Guy Régis, « Atteint »


 

Inquiétant. Ça devient inquiétant.

Comment, pourquoi inquiétant ?

De n’avoir jusqu’à présent pas été atteint.

Atteint. Atteint de quoi ?

D’une balle.

De quoi ?

D’une balle.

Tu sais, un projectile qui court…

il court, il court et il rentre ; il court, il court, il court, il ravage ; il court, il court tout ravager ; il ravage tes muscles, tes os ; il court, il rentre et tout ravage en toi ; tu ne le sens pas qui court ; c’est le feu en toi ; cette chose brûle tout en toi, et toute cette chaleur qui monte subitement, tout ça, tout ça te bouleverse, tout ça, tu ne comprends pas ; tu ne penses même pas à comprendre, tu n’es pas habitué, tu parles, personne n’est habitué à cette chose-là, mais elle est là, là, rigide, tenace, téméraire ; elle arrête même de courir pour bien se loger dans un de tes muscles ; elle est même faite pour être logée en toi, dedans toi, oui, pense ; pense à ça, pense que c’est normal qu’elle se fiche dedans, dedans l’un de tes organes, pense, pense, vas-y, mais tu ne peux ; bien qu’elle soit là dans toi, tu ne peux pas, même ça, tu ne le peux pas, penser, la chose, la vérité de cette chose, elle est là, plantée dans ton corps même, elle l’est, oui, oui, oui, dedans même, elle s’installe, elle s’incruste, elle se plante, mais vas-y, défends-toi, défie-la, ose la défier, cette chose-là ; cette chose, à la vérité, elle finira en arrêtant de courir par t’arrêter toi-même ; toi, oui, toi-même ; les gens courent vite te transporter, tu saignes, tu perds ton liquide ; ça dégouline, ta sueur, ta morve, tout ton sang tu le vois se verser ; ça te bouleverse, et toi, pour l’instant, ce n’est pas ce qui compte, ce n’est pas ce qui compte pour toi, d’être bouleversé ; tu ne penses pas ; tu ne peux pas, tant que ça coule, tant que ça dégouline ; les gens sont bouleversés ; les gens, ceux qui te transportent, ils ne peuvent pas, ils n’osent pas te regarder ; mais pour l’instant, une fois de plus, ce n’est pas ce qui compte ; pour toi, ce n’est pas ce qui compte vraiment ; les gens et toi vous ne pouvez même vous regarder, même pas ; vos yeux expriment déjà une trop grande désolation ; une grande désolation s’abat sur vous, sur eux, sur les gens ; s’abat sur eux, sur tout le pays ; une grande désolation s’abat sur tout pour tous nous ravager ; pense, vas-y, pense ; je te défie de penser ; impossible pour l’instant ; ça, ça ne compte pas ; même les gens ne comptent pas pour toi ; même les gens, même le quartier, même la ville, même le pays tout entier ne compte pas ; pour l’instant ce qui compte vraiment pour toi c’est d’être sauvé ; tu les effaces les gens, malgré leurs yeux éteints par la désolation, tu les effaces, tu les éteins ; toi, tu voudrais être sauvé, tu voudrais garder ton souffle, respirer, respirer, respirer, encore, encore, respirer, vivre, voir, encore, encore, respirer, entendre, vivre, pouvoir encore bouger, respirer, respirer, vivre, exister, exister encore, être encore, être en vie ; malgré eux, les gens, malgré tout, malgré nous tous, être encore capable de bouger ; pense, vas-y, pense, pense à pourquoi tu tiens tant à respirer encore ; pense, pense, pense ; non, tu ne sais même pas trop pourquoi tu voudrais continuer à respirer, à durer, à continuer à faire bouger ce corps qui finalement sera toujours cible dans cette ville, dans ce pays, où tout est déjà cible ; les murs, les fils électriques, les pylônes électriques, les gens, les femmes, les enfants, les militaires, les lâches, les braves, les défenseurs, les défendus, les policiers, les protecteurs, les protégés, les assaillants eux-mêmes, les murs, les fils électriques, les pylônes électriques, les gens encore, les femmes encore, les gosses encore, les assaillants encore eux-mêmes, les policiers encore, leurs bras encore, leurs mains encore, leurs ventres encore, leurs têtes encore ; pense, vas-y ; non, ce n’est pas bien d’être une cible, quoi que l’on fasse, qui que l’on soit, de quelque nature que l’on soit ; non, pas tentant du tout ; mais, pour l’instant, toujours et toujours, ce n’est pas ce qui compte pour toi ; pour toi, non, toujours pas ; toi, tu voudrais vivre ; tu voudrais respirer, respirer, encore, encore, encore, garder ton souffle, entendre, voir, toucher, respirer, encore, encore, voir, entendre, respirer, respirer, respirer encore, encore ; que la ville meure, que le pays se carbonise, s’enterre, s’incinère ; que le pays se carbonise, s’enterre, s’incinère ; que le pays se carbonise, s’enterre, s’incinère ; toi, tu veux planter ton mât, ton digne étendard d’homme ; toi, tu veux vivre ; pourquoi, mais pourquoi tu voudrais vivre, planter ton mât, ton digne étendard d’homme, ce pays encore se carbonise, s’enterre, s’incinère ; se carbonise, s’enterre, s’incinère ; se carbonise, s’enterre, s’incinère ; mais pourquoi, mais pourquoi, mais pourquoi pendant que toi tu voudrais vivre, respirer, ce pays se carbonise, s’enterre, s’incinère ; pourquoi mais pourquoi, mais pourquoi ce pays, mais pourquoi ce pays, mais pourquoi, mais pourquoi, mais pourquoi… ce pays…

Arrête.

Arrête de penser.

Oublie. Dors.

Il est minuit dehors.

Oublie. Dors.

Referme à nouveau les yeux. Referme-les.

Dors. Dors.

Tranquillement.


Lu par l’auteur, ce texte, « Atteint » est extrait de « Incessants, », texte de Guy Junior Régis, publié pour la première fois (avec des traductions en anglais et en espagnol) dans la revue Cultures Sud 168 (janvier-mars 2008): 346-353.

© 2008 texte de Guy Régis ; © 2009 Guy Régis et Île en île pour l’enregistrement audio (4:14 minutes)
Enregistré à Port-au-Prince le 9 janvier 2009


Retour:

/guy-regis-atteint/

mis en ligne : 21 janvier 2009 ; mis à jour : 27 décembre 2020