Hommages à Georges Anglade

Écrits en hommage à Georges Anglade, ci-dessous, des textes de Jean Morisset, Josaphat-Robert Large, Gary Klang, Anthony Phelps, Jean Métellus, Verly Dabel, Gérald Bloncourt, Emmelie Prophète, Thomas C. Spear, Joëlle Vitiello.


en allé en allé… en-nou-allé… toujours présent

hommage à une camaraderie inépuisable…

Georges
cher Georges…

un clairin à la main
sous le serein du crépuscule…
je te fais ce mot
devant le fleuve si calme, si absolu
distillant toute la beauté du monde

je te fais ce mot
les yeux tournés vers l’Athabaska
devant les rivières du nord
que nous tentions d’associer à l’Artibonite
pour refaire la géographie
nord-tropique dont l’histoire
a refusé de nous impartir

sur les ruines d’un imaginaire
en manque de fermentation
si souvent Georges tu as créé d’un tour de main
la Grande république de Port-au-Prince
tendant la main à la République de l’Avenir
depuis Montréal en effusion sans défusion

Georges… Georges

Fonnkèr pou Ayiti

Peaux de batterie (pochoir d’Hélène Coré de la photo de Thomas C. Spear de Georges Anglade) Installation « Fonnkèr pou Ayiti » à Artsenik, Saint-Leu de La Réunion

les blocs glaciels entre les battures
monuments sentinelles
posés devant l’horizon
membres épars d’une tribu lointaine – la nôtre –
revenant chaque hiver manifester une mémoire
qu’on ne parvient plus à entendre

et voilà que soudain
les grands cris de douleur d’Haïti se font entendre
je revois toutes les résidences cagibis, castelins,
maisons-gingembres paysages en émulsion
– canapé vert   carrefour feuilles   bel air
bas peu-de-choses   croix des bossalles turgeau –

tous ces noms qui sautent dans l’air
vapeurs rescapées d’un monde
désormais en allé… en allé… noula

Georges… Georges

je te vois camarade des analyses
putsch militaire soubresaut sénatorial
ou assemblée départementale à l’Uqàm
tout couché sous un même toit géopolitique

je te vois qui appelle… qui nous appelle
refusant de croire ce qui t’arrive… ce qui nous arrive
(et Mireille qui te dit comme toujours un peu de calme)

je te vois nous regarder nous demander
pourquoi pourquoi pourquoi mais pourquoi

et j’aperçois tes paroles ta gestuelle ta lodyans
qui réussissent à se dégager des blocs de béton
et des effondrements pour gagner l’air libre
et se mettre à danser devant nous
ne cessant de dire tout
tout tout et tout encore

Georges… Georges

ta parole a survécu
que d’espoir et d’aménité

et alors je me dis… je nous dis
nous nous… nous sommes là

noula désormais dépositaires
de ce qui restait en équilibre

"Fonnkèr pou Ayiti" à Artsenik

Peau de batterie de l’installation « Fonnkèr pou Ayiti » à Artsenik, Île de La Réunion

sur l’ourlet de ta retenue
quand tu fermais les yeux à demi

et que loin de sombrer
dans quelque nirvana

tu ressurgissais soudain
demi-son par demi-son

l’évidence en prégnance
le rêve-vision en panoramie

pour refaire le monde en rémission
entre le murmure et l’exaltation

Georges… Georges

voilà que les blocs glaciels
ont repris leur insatiable dérive

nous renvoyant à l’insatiable désir
de renverser l’inachevé de l’histoire

roîl’… roîl … hum… ayiti

forces tectonique
contusions volcaniques

ruades séismiques
tout’e bagaye kampé

je te parle ce soir depuis
le grand relèvement isostatique

adieu apokalyps
welcome baron sam’di

adieu katastrophée
bienv’nue anacaona

Georges… Georges

roîl’… roîl … hum… ayiti

orogénèse de l’humanité
roîl’… roîl … hum… aïbobo

avenir de l’humanité
le grand kombit s’approche

merci Georges d’en orchestrer la lodiyans

merci Georges de proclamer
nous te referons haïti
palpitante et triomphante

nous te referons Quisquéya
sur ce que tu as fait de nous

roîl’… roîl … hum… ayiti
noula para siempre

Jean Morisset
Montréal, 15 janvier 2010

C’était donc ça, sa destinée. La soudaineté d’un séisme, un grand fracas et, après quelques secondes de vacillement, un départ précipité vers un gouffre, hors de la vie. Un pilier est tombé en même temps. Effondré. Il soutenait si bien les promesses de la culture haïtienne. Le personnage était pluriel : géographe, politicien, écrivain. Aux lecteurs du futur d’établir leur préférence parmi les trois Anglade. Chez nous autres écrivains, dans les salles de nos débats, son siège restera inoccupé. Car combler le vide que nous laisse Georges est – et sera pour longtemps –, une tâche difficile à accomplir.

