Georges Castera, Poètes Contemporains de la Roumanie – Boutures 1.3

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vol. 1, nº 3, pages 8-11

 

Sibiu

Sibiu, où les toitures des maisons ont des yeux.

Horia Bãdescu
Annie Bentoiu
Andrei Bodiu
Romulus Bucur
Gabriel Chifu
Aura Christi
Ioana Ieronim
Alexandru Musina
Lustin Panta
Adrian Popescu
Lucian Vasiliu

Au total, onze figures de proue de la poésie roumaine contemporaine. Onze poètes très différents dans leur manière d’écrire et dans les entrelacs de leur existence. Pour la plupart, romancier, enseignant ou journaliste, mais fondamentalement poète. J’ai fait leur connaissance à Sibiu, ville universitaire accueillante et pleine d’attraits de la Roumanie. Sibiu, où les toitures des maisons ont des yeux.     Je n’ai pas la prétention ici d’apporter un éclairage systématique. Le mien n’est que tâtonnant et mesuré. Aussi, faut-il considérer les réflexions qui suivent plutôt comme des complicités, des intuitions débouchant sur de modestes pistes de lecture et non sur des preuves irréfragables. En fait, je tenais surtout à partager avec les lecteurs de Boutures le plaisir de découvrir. L’un des buts de la poésie, après tout, ne consiste-t-il pas à nous faire accéder au plaisir?

Ma seule exigence en vue d’un plaisir soit total, c’était de donner, non pas des fragments épars, mais un large éventail de textes afin que le lecteur puisse juger sur pièces par lui-même. Je caressais, en outre, l’idée de publier les poèmes en roumain, la traduction en français en face-à-face pour une meilleure confrontation et pour circonscrire l’espace. Mais faute d’espace, un tel pari a été abandonné à regret, et je me suis borné à choisir des poèmes courts ou des extraits. Je m’en excuse auprès des auteurs.

Assurément, traduire c’est trahir. Je savais par expérience que la traduction ne pouvait restituer ni les jeux d’équivalence entre les mots ni la scansion des vers et des phrases, ce que vulgairement on appelle le souffle du poète. Les mots, une fois traduits, se mettent à faire l’école buissonnière, ils prennent une autre densité et perdent leur contour physique. De plus, toute poésie apparaît au lecteur comme une langue étrangère, ce qui ipso facto en limite la libre fréquentation et l’apprentissage. Néanmoins, il est hors de doute que la grande poésie franchit à coup sûr la barrière des langues, portant avec elle dans son élan, un ton qui ne trompe pas, laissant entières les possibilités de transfiguration de la réalité féconde dans l’œuvre, en même temps qu’elle se place à la hauteur de l’exigence de liberté de toute voix authentique. Elle traverse l’autre langue avec les motifs majeurs des úuvres, ainsi que leurs résonances symboliques.

Il n’est pas exagéré de dire que ce choix de poèmes roumains contemporains n’est pas une poésie de cúurs blessés ou de corps pâmés. Les vies semblent ordonnées, les draps tirés, bien faits et bien frais, pourtant à chaque détour des mots, on sent la gravité du dire:

 

