Gérard Chenet, 5 Questions pour Île en île


Gérard Chenet répond aux 5 Questions pour Île en île.

Entretien de 52 minutes réalisé à Toubab Dialaw (Sénégal) le 4 janvier 2012 par Giscard Bourchotte. Caméra : Antoine Tempé.

Notes de transcription (ci-dessous) : Ségolène Lavaud.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Gérard Chenet.

début – mes influences
05:12 – mon quartier
06:36 – mon enfance
18:10 – mon oeuvre
41:58 – la concordance universelle des rythmes
47:43 – l’insularité


Mes influences

Chenet n’a pas eu de nombreuses influences hormis par exemple Aimé Césaire et son Cahier d’un retour au pays natal, qu’il relit souvent afin de l’approfondir. Un poème d’Aragon, « Brocéliande » (« De la fausse pluie qui tomba sur une ville de terre non loin de Brocéliande ») dont il aime l’harmonie imitative et le rapport aux sons, plus qu’au sens. Il cite un passage sur la grêle – « et la grêle a ri de toutes ses dents de grêle / De toutes ses dents de grêle a mordu le bonheur à pleines dents / Relevé sa gueule de grêle avec de l’espoir broyé dans les dents / Secoué ses cheveux de grêle au-dessus du grabat grondant… ») – avec des allitérations qu’il « essaie parfois de faire ». D’autres, tels Gabriel García Márquez (Cent ans de solitude), et André Malraux. Il a également été très marqué par les philosophes de l’Inde, dont Krishnamurti et surtout Vivekananda.

Mon quartier

Pour lui, ce qui compte c’est son environnement, là où il se retrouve. La nature, par exemple, l’engouement pour le théâtre (comme là où il se trouve pour filmer), les arbres, les animaux, les oiseaux, les singes, et toute la nature environnante où il se plaît et aime se retrouver.

Mon enfance

« C’est difficile de parler de soi. Parfois on perd la mémoire de ce qu’on a été, ce qu’on a vécu dans l’enfance ». On est pourtant très sollicité par le désir de raconter son enfance. Il lui est très difficile de parler de « quartier », car ils ont tellement changé de lieu. Au plus loin, au début de l’école, il habitait au centre-ville de Port-au-Prince, rue Bonnefoy. Juste avant, ils habitaient Rue du Peuple dans une maison décorée de masques, une rue qui monte vers Le Bel-Air et qui aboutit à une fontaine et une statue de bronze. Proche de la mer, cela lui permettait de driver, de se sauver vers la plage. Il évoque un souvenir : après la messe dominicale à Saint-Louis-de-Gonzagues, n’étant pas rentré, la famille s’affole, alerte la police, les voisins en vain. Le pensant disparu, les larmes coulaient. Gérard était de tempérament fugueur. Lorsqu’il « réapparaît à la porte avec des pêcheurs qui l’accompagnaient » et il raconte la mésaventure : monté avec quatre ou cinq gosses, dans une barque, les amarres s’étant rompues ils se sont retrouvés dérivant en pleine mer et furent sauvés par des pêcheurs revenant de la Gonâve. Fugueur, il l’est resté.

Ensuite, ils s’installent derrière L’Exposition, près de La Ravine, puis chez des tantes, au Portail Saint-Joseph. Puis ensuite à l’opposé, à Bas-Peu-de-Chose. « Chaque quartier était une aventure nouvelle pour moi ». La plus belle fut la dernière, à Bas-Peu-de-Chose, « pas trop loin de la Fleur-du-Chêne, où habitait René Depestre, Théodore Baker et Kesler Clermont, sur les bancs de lycée en seconde et première. Il s’était créé un petit sénat autour leur cycle d’études. C’est alors qu’ils créèrent un petit journal manuscrit La Ruche.

Ce fut l’origine des « 5 Glorieuses ». Le journal (La Ruche) fut imprimé. Il célébrait la venue d’André Breton qui généra la grande manifestation des rues que Chenet rapproche de l’actuel [2011] « printemps arabe ». Grèves et rassemblements en découlèrent. « Étudiants, jeunes puis employés de l’administration, ouvriers qui se réunirent en syndicats ».

« Ce qui provoqua le renversement d’une dictature, qui n’était pas tellement atroce … mais il n’y avait pas de liberté ». Changements provoqués par la fin de la guerre, la création des Nations unies… Renversement d’Élie Lescot, ce qui amena un régime démocratique par la suite. Le pays a beaucoup changé par la suite. Cette époque l’a beaucoup marqué. Il s’est toujours senti « à l’âge de 18 ans, faisant la révolution dans les rues de Port-au-Prince avec les amis Jacques Alexis, Gérald Bloncourt, Depestre…, tous devenus des gens très connus ».

Mon œuvre

À l’époque « où je faisais la Révolution en Haïti, mes copains de classe étaient tous beaucoup plus brillants : René Depestre, Théodore Baker et encore plus, Jacques Alexis, déjà étudiant en médecine, poète écrivain… Je voulais devenir écrivain aussi ».

