillard, qui a bien connu Roumain, affirme qu’il l’avait commencé dès son arrivée en Belgique en 1937. Sans doute l’a-t-il remis sur le chantier à New York: il écrit à sa femme le 18 février 1941 qu’il a l’intention de reprendre «Il a probablement continué à y travailler à son retour au pays en 1941, puis au Mexique. Il en lisait des passages à sa femme Nicole, venue le rejoindre à Mexico, qui lui faisait de nombreuses suggestions, que l’écrivain adoptait le plus souvent. Il n’y a en tout cas aucune raison de ne pas lui faire confiance lorsqu’il le date de Mexico, 7 juillet 1944, soit 42 jours avant sa mort.

Nous savons que Jacques Roumain passa par La Havane sur le chemin du retour ; il y déjeuna avec son ami le poète Nicolas Guillen, auquel il confia un exemplaire dactylographié du roman, pour qu’il le traduise en espagnol, peut-être en collaboration avec Alejo Carpentier: en effet, dans son article «Sobre Jacques Roumain», publié dans Hoy le 25 mai 1961 et repris dans Prosa de prisa II en 1975, Guillen écrit que Roumain lui avait laissé «una copia mecanografiada de la novela» ; il précise dans Páginas vueltas (1982): «Yo tuve (y la rescaté) una copia mecanografiada de Los gobernadores del rocío». Ce tapuscrit semble néanmoins avoir disparu, ce qui est d’autant plus regrettable qu’aucune version manuscrite ou dactylographiée, et aucun jeu d’épreuves ne nous sont parvenus.

La femme et le frère Michel de Jacques Roumain assurèrent la parution du texte posthume. Roumain débarqua à Port-au-Prince le 6 août et mourut le 18. Il est évident qu’il n’eut pas la possibilité de corriger des épreuves, ni à plus forte raison de donner le bon à tirer. A-t-il au moins pu porter des corrections sur le manuscrit? Nicole et Michel revirent-ils le texte, pour y ajouter les notes explicatives, par exemple? Impossible de le savoir, et force est de considérer comme texte définitif celui de l’édition port-au-princienne, achevée d’imprimer le 8 décembre 1944.

Les ouvrages publiés en Haïti n’avaient à l’époque pratiquement aucune diffusion à l’étranger. Comme le signale Mercer Cook: «One year after its publication, the most beautiful Haitian novel ever written, Jacques Roumain’s Gouverneurs de la rosée, has failed to sell one thousand copies». C’est avec la première édition française, celle de 1946 aux Éditeurs Français Réunis, que Gouverneurs de la rosée va pouvoir toucher un public international. André Breton l’avait lu lors de son passage à Port-au-Prince en décembre 1945, et avait fait l’éloge de «ce chef-d’œuvre» devant le Club Savoy. Mais c’est très probablement par l’entremise de Louis Aragon (avec qui Breton était brouillé à mort) que le roman fut publié en France: la veuve de Roumain lui avait envoyé un exemplaire autographe de Gouverneurs de la rosée (conservé à la Bibliothèque de France – Tolbiac) et Aragon répondit à Nicole par un télégramme publié par la revue haïtienne Clartés du 7 mai 1946, ainsi conçu:

Merci livres. Ému souvenir Jacques. Demande droits édition chez moi Bibliothèque française 33 rue Saint André des Arts. Tirage 10.000

Les deux hommes s’étaient donc rencontrés à Paris; appartenant à la même mouvance politique, ils avaient en outre sympathisé, puisque Aragon appelle Roumain par son prénom. Au printemps 1946 les Éditeurs Français Réunis étaient encore les Éditeurs Réunis, et Aragon y dirigeait la collection «Bibliothèque française».

Depuis la première parution du roman, la liste des éditions en langue française est longue:

1944
Port-au-Prince, Imprimerie de l’État, «Collection Indigène». Édition originale, posthume, qui comporte une «Notice biographique» anonyme, laquelle sera reprise, avec des remaniements de détail, souvent fantaisistes, dans les éditions françaises qui, de la première à la dernière en date, font mourir Roumain en 1945 et non en 1944.