tu es l’une des nuits
où les horloges deviennent liquides
comme dans les tableaux de Dali 
(Lucian Vasiliu)
p9 Roumanie
Mets à l’écart les mensonges du corps, du temps,
les choses aimées par paresseuse et nécessaire utilité.
(Aura Christi)
     Ces poètes nous rappellent, à juste titre, que toute intimité n’est pas forcément l’Éros. L’intimité peut être une non-proximité avec les Autres, une mise à l’écart, un enclos ou même un rapport avec Dieu. L’intimité chez eux semble différée, elle dit moins la passion charnelle que son conflit avec la crispation du quotidien, l’accessoire, l’éphémère ou l’urgence:
et maintenant je dois parler
bientôt mon costume va vieillir
et va s’user aux coudes et aux genoux
(Iustin Panta)
     Oui, il ne s’agit pas de parler le corps aimant/aimé, encore moins de dévoiler les odeurs de l’amour qui poignardent le cúur ou le rendent à sa jeunesse première. Sauf peut-être chez Iona Ieronim:
sept fois tu t’es emparée pour de bon de mon
corps.
     Mais le lyrisme reste pudique, il est vite étouffé.     Par contre, l’omniprésence du corps social ne se dément pas. La radicalité qu’on lui oppose néanmoins n’est pas ouvertement politique. Seulement, elle invite à la dérision, elle surgit de l’inattendu sous la plume des poètes ou du «ventre de l’ordinateur» (Iona Ieronim):
     Tu achèves le poème
     le poing dans la bouche.
     ……………………….
     Autour de toi hurlent les gens
     la planète hurle,
     l’histoire hurle.
(Horia Badescu)
     Dans cette poésie, il y a, me semble t-il, une volonté de subvertir le social-qui-se-laisse-voir (en faisant semblant de ne pas le voir) et, l’autre, caché, imbriqué dans le subconscient, qui apparaît brusquement avec le pessimisme tragique d’un coït inachevé. Situation trouble, à l’évidence, et qui invite à s’interroger en profondeur.     En général, il faut considérer la poésie comme lieu de mémoire. En la circonstance, les poèmes sont souterrainement ancrés dans l’histoire de la Roumanie et ils présentent dans leur diversité formelle une unité indéniable. En effet, ils constituent un ensemble cohérent qui relève de l’histoire concomitante des auteurs, je veux parler du cauchemar des années Ceausescu et, plus encore, de la précarité du quotidien comme conséquence de la transition d’une société qui a levé l’ancre pour une autre faisant miroiter une richesse toujours en attente. De cette séduction qui fait son chemin (la mondialisation, l’internet, le portable, le post-modernisme, Mc Donald, etc.), quel bénéfice tirer?

– Incertitude, frustration, solitude, angoisse, désenchantement, bravade, bas salaires, révolte…

Tous ces créateurs, d’une façon ou d’une autre, vivent en résonance avec cette « situation de grande frayeur historiqueÖ/les mains dans les poches vides » (Iona Ieronim), avec en plus un arrière-fond de religiosité populaire. L’irrémédiable sacré, dirais-je, qui se manifeste ouvertement, par exemple, en présence des icônes, images sacrées qui traduisent la foi de la plupart des Roumains, dans un mélange d’inquiétude et de contemplation, de «ravissement d’amour» dirait superbement le poète Blaise Cendrars.

Mais, en Roumanie, Dieu fait problème. Les états d’esprit sont divers. De cette imbriquation, de cet écartèlement entre social et sacré, l’inquiétude et le questionnement sont constants :

icône
Icône 
Mon Père, qui es aux cieux,
qui suis-je, pour que tu m’aies donné la force quotidienne
d’écouter les discours amoureux du Vide, du Rien 
(Aura Christi)
     Même si la religiosité rurale se manifeste en sourdine dans le paysage culturel roumain, comme signalé plus haut, la poésie dont nous parlons refuse résolument les images rustiques. Elle délaisse l’espace rural afin d’occuper totalement l’espace urbain. D’abord, la rue, le bureau de l’imprimeur, l’épicerie, la voiture…puis la «banlieue à HLM /et l’enfant à côté / parmi les étalages à légumes» (Iona Ieronim).     Mais ce n’est pas tout. L’urbain, c’est avant tout le territoire de la chambre, où les poètes fantasment sur les objets ménagers et sur leurs propres publications. En d’autres termes, la chambre représente le lieu par excellence où ils gèrent «les papiers noircis pendant la nuit.» (Iona Ieronim)

Mais il y a autre chose. Rêver de la ville produit un mouvement (de régression) qui va du plus grand au plus petit, c’est-à-dire un mouvement qui conduit de la ville à la maison et de la maison au ventre maternel. Ce que Aura Christi appelle «le provisoire inconscient des entrailles de la mère». Remarquons en passant qu’on retrouve ce thème également chez Alexandru Musina quand il se réfère à un «univers placentaire», mais sans la connotation du sacré et de manière plus spécialement englobante.