Il lui a fallu du temps pour se décider. Il n’était pas encore « un élu » de la littérature et préoccupé par d’autres choses. Il fait du journalisme, par exemple, à La Nation, le journal officiel du nouveau Parti Socialiste Populaire où il milite après la chute de Lescot, parti apparenté avec le PSP de Cuba dirigé par Blas Roca. Mais il y eut le retour des militaires, et de leur pouvoir. On passe d’une dictature à l’autre. Ils combattaient celle de Paul Magloire de toutes leurs forces ! Mais les soldats de Magloire sont venus détruire le journal, brisant les marbres de l’imprimerie à coups de crosse et ont mis dehors tous ceux qui « œuvraient » là. Réduits au chômage endémique, agacés par les sbires du régime dictatorial, ils furent contraints à l’exil en 1955.

Déjà Chenet faisait du théâtre et de la mise en scène, était comédien interprète (même de Molière) dans des centres culturels. Du Canada, il a passé dans divers pays en Europe, dont plusieurs années en Allemagne à l’Université Karl Marx. Il était à Moscou pour le festival international de la jeunesse. Certains pays africains réclamaient leur indépendance, dont la Guinée, confrontée à De Gaulle. Les cadres de la coopération française retirés, Sékou Touré appelle à l’aide. C’est alors, en 1960, que Chenet quitte l’Allemagne pour aller en Guinée comme professeur d’histoire, au lycée Donka à Conakry.

C’est le début de son écriture dont la première œuvre, El Hadj Omar: chronique de la guerre sainte [publiée en 1968]. Sur El Hadj Omar et la grande épopée des Toucouleurs, inspiré par La révolution et les fétiches de Pierre Hervé, membre du Parti Communiste de l’époque, une étude sur l’idéal communiste qui, dans sa réalisation, aboutit à son pourrissement du fait même de sa réalisation. Cela lui a remémoré Sékou Touré et son idéal. Le retour à la dignité de l’Afrique, notamment la Guinée. La création d’un État africain. L’affrontement avec la France encore colonialiste. Mais son bel idéal s’est muté en tyrannie. Devenu « un tyran très méchant » : emprisonnement de journalistes, de Diallo Telly (ancien secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine, l’OUA). Sékou Touré, pas loin de ce qu’est devenu Duvalier, a mis en prison les intellectuels, des amis, des collègues, de ses élèves. C’est à ce moment-là que Chenet a commencé à écrire El Hadj Omar, sur cet homme qui était un personnage de grande facture, démocrate libéral avant l’heure, menant une politique favorable aux femmes et aux captifs… alors considérées comme des esclaves en Afrique. Il est arrivé à gravir les échelons de la politique. El Hadj Omar introduisait la confrérie La Tidjania – il y avait été initié par Mohammed El Gali, un grand maître du Soufisme originaire du Maghreb – et l’avait fait répandre en Afrique de l’Ouest. Senghor a écrit une lettre à Chenet pour lui dire combien il appréciait cette œuvre, et donna des instructions pour qu’elle fut montée au Théâtre Sorano à Dakar.

Plus tard, inspiré par Senghor, il a commencé à écrire le poème du village Toubab Dialaw où il avait construit une petite maison au bord de la mer. Ce fut son second ouvrage. Poèmes du village de Toubab Dyalaw [publié en 1974]. Puis Sècheresse, pièce qu’il a écrite et réécrite, jouée et rejouée, inlassablement, pendant une vingtaine d’années, comme « un travail d’approfondissement de l’écriture ». Cependant il ne considère pas encore cela comme une œuvre accomplie, même si la pièce [Sècheresse] vient d’être publiée [2011] aux Éditions La Cheminante, à Ciboure (en France). Il est question de la remettre en scène sur le théâtre qu’il a construit [et où l’entretien a lieu].