1946
Paris, Éditeurs Français Réunis. Conforme à l’originale, avec quelques corrections; restera longtemps disponible, aux É.F.R., puis chez leurs successeurs: Temps actuel, Messidor et enfin Le Temps des Cerises, cette dernière publication comportant en plus une introduction truffée d’erreurs.

1948
Paris, Club français du livre. Conforme à la précédente

1964
Moscou, Éditions du Progrès, dans les Œuvres choisies de Jacques Roumain. Le roman y occupe les pages 13 à 146. Ce recueil comprend une étude de Eugénie Galpérina et des notes de Tatiana Pétrova destinées aux étudiants soviétiques. La «Notice biographique» est remplacée par la présentation de Jacques Stephen Alexis: «Jacques Roumain vivant».

1977
Fort-de-France, Desormeaux, «Collection Les Grands Récits Antillais», avec une préface de Jack Corzani. La présentation de Jacques Stephen Alexis disparaît, mais la «Notice biographique» d’origine est inclue en fin de volume.

1989
Unité de Réghaïa, Algérie, ENAG, «El Aniss, Collection Littérature».

1997
Coconut Creek, Floride, Educa Vision Inc, «Collection Héritage». La «Notice biographique» est inclue.

1998
Laval (P.Q.)., Groupe Beauchemin, «Collection Littératures et Cultures», Comprend des références bibliographiques

Le fait que Roumain ait été un des fondateurs du Parti Communiste Haïtien explique sans doute que le roman ait été traduit dans un grand nombre de langues, en particulier dans celles de pays à régime marxiste. Ce qui n’enlève bien entendu rien aux mérites intrinsèques de l’œuvre. La liste ci-dessous, probablement pas exhaustive, signale les traductions dont nous avons connaissance.

  • Albanaise: Zoter te Veses, Tirana, 1969.
  • Allemande: Herr über den Tau (Eva Klemperer), Zürich, Universum Verlag, 1948.
  • Anglaise: Masters of the Dew (Langston Hughes & Mercer Cook), New York, Reynal & Hitchcock, 1947.
  • Danoise: Duggens Herrer (Helga Vang Laurisden), Copenhague, Fremad, 1950.
  • Espagnole: Gobernantes del rocío (Fina Warschaver), Buenos Aires, Lautaro, 1951.
  • Grecque: Hoi aphentes tou nerou, Athena, Kedros, 1960.
  • Hongroise: Fekete Emberek (Peter Komoly), Budapest, Révail, 1950.
  • Israélienne: Sarha Talalium, Sifriat Poalim, Ltd., Worker’s Book Guild (Hashomer Hatzair) State of Israel, 1948.
  • Italienne: Il giorno sorge sull’acqua, Rome, Instituto editoriale italiano, 1948
  • Lithuanienne: Rasos Seimininkai (J. Naujokaitis), Vilnius, Goslitizdat, 1959.
  • Néerlandaise: Dauwdruppels op Haïti (Tilly Visser), Amsterdam, Pegasus, 1950.
  • Polonaise: Zródlo, powiesc (Hanna Oledzka), Varsovie, Panstwowy Instytut Wydawniczy, 1949.
  • Portugaise: Os Donos do carvalho (Emmo Duarte) Rio de Janeiro, Vitoria, 1955.
  • Roumaine: Stadinii Apelor (Vlad Musatescu), Bucarest, Editura Pentru literatura universala, 1965.
  • Russe: Khoziaeva rosy, Moscou, Inostrannaia literatura, 1956.
  • Serbo-coate: Gospodari Rose (Emilija Andjelic), Belgrade, Novo pokolenje, 1951.
  • Tchèque: Vlàdcovia vlahy Prague, Nakladatelstvi-Svoboda, 1948.
  • Vietnamienne: Dân dát suong dêm (Lê Trong Bông), Hanoï, Lao Bong, 1980.