Josaphat-Robert Large
New York, 24 janvier 2010


Hommage à Georges Anglade

Time is money, proclame l’Amérique du Nord. Non, répond fièrement le flâneur haïtien : le temps n’est pas de l’argent. Comme chez Proust, il s’agit de le perdre pour mieux le retrouver. On le perd en « baillant audience » (orthographe personnelle). On le perd en bavardant au coin des rues, en refaisant le monde, en discutant, en se disputant et parfois même en se battant. C’est ainsi qu’on passait son temps avant Ubu, bien longtemps avant le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Le temps ne servait qu’au plaisir, à la joie de vivre, surtout pas au travail, considéré comme humiliant.

Telle était la weltanschauung du flâneur haïtien.

Georges Anglade était le contraire d’un flâneur. Je le connaissais depuis son plus jeune âge, ainsi que sa femme, Mireille Neptune. Georges a toujours été sérieux, travailleur et studieux. Il l’est resté toute sa vie, menant parallèlement toutes sortes d’activités, jamais découragé. Les difficultés semblaient lui plaire. Il était l’exemple même d’un Sisyphe heureux, comme disait Camus, roulant inlassablement son rocher sans jamais se poser de questions.

Mais étrangement, cet homme qui n’aimait pas « baille audience » en perdant son temps, s’est lancé en littérature dans une quête infatigable de la « lodyans », qui est exactement le baille audience dont je parle. Mon ami Georges qui n’aimait pas perdre son temps, écrivait sur ce qui symbolise précisément cette «perte» de temps dans la conversation. Toutes proportions gardées, les salons du XVIIIe siècle français transposés en créole dans les rues de Port-au-Prince.

Georges Anglade a fait dans son œuvre ce qu’il ne faisait pas dans la vie.

Tel est peut-être le rôle de la littérature.

Repose en paix, vieux Frère, aux côtés de Mireille.

Gary Klang
Montréal, 24 janvier 2010

Un poème écrit pour Georges Anglade en 1976, remis à ses filles lors de la soirée-hommage à Montréal le 26 janvier 2010.

Arbre miracle

À Georges Anglade

Dans ma mémoire somnambule
la mer roule toujours ses vagues
et l’insecte cicindèle veille en carré
sur le poème en ronde bosse

Aïe jacaranda de Mexico
arbre-fleur plus grand que lilas
poète aux yeux d’hypnose
je chevauche un oiseau fou
sautant du marronnier à l’olivier
du platane au bouleau
Mais où mais où mais où
mon flamboyant et mon mapou

Aïe colorini de Mexico
arbre aux fleurs en phallus rouges et nains
pour que mes souvenirs restent encore vivaces
aux pieds des raisiniers-prophètes
mon frère géographe
me conte l’espace d’un pays
où son arbre-miracle
persiste dans ses fruits

Anthony Phelps
Montréal, 25 janvier 2010
(Motifs pour le temps saisonnier. Paris: PJ Oswald, 1976)


Hommage à Georges Anglade

J’ai rencontré Georges Anglade deux fois. La première fois, c’était à Paris, il y a environ 30 ans, nous avons déjeuné à Montparnasse en compagnie de Gérard Aubourg et d’Elliott Roy. C’était une rencontre chaleureuse, très amicale et presque fraternelle. J’ai appris à apprécier sqa vivacité d’esprit. Il bouillonnait de projets qu’il avait commencé à concrétiser. Les nombreux ouvrages de géographie qu’il a écrits prouvent qu’il était un grand universitaire doublé d’un grand pédagogue.

Je l’ai rencontré une deuxième fois, en 2005, à Montréal, lors des Journées Internationales qu’il avait organisées à l’initiative du Conseil du Congrès Mondial Haïtien : Il avait rassemblé des Haïtiens venus de tous les continents décidés à assurer l’épanouissement de l’identité haïtienne dans le monde et l’émergence de classes moyennes responsables

À l’issue de cette réunion, sa femme et lui avaient invité à leur domicile quelques personnes dont ma femme et moi, et Mimi Barthélémy. Nous avons découvert, à cette occasion, chez l’intellectuel, un homme simple très attaché à ses racines jusque dans la gastronomie – nous avons dégusté du maïs boucané -, il avait beaucoup insisté aussi sur la nécessité de rétablir certaines coutumes haïtiennes comme la pratique de « lodyans ».