Qu’on ne s’étonne pas que face aux difficultés de la vie et à l’angoisse existentielle, certains poètes veuillent retourner à l’innocence de la prime enfance, plus encore, à la pureté première d’avant la Faute. Rejoindre le ventre, en même temps rejoindre la mort. En effet, naissance et mort sont inextricablement liées et voilà que dans cette rêverie poétique, la mort prend le relais, le poète se comparant à

un arbre désolé aux branches désolées par la mort
(Gabriel Chifu)
     Mais, attention! Plus que la mort-décomposition, il s’agit de la mort-châtiment. Si vrai que la mort n’est pas considérée comme l’aboutissement du vieillissement des cellules et des organes. Disons qu’elle n’est pas physiologique. Plutôt conceptuelle, syntaxique également, car elle peut être parlée sous le mode d’un fait divers dont on se souvient. On rend la mort scriptible et en même temps banale, la replaçant dans une banalité déjà tragique en elle-même:
Vasile dit qu’il va se suicider
cette semaine
Il y a encore une demi-heure
(Andrei Bodiu)
     Je voudrais signaler qu’en dépit de l’allure prosaïques de ces écrits, nous avons bel et bien affaire à de la poésie, ne serait-ce que par le trop-plein de sens, ainsi que par le climat que les textes imposent à notre curiosité. Le travail des formes change notre perception, à chaque fois, en gommant les frontières entre prose et poésie. Qu’on se rappelle que nous ne sommes plus à l’époque des formes fixes et qu’il n’y a pas aujourd’hui de moule poétique pré-établi.     Théoriciens, les poètes roumains contemporains dont nous parlons, tout au moins, s’inscrivent en faux contre les poétiques conventionnelles et les définitions consensuelles. La question capitale qu’il nous reste à poser avec eux:
fresque fresque 
Que reste-t-il aux poètes?
Encres, rosée? 
Grosses gouttes de sueur et l’Internet?
(Adrian Popescu)
     Les poètes s’interrogent sur l’état du poème implicitement ou explicitement. Ils s’interrogent sur l’état de santé de la poésie. Alexandra Musina, volontiers ironique, pratique le dénigrement critique. Il constate que la poésie est
(…) ce mot emmerdant
Que les dictionnaires mentionnent encore
Par conformisme ou par vocation d’inertie
(Alexandru Musina)
     Chez lui, la révolte est évidente. Il refuse de faire partie des «pré-emballés». Dans Budila-Express, son poème-chronique en six séquences, A. Musina lance un réquisitoire contre «les néofaillites», «les flics chimiques», «les secréteuses et les débarrasseuses», «les poubellateurs»…     Observant du dehors et à distance, mon parcours est forcément jalonné de raccourcis. Mais comme on le voit: hétérogénéité et complexité des motifs. Pour finir, je voudrais dire que cette publication a, pour Boutures, valeur inaugurale. Ces poètes sont des représentants de la poésie roumaine contemporaine. Deux voix singulières sont malheureusement absentes, Andrei Ionescu et Mircea Dinescu, car je n’ai pu trouver leurs textes. Et puis, bien sûr, les voix anonymes. Tous ces poètes font partie du même voyage imaginaire, participant de la même rêverie et des mêmes inquiétudes: Leur amitié et leur fraternité ont le même prix.

Il me reste à signaler que la poésie est aussi dans ce qu’elle ne dit pas, dans ce qu’elle sait si bien taire. Le sens toujours à réinventer, pardi! Ceci, pour dire qu’il y a encore autre chose à dire. En effet, ma démarche se voulant exploratoire, mon dire ne doit pas être lu comme clôture. D’autres énergies existent, et elles irradient dans des directions encore inconnues de nous.

Le soir est tombé sur les mots
(Horia Badescu)
     Cette vérité dit tout. Place aux poètes.
 

Château de Bran

Château de Bran

 

La Roumanie

 

Fiche Signalétique

 

Située en Europe du Sud-Est, la Roumanie est limitrophe de la Hongrie, de la Yougoslavie, de la Bulgarie, de la République de Moldavie et de l’Ukaraine.La langