Gerty Dambury, Enfouissements

(extrait)

Extrait d’Enfouissements, pièce inédite de Gerty Dambury. Lue à Villeneuve-lez-Avignon en avril 2000 et au Mans (Théâtre de l’Ephémère, 6 mai 2000).

Cinq personnages (deux femmes), durée d’environ deux heures. Il s’agit des retrouvailles de cinq amis, plusieurs années après un drame dont le secret a été gardé par tous, et de leurs efforts pour constuire des rapports nouveaux entre eux.

Lieu unique: une véranda avec vue sur la mer.


Jeanne:

J’ai encore des images de tout cela, en moi, des images impossibles à effacer bien sûr… Monique cette enfant couverte de talc, jusqu’à la bouche, jusqu’à la gorge peut-être, toussant, toussant… Tu te souviens au moins, tu te souviens que de toutes manières tu as cherché à l’éliminer, l’effacer, n’en faire plus qu’une page blanche? Pas vraiment réussi, non?

Monique:

Ah tu attaques enfin? Tu attaques?

Eric:

Ah, l’attente de l’attaque, pour se sentir exister…

Jeanne:

Réponds, oui j’attaque… réponds… de ses petits poings fermés… rouges sous le talc son visage asphyxié… réponds de tes déplacements lents et rétifs lorsque l’enfant pleurait, réponds de tes regards sur elle, tellement désolés, comme déçus, des biberons donnés en regardant ailleurs, réponds du petit corps lâché dans le berceau à peine le biberon avalé… et le dégoût de sa chair…

Fred:

Je t’ai vu pénétrer lentement dans l’eau
ton corps enroulé ainsi qu’une ammonite
en douce oscillation berçant l’enfant
dans tes bras forts…

Monique (exaspérée par Fred, crie pour couvrir sa voix):

Mon enfant ma fille également allait être comme moi énorme j’aurais voulu l’affamer la priver de nourriture réduire ses biberons à l’état de soupçon j’aurais ne pas voulu voir changer la taille de ses vêtements comme moi ne pas regarder ce changement insidieux qui se faisait en elle d’abord ses mains ses mains m’ont alertée elles étaient belles et dodues potelées elles avaient une douceur pulpeuse la paume rebondissante et tendue et sous cet amas de chair comme transparente rose et ombrée à la fois sous l’étrange limite quelle limite entre la couleur de la peau et celle de sa chair je cherchais en vain l’ossature je cherchais la phalange rugueuse légèrement épineuse le mécanisme des doigts la pure jointure en vain et la terreur de la chair qui s’affirmait me gagnait.

Jeanne:

Cette image de toi et de l’enfant, le talc entre les plis du corps, toutes les deux face au miroir… Tu répétais: «qu’est-ce qu’elle me ressemble, Jeanne, qu’est-ce qu’elle me ressemble!»

Monique:

Oui… j’ai tout essayé pour attirer votre attention…mais pas un geste de toi, pas un geste de Gérard… pas un mot de défense…

Fred:

Je t’ai vue pénétrer lentement dans l’eau
Ton corps enroulé ainsi qu’une ammonite
En douce oscillation berçant l’enfant
Dans tes bras forts…

Monique:

C’est cela c’est exactement ça Fred oui dire les choses crûment telles qu’elles se sont passées oui j’ai pénétré dans l’eau ainsi que l’a décrit le balbutiant ici présent j’ai pénétré en portant cette enfant dans mes bras et je l’ai serrée à l’étouffer de toute la force de mon corps je l’ai plongée sous l’eau j’ai senti son petit corps se débattre ses jambes dodues elles aussi j’ai vu ses doigts s’écarter et puis doucement son corps s’est abandonné et là j’ai crié en la lâchant dans l’eau j’ai crié que ma fille était morte j’ai couru jusqu’à la plage mon corps tressautait sous ma robe très large mon corps était encore là, ma chair pleine et entière et brinquebalante et lourde.

Fred:

Plonger – aller sous l’eau – rattraper – pas trop tard – nager – courant – merveilleux le courant – merveilleux la rapidité des corps sous la mer – glissement – déplacement entre des objets légers qui vous frôlent – tous objets entraînés – vifs – l’enfant – emportée – un jeu – la mer – un jeu – poursuivre – regarder filer – algue déjà – ce corps – et libre – et léger – tourbillonnant – plus froide l’eau – plus sombre aussi – les rochers – fracas sur les rochers – extrême lumière.

Jeanne (semblant vouloir se convaincre elle-même):

L’enfant lui a échappé des mains. Monique, l’enfant t’a échappé des mains!

Eric:

J’étais déjà posté à un carrefour. Choisir. Il a fallu choisir entre Fred et l’enfant. J’ai vu la petite qui filait, trop vite pour moi. Aucune résistance dans son corps happé par le courant. Et Fred qui hurlait, je crois. Mais hurlait-il vraiment? J’ai regardé ses yeux stupéfaits et j’ai nagé vers lui. Gérard a repêché l’enfant.

Monique (riant):

Épatant tout ça ils se sont précipités à mon secours Monique pour une fois ton corps serré entre des bras qui ne se moquent pas toute la foule avec toi Jeanne la première Jeanne tu donnais le la à toutes choses penchée au dessus de moi non accroupie dans le sable à mes côtés moi comme une poupée les jambes écartées ma chair offerte sans honte toute à sa douleur reine pleinement justifiée cette fois non plus cette exaspération «Mais oui Monique, mais pense à autre chose, fais du sport!» cette fois moi centre moi point focal moi vide dans la spirale tout tout autour de cet espace qu’on me porte le petit corps que je le serre contre moi et sanglote à pleins poumons ma fille on m’a volé ma fille (ah bonheur!) que je la touche que cette fois son corps soit juste gorgé d’eau à cause de la mer à cause de la mer détestable et superbe qui nous nargue jusqu’à lécher le sable à nos pieds la jupe de Jeanne trempée maintenant et moi dans ses bras Non Jeanne elle ne m’a pas échappé des mains la phrase est à deux doigts de ton oreille sur mes lèvres et tu refuses de l’entendre…


Cet extrait, « Enfouissements », de la pièce du même nom de Gerty Dambury, est publié pour la première fois sur Île en île. Nous remercions l’auteur de l’autorisation à le reproduire.

© 2003 Gerty Dambury


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mis en ligne : 11 mai 2003 ; mis à jour : 26 octobre 2020