Je garde le souvenir d’un homme humainement riche, chaleureux, au dynamisme sans faille et à la présence tonifiante, toujours prêt à expliquer sa pensée, ses projets.

Le pays perd en lui un très grand géographe et un grand penseur tourné vers l’avenir.

Jean Métellus
Paris, 25 janvier 2010

En souvenir de mon ami, Georges Anglade

peaux de batterie Installation Fonnkèr pou Ayiti @ Artsenik

L’installation « Fonnkèr pou Ayiti » à Artsenik

Georges, dis-moi que tu en savais quelque chose…
Tu savais bien, n’est-ce pas ?
Quand tu m’as appelé ce maudit mardi vers quatorze heures
Dis-moi, tu savais qu’il ne te restait plus que quelques heures ?
Tu voulais me voir, tu voulais tout juste me dire adieu, hein ?
Ou voulais-tu me chuchoter quelque autre secret de la lodyans ?
Tiens ! Tu voulais ce jour-là compléter ma biographie avec notre ami américain pour son site
Mais tu sais que c’est pas bien, ce coup que tu nous as fait, Georges…
Un violent coup dans le dos
Ça ne te ressemble pas, tu sais ?
Tu es tellement généreux, tellement bon, tu avais encore tellement à donner
Tellement à nous apprendre
De la vie
Des hommes et des choses
Tu pourrais continuer à nous entretenir de géographie
D’histoire
De littérature
Mais tu ne voulais pas voir ça
Tu as peut-être raison
Vraiment pas beau, Georges, le spectacle qu’offre ta ville ces jours derniers
Tu ne voulais pas avoir à supporter tout ça
Tu as peut-être raison
C’est notre jeune amie qui a trouvé les mots
Pour te dire à quoi ressemble cette ville où tu es venu mourir
Elle te dit, Georges, que tout est mélangé, les mots et les choses, les vivants et les morts
Port-au-Prince à plat ventre, Georges, tu n’aimerais sûrement pas voir ça
Tu as peut être raison
Tous ces jeunes corps sans vie
Toutes ces promesses emportées par la nature déchaînée
Ces survivants zombies, tout juste bons à enterrer et à calciner les morts
Non, tu ne voulais pas voir ça
Tu ne voulais pas voir ton président sans palais
Sans palais et bèbè
Tu penses que c’était trop pour ton âge ?
Mais tu sais quoi, Georges, on va un jour se revoir
Ça c’est sûr
Ce jour-là, on ne parlera pas de choses tristes
Peut-être aura-t-on déjà fini de consommer
Et de digérer toutes ces horreurs
Alors on se racontera plein de lodyans
On rira bien, Georges
On fera même mieux : on sera heureux tous les deux.

Verly Dabel
Port-au-Prince, 30 janvier 2010


Pour rendre hommage à Georges Anglade, ce poème écrit à Port-au-Prince en décembre 1986.