En 2000, Maud Heurtelou a donné, sous le titre Fòs lawouze, une «adaptation de Gouverneurs de la rosée en créole haïtien (Coconut Creek, FA, Educavision).

Gouverneurs de la rosée a fait l’objet de plusieurs adaptations théâtrales, dont à notre connaissance trois au moins ont été publiées:

  • Bonanni, Camillo, Gouverneurs de la rosée, pièce en 4 tableaux, d’après le célèbre roman de Jacques Roumain (représenté au Rex Théâtre de Port-au-Prince en 1967; la pièce, dont l’auteur était un haut fonctionnaire de l’UNESCO, ne semble pas avoir été publiée).
  • Ka, Abdou Anta, «Gouverneurs de la rosée», in Théâtre, Paris, Présence africaine, 1972.
  • Lisembe, Elebe, Chant de la terre, chant de l’eau, théâtre, Paris, P.-J. Oswald, 1973.
  • Jules-Rosette, Benjamin, Gouverneurs de la rosée, adaptation et mise en scène réalisées pour le Théâtre noir, Paris, 1975, Sarcelles, Éd. Le Caret, 2001.

Il y eut en outre deux adaptations cinématographiques du roman: Cumbite, réalisé en 1964 par le célèbre metteur en scène cubain Tomás Gutiérrez Alea, tourné en espagnol avec des acteurs appartenant à la communauté haïtienne de Cuba, et Gouverneurs de la rosée, réalisé pour la télévision française par Maurice Failevic en 1975.

Enfin, une adaptation radiophonique, due à Jean Dominique et Madeleine Paillère, a été diffusée en feuilletons en 1972 sur Radio-Haïti Inter. Tous les dialogues avaient été mis en créole, les textes de raccord restant en français.

Gouverneurs de la rosée est de loin l’œuvre la plus connue de Jacques Roumain; elle a fait l’objet de nombreuses critiques, et toutes les histoires de la littérature haïtienne, tous les essais sur le roman des Antilles, toutes les encyclopédies ayant trait aux littératures d’Outre-mer en langue française lui font une place de choix. Des thèses de doctorat pour plusieurs universités lui ont été consacrées, et même deux études destinées en premier lieu aux élèves du secondaire: Comprendre «Gouverneurs de la rosée», de Christiane Conturie («Les Classiques africains», 1980), et Gouverneurs de la rosée, de Michel Prat, («Profil littérature», 1986).

Que ce soit dans des comptes-rendus de périodiques à grand tirage ou dans des articles érudits de revues professionnelles, Gouverneurs de la rosée a été recensé et étudié dès sa parution par la critique haïtienne et étrangère. Des essais détaillés lui ont été consacrés: Michel Serres a relevé l’importance de la Bible et des Évangiles dans la conception et l’écriture du roman; Beverley Ormerod analyse soigneusement les procédés mis en œuvre par Roumain; Claude Souffrant étudie ses choix idéologiques; Alessandro Costantini, Léon-François Hoffmann et d’autres se sont penchés sur son originalité linguistique. On a comparé Roumain à Giono, à Ramuz. Un critique africain, Victor O. Aire a signalé les emprunts qu’a fait Sembene Ousmane à Gouverneurs de la rosée dans O Pays, mon beau peuple.

La critique conservatrice félicite Roumain d’avoir montré des opprimés choisissant la non-violence et le sacrifice individuel pour améliorer leur sort, tandis que celle de gauche met en valeur la solidarité de classe et l’analyse objective de la situation que prêche le héros. Tout le monde a été touché par les amours de Manuel et d’Annaïse. Aux citadins haïtiens et aux lecteurs étrangers, le roman a révélé la vie paysanne, qu’ils ignoraient autant les uns que les autres. Les évocations du paysage haïtien ont enchanté; la vieille Délira a éveillé la compassion; les ronchonnements de Bienaimé ont amusé; les trouvailles linguistiques de Roumain ont suscité l’admiration. On pourrait presque dire que la critique a été unanime, d’un côté comme de l’autre de l’Atlantique, à élever Gouverneurs de la rosée au rang de chef-d’œuvre.