Il reprend l’écriture du roman dont le titre était Zombi goute sèl, devenu La légende du Zombi [publié chez L’Harmattan en 2009 sous le titre Transes vaudou d’Haïti pour Amélie chérie]. Attiré par sa curiosité de savoir ce qu’est le zombi. Contrairement aux idées communes, Chenet voit le zombi était une transplantation des mythes d’une culture du continent, de l’Afrique, à une île, Haïti, créant des mythes issus d’une réalité en Afrique devenu mythe en Haïti. Il s’est battu pour défendre ses idées. Parmi les choses qu’il dit à ses compatriotes [haïtiens] c’est que le nom « zombi » venait du nom du fleuve le Zambèze, avec les consonnes (ZMB) que l’on retrouve dans zombi. Le fleuve était également appelé Zombi, c’est-à-dire, le Dieu Zombi. Manifestation de la première religion du monde : la vénération de la nature, l’adoration des fleuves (et des rivières) qui donnait l’image du serpent, symbole mythique du fleuve et divinité des riverains du Congo. Beaucoup de la région du Congo furent transplantés en Haïti comme esclaves à l’époque de la culture du sucre qui créait la richesse. On fit venir de la région du Zambèze, de très nombreux esclaves qui se faisaient appeler Zombis en mémoire de leur Dieu Zombi. Les adeptes d’une religion portent le nom du Dieu de leur religion : les Chrétiens s’appellent des Chrétiens (ceux qui vénèrent le Christ) de Mahomet, les Mahométans ; de Bouddha, les Bouddhistes. Cela donne donc les Zombis. Les zombis, c’était les personnes de la classe la plus basse qui travaillaient dur à la coupe de la canne à sucre, le travail qui était tout ce qu’il y avait de plus misérable, de plus pauvre dans la société haïtienne de l’époque. Au Congo, les jeunes de l’époque devaient aller dans la forêt pour subir leur initiation afin d’atteindre l’âge adulte. À leur sortie comme viatique, on donnait aux jeunes une poignée de sel qui leur permettait de vivre leur vie grâce à cette monnaie (le sel étant considéré comme une monnaie d’appoint à l’époque). Dans le sud de l’Afrique, il n’y avait pas de sel qui ne se trouvait qu’au Sahel et était très prisé. On donnait aux jeunes qui sortaient du Bois Sacré ou de la forêt comme une sorte de viatique pour leur permettre de vivre leur vie adulte.

En Haïti, ce rituel de la société secrète d’initiation est devenu le mythe des zombis. Le sel est ainsi devenu le produit qui permet aux zombis de regagner leur conscience perdue. Il n’a jamais été question d’une véritable réalité, c’est un rite qui existait parmi les Zombis (riverains du fleuve Zambèze), transplanté en Haïti et transformé en mythe : Le Mythe du Zombi.

La concordance universelle des rythmes

Ce n’est pas seulement Haïti qui devrait trouver une voie pour se développer. « Changer d’allure et d’aspect, pour moi, c’est l’art. […]  Toutes les activités artistiques – la musique, la danse, la peinture, la sculpture, l’architecture, l’écriture… Le principe de base de toutes ces disciplines et dans tous les arts, cette dynamique collective, je l’appelle la concordance universelle des rythmes. Le rythme est dans tout. […] Je vois créer des centres (ou des cellules) d’étude ou de formation artistique dans tous les pays qui permettraient aux gens de dynamiser leur imagination grâce à la pratique rythmique qui se trouve à la base de chacune des disciplines artistiques ».

« J’explique la concordance des rythmes de cette manière : si le cœur cesse de battre et perd son rythme, l’être humain débouche sur l’immobilité, et c’est la mort. S’il est malade du cœur, les autres rythmes du corps sont affectés par une défaillance rythmique – soit le cœur, soit les intestins, soit le sang, soit les rythmes cérébraux. Tous les rythmes ont une concordance entre eux ». Dans la marche, les jambes et les bras se conjuguent ; il y a concordance dans le mouvement. Il y a aussi le rythme du contact avec la nature, la végétation et la nutrition humaine, le rythme des saisons et de la nature, le rythme sidéral – la lune, les étoiles et le soleil ont un effet vital pour l’organisme humain. « Il nous faut vivre dans un principe commun qui nous permet de nous dynamiser, et de dynamiser notre imagination. C’est ce que je commencerais par faire en Haïti ».

L’Insularité

« L’insularité est quelque chose d’assez négatif dans le sens physique du terme. Quand on est insulaire, il est difficile d’accéder au monde continental sans un paquebot ou un avion ». On ne peut pas se servir de ses deux Vitiello – comme on dit en Haïti ; de se servir de ses pieds – pour marcher de son île pour aller dans un autre pays.

En Afrique, on circule beaucoup – en voiture, en vélo, à cheval – pour aller d’un pays à l’autre. Du Burkina Faso au Sénégal, au Mali, à pied.

L’insularité est un facteur négatif. On est insulaire ou on ne l’est pas. On ne peut rien contre cela ; on est obligé de s’y faire. Mais il y a une insularité mentale aussi, l’impossibilité d’accéder à la culture de l’Autre, de sortir de la culture dans laquelle on baigne, et de ses traditions. Il faut que beaucoup de choses changent pour accéder à une autre culture ; aller à l’université, faire des rencontres avec des étrangers.

Cette insularité-là n’est pas un facteur négatif, car l’insulaire a une vive propension à connaître l’au-delà de ses propres rivages, de son île. C’est une dynamique de recherche qui lui permet de connaître l’ailleurs.


Gérard Chenet

Chenet, Gérard. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Toubab Dialaw (2012). 52 minutes. Île en île.
Mise en ligne sur YouTube le 15 juin 2013.
Cette vidéo était auparavant disponible sur Dailymotion (mise en ligne le 20 mars 2013).
Entretien réalisé par Giscard Bouchotte.
Caméra : Antoine Tempé.
Notes de transcription : Ségolène Lavaud.

© 2013 Île en île


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mis en ligne : 20 mars 2013 ; mis à jour : 26 octobre 2020