Je hurle à la lutte

Je hurle à la lutte ô mon pays ma terre-natale Saline-cicatrice bidonvilles-crucifiés de l’aube aux nuits fétides chiens efflanqués affamés immondices désaffectées tôt ou tard dans l’obscurité mensongère cogne ma mémoire sur les tôles-ondulées aux vibrations d’orage bave ma rage de gangrène infectée odeurs puantes de caniveaux de mort prématurée d’enfants vides aux regards-remords lancinantes accusations d’un monde qui s’accouple avec l’Absurde villes-fantômes aux frontières de l’oubli mornes décharnés fièvres circulantes des tap-taps engrossés de détresses humaines d’ici de là-bas et d’ailleurs de Delmas défoncé sans autre cause que la folie meurtrière de cons hallucinés Carrefour Bizoton crevant sous la griffure empoisonnée d’une faim coriace permanente misère-vampire terreur des ruelles sans eau au goût de boue d’incer-titudes gourdes aux lois du dollars piastres noires de crasse mains tendues et mendiantes au ventre plein d’un enfant à naître gousse d’ail des yeux implorant une aumône crevant l’incroyable l’insoutenable douleur de mon être angoissé toute ma rage ma colère se gorge de sève d’injustice vérole pour abattre la dysenterie des consciences ô mon pays d’azur palmes mornes écorces et racines mon doux pays d’amour mer bleue de tambour et d’espace pourquoi l’univers carcérales brûle-t-il tes vertus cancer d’injustice concert de détresse comment ne pas rugir et se battre ô mon peuple affamé pilé comme maïs pillé spolié écrasé torturé je donne mon baiser aux luttes populaires au Parti Soleil de Roumain d’Alexis de tous ceux aujourd’hui debout de tous ceux aujourd’hui mes frères aube certitude du matin à venir pour enrayer la mort je hurle à la nuit aux luttes décisives rassemblant la meute de tous les combattants je possède la force des convictions profondes et raisonnables je connais les sentiers raccourcis qui mènent du Bassin-Bleu de mes rêves à l’eau de pluie l’eau des puits et des fontaines l’eau pour boire l’eau goutte de rosée à l’eau claire de notre délivrance oui je connais les résonances ultimes et sourdes de mon peuple je connais les cachettes de ses espoirs les marelles de son enfance et les lagos agiles aux quatre coins de ses points cardinaux oui je sais les palmiers et les lianes je sais le pois-congo et le diriz-diondion les marigots et les ravines les cirouelles et le choux-palmiste je connais les rigoles et les lampes à pétrole je connais l’odeur chaudes des cassaves le piment-doux du rire l’akassan du matin je connais d’étranges filles dont les mots allumés vont porter nos demains oui je sais tous les miens médecins peintres et chômeurs qui ont bâti au coeur de tous les bayahondes notre espoir commun je hurle à l’émeute de nos âmes je hurle à la découverte du bonheur je hurle à mort l’injustice je hurle pour le pain la liberté les généreux possibles je hurle enfin et toujours à la lutte pour récolter l’amour.

Gérald Bloncourt
Paris, 1er février 2010
[Port-au-Prince, décembre 1986]

Conversation avec Georges

Et je suis allée te trouver, Georges, pour cette ultime conversation. Une comme nous savions en avoir. À bâtons rompus. Interminable. C’est dimanche, le deuxième depuis la catastrophe et j’ai peur. Les calendriers sont modifiés, tacitement, mais avec l’accord de tous. Le temps est désormais compté à partir de la catastrophe. Ainsi commence l’ère de l’incertitude. J’ai peur. Peur du lieu de rendez-vous. Peur de la terre qui tremble. Peur de regarder. Peur de ne pas avoir les mots justes qui te rassureraient sur l’issue de ce combat inégal contre la nature, contre ce malheur bien réglé.

Est-ce que je peux te rassurer, Georges ? Comment pourrais-je te rassurer sans inverser la logique des choses ? C’est toi qui connais bien les mots, les formules, les plans qui rassurent. C’est toi qui a promené tes yeux de géographe sur le monde jusqu’à transformer notre histoire trop cynique quelquefois en une grande lodyans à raconter partout et par tout les temps. C’est toi qui a bu la vie jusqu’à plus soif, c’est toi qui sais raconter.

Cher Georges, Ami, j’ai traversé la ville morte, brisée, sens dessus dessous pour cette conversation qui ressemblera tellement aux précédentes qu’elle fera en espérer d’autres, comme si la vie pouvait être belle et infinie comme on se plait à le croire dès fois, comme quand on pense et espère que les jours se succèdent, accompagnés de la routine de nos gestes, de nos temps morts, de nos temps d’hésitation…

Nous allons avoir du temps pour cet entretien. Le temps n’est plus le même, il a changé depuis le 12 janvier. Le temps est infiniment grand et patient. Le temps est poussière éparpillée sur des ruines, le temps dort sous des corps fatigués reposant sous des couvertures de pierres.

Cette conversation sera des plus ordinaires, ce sera une conversation de vivants, pleine de projets, bien ancrée dans la géographie des choses et des êtres.

Je n’ai pas pris de rendez-vous. J’avance dans le silence, comme on peut avancer dans l’amitié quand elle est certaine, bien encadrée par la certitude que nous ferons une maison d’écrivains, des livres, que nous inventerons le droit de vivre bien, de partir et de revenir.

Je me suis postée devant ta maison, Georges. Je t’ai laissé parler en premier. J’ai toujours aimé cette voix tonitruante de vieux professeur, ce rire qui enveloppe, frappe comme une vague de la mer Aquinoise. Je t’ai laissé raconter la terre qui tremble, le temps brusquement remis à zéro et la vie qui devient fluide. Je t’ai dit la longue trainée de poussière qui s’est incrusté dans mes mots depuis le 12 janvier, mon incapacité de mouvements, mon incrédulité devant la mort.