Plutôt que de multiplier et de paraphraser les témoignages d’admiration, et pour montrer qu’il n’est pas impossible d’exprimer des réserves (dont certaines peuvent certes être jugées impertinentes), il convient dans cette optique de signaler l’essai de Jean-Claude Fignolé, Sur «Gouverneurs de la rosée» (Port-au-Prince, 1974). Le critique prend à partie son compatriote pour avoir édulcoré la réalité et la mentalité paysanne en Haïti qu’il juge, lui, bien plus réfractaire aux idées en fin de compte bourgeoises que Roumain exprime par la bouche de Manuel. Et les amours de ce dernier avec Annaïse lui semblent convenir mieux à quelque roman pastoral qu’à l’évocation d’un milieu où la précarité de la survie rend impossible toute préciosité sentimentale. Manque de réalisme donc, mais il y a plus grave, et Fignolé n’hésite pas à attaquer Roumain sur le plan idéologique: sur son explication de la misère paysanne, par exemple:

À travers le mythe de la recherche de l’eau, Jacques Roumain […] néglige l’essentiel. La misère des paysans n’est pas la conséquence de la sécheresse, encore moins de leur mentalité magico-religieuse. Elle résulte des rapports techniques et sociaux de production. (p. 71-72).

La tactique proposée par Roumain aux opprimés serait un leurre:

Manuel, pour tout lecteur de gauche, appelle à une solidarité des exploités contre les exploiteurs. Mais son projet, qui est en même temps celui de l’auteur, s’égare dans le mythe de la fraternité universelle qui est la réplique bourgeoise et mystificatrice à la notion révolutionnaire de solidarité prolétarienne. (p. 65).

D’ailleurs, leur réussite apparente mène à l’impasse et ne fait que conforter la structure oppressive:

Rien ne se produit de ce qu’on aurait pu attendre. La structure sociale n’éclate pas. Elle se «replâtre». Au-dedans, il n’y a pas de changement véritable. Pis, dans l’unité retrouvée le climat social se fige, s’immobilise. (p. 65). […] La jubilation des paysans qui lâchent l’eau dans le canal est mascarade pure: ils vont vivre la félicité des paradis artificiels. (p. 72).

La preuve, pour Fignolé, en est que la classe dominante haïtienne a compris que le roman de Roumain n’était subversif qu’en apparence, et qu’elle a encensé cette œuvre «révolutionnaire», se donnant bonne conscience à bon marché, puisqu’elle ne représentait pour les nantis aucun danger réel:

La bourgeoisie haïtienne, elle, ne s’est jamais fait d’illusion sur le roman. Elle l’a toujours lu et apprécié pour ce qu’il est; une œuvre qui, par son contenu idéologique, répond à des objectifs et à des «formes d’action» à caractère bourgeois. (p. 71).

Il va sans dire que l’essai de Fignolé, qui met en question une valeur nationale indiscutée, a suscité de la part de ses compatriotes bon nombre de réfutations indignées, sinon toujours percutantes. Mais, puisque l’admiration intégrale et inconditionnelle n’est pas le meilleur moyen d’assurer la survie d’une œuvre littéraire, l’essai iconoclaste de Fignolé mérite au moins considération.


Cette « Présentation de Gouverneurs de la Rosée de Jacques Roumain » par Léon-François Hoffmann a été mise en ligne sur « île en île » pendant la préparation de l’édition des Oeuvres complètes de Jacques Roumain où elle est publiée avec des notes comme « Introduction » au roman (Madrid: ALLCA XX (Collection Archivos), 2003, pages 257-265).


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mis en ligne : 21 juillet 2003 ; mis à jour : 29 octobre 2020