Ta maison aux grandes fenêtres ouvertes aux vents et aux amis de passage, dont les murs, le toit sont par terre, avale les dernières lueurs de l’après-midi. J’ai peur de la nuit qui va bientôt tomber. Je t’écoute parler, Georges. Je t’écoute rire. Je te réponds avec des phrases courtes et belles tirées de livres qui parlent de toi. Tous les livres parlent de toi depuis le 12 janvier. Tous les livres auxquels j’ai touché racontent la vie et l’amitié avec des mots simples qui font les gens tourner la tête, comprendre quand même les gestes que le tremblement de terre s’est permis de suspendre.

Nous parlons certainement de la même vie, mon Cher Georges, de celle qui ouvre sur la lumière. Rien n’est désuet. Rien n’est inutile. La mort nous est tombée dessus comme un toit mal accroché, mais nous parlons quand même, nous continuons cette sûre avancée vers la vie.

Je serai toujours ton témoin, Georges. La conversation peut continuer.

Emmelie Prophète
Port-au-Prince, 2 février 2010


À la mémoire de Georges Anglade, Le Soir numérique

     Thomas, il faut qu’on se voie !

Emmelie Prophète et moi rigolons. Bavard, en bonne forme et d’un embonpoint habituel, Georges, tu auras le dernier mot, criant après nous qui avançons vers la voiture. On se quitte pour une conversation à suivre la semaine suivante, si seulement…

Georges Anglade. Je ne saurais dire où ni quand on s’est rencontré pour la première fois. Je te vois aussi bien à Port-au-Prince que dans ton quartier Nédgé à Montréal. Depuis le départ d’Émile Ollivier, je ne fréquente plus tellement les vendredis à la Brûlerie de la Côte-des-Neiges. Toutefois, il se peut que ce soit avec Mille O. qu’on se soit rencontré : professeurs à Montréal, vous êtes des mêmes exils, avec des épouses de la même génération, des mêmes écoles. Sinon, c’était à un événement parrainé par Frantz Voltaire du CIDIHCA, puisque tu fais partie de ce décor montréalais haïtien, haïtien québécois.

Engueulades, rigolades. Coqs de la parole. Blagues. Le rire haïtien, version Anglade.

Une date avec toi, à Nédgé, est figée : le 2 juin 2003. Deux lodyans enregistrées pour Île en île.

angl_haitiUne fois en Haïti, le 9 juin 2004, nous sommes invités chez l’ambassadeur du Canada : une soirée pour démarrer – enfin ! – le chapitre du PEN en Haïti. Non pas toute, mais une partie de la crème des auteurs haïtiens s’affiche présent. Quelques auteurs du Canada et des invités d’ailleurs. Avec le panache haïtien et le clanisme d’insulaires, les disputes entre natifs-natals et diaspora mettent des batons dans la roue. On te désigne suffisamment dyaspora pour ne pas vouloir accepter ta proposition. Ce ne sera que partie remise.

Une autre fois, un salon du livre à Montréal, novembre 2004 peut-être. Une table ronde d’auteurs et de personnalités d’origine haïtienne, tous plus bavards les uns que les autres. Ça barbait. Au moment où Mimi Barthémémy arrive sur la scène pour tirer un conte, le brouhaha de la salle baisse et les visiteurs du salon s’approchent, au grand dam d’un des présentateurs, Georges Anglade : tu es bien gêné de voir Mimi usurper la parole de ces éminences masculines.

Finalement oui, tu es, tel ton compatriote Joël des Rosiers, trop dyaspora pour pouvoir tirer une lodyans sans avoir le texte devant les yeux. N’empêche, tu as réveillé plus d’une génération aux merveilles de cette forme haïtienne, courte et divertissante. Les chercheurs pourront tracer sa forme écrite de Lhérisson jusqu’à Anglade ; il faudrait également retracer sa forme orale, celle des anciens, des conteurs de radio et des héritiers de Maurice Sixto.

Le rire haïtien comme la lodyans ne t’appartenaient pas. Tu as su pourtant si bien les partager, valoriser.

Quand est-ce que tu m’as parlé de Justin Lhérisson pour la première fois ? Certes bien avant l’année 2006 quand j’ai préparé la demande de bourse pour numériser des périodiques haïtiens. C’était toi qui m’avais fait connaître cette urgence-là que j’ai constatée sur place : l’état des archives, le patrimoine existant, manquant, ayant tant besoin de préservation et de numérisation. On avait établi une liste des journaux, dont La Ronde (1898-1902), La Nouvelle Ronde (1925-26), Haïti Littéraire et Sociale (1905-1907), Haïti Littéraire et Scientifique (1912-13) et, bien sûr, le quotidien de Justin Lhérisson, Le Soir (1899-1908). Pour notre réunion à établir une liste des revues prioritaires, il y avait Françoise Beaulieu-Thybulle, de la Bibliothèque Nationale d’Haïti, et l’historien Georges Corvington. Tu manquais à la réunion, Georges : la vedette de Livres en folie cette année-là, les archives n’étaient pas à ce moment-là une priorité. Six mois après, nous avons appris que le projet soumis n’avait pas été financé.

Ah, Georges ! Imaginez où nous en serions aujourd’hui, si une plus grande numérisation avait pu avoir lieu avant le tremblement de terre de 2010 : quelques traces de plus de la mémoire collective sauvées des décombres et disponibles, pendant qu’on stabilise les collections et construise de nouvelles bibliothèques.

On n’a pas pu se revoir cette semaine suivante, prévue si chargée à Port-au-Prince. J’ai appris les nouvelles de ton décès et de celui de Mireille quand l’Internet marchait un peu le lendemain matin. Mais sans téléphones, nous ne pouvions même pas nous concentrer sur ta disparition, si détraqués que nous étions à la recherche d’un signe de vie des autres.

Notre conversation restera interrompue. Il fallait qu’on se voie, n’est-ce pas, Georges ? J’avais à te parler, à toi aussi. Il fallait que je te harcèle une énième fois : à la retraite et ancien ministre, tu devais faire avancer ce projet de numérisation qui te tenait à coeur. En ton nom, j’espère que les trois bibliothèques du patrimoine se joindront avec les Archives nationales et d’autres bibliothèques haïtiennes, publiques et privées, pour préserver et partager le patrimoine national précieux.

Tu lègues à ta patrie un devoir de mémoire.

Thomas C. Spear
New York, 7 février 2010


Les lodyans de Georges

J’ai rencontré Georges Anglade pour la première fois en Haïti au cours d’un congrès des études haïtiennes avec sa femme Mireille. Comment ne pas le remarquer ? Je n’avais pas entendu parler de la « lodyans ». Alors Georges a fait mon éducation. Nous en avons reparlé maintes fois, en particulier au cours du salon du livre de Montréal en automne 2003. La lodyans, les événements qui se déroulaient en Haïti… J’ai retrouvé dans ma boîte courrielle « Georges Anglade » de longs messages, des articles envoyés, presque des cours sur la lodyans.

La dernière fois que nous nous sommes vus c’était en Haïti pour Livres en folie, pour le PEN Club… Nous nous étions retrouvés avec Thomas Spear à l’aéroport de Miami et comme toujours nous l’avions écouté. J’ai enseigné quelques-uns de ses textes, notamment Et si Haïti déclarait la guerre aux USA ?

C’est en lisant les Entretiens avec Georges Anglade que je l’ai vraiment connu. Il me semble encore entendre sa voix raconter comment l’eau et l’électricité étaient détournés des écoles, des hôpitaux vers les quartiers plus riches, ses combats, ses opinions, ses espoirs, ses faillites.

Il manque plusieurs chapitres maintenant, un rire haïtien, de nouvelles cartes, une générosité….

– Joëlle Vitiello
Saint-Paul, Minnesota, 7 février 2010


Fonnkèr pou AyitiLes photos sur cette page proviennent de l’exposition Fonnkèr pou Ayiti qui a lieu depuis janvier 2010 à Artsenik (espace d’expérimentation d’art contemporain) à Saint-Leu (Île de la Réunion).

Le public y est invité à écrire des mots pour Haïti, en peinture acrylique, sur les peaux de batterie qui ont été données par Pierre Myrthe du groupe Gadyamn.
(Vous y reconnaîtrez la photo de Georges Anglade.)

Voir aussi l’entretien avec Georges Anglade filmé le 14 avril 2009 à Montréal : « Georges Anglade, 5 Questions pour Île en île ».


Dans la presse:


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mis en ligne : 21 janvier 2010 ; mis à jour : 11 janvier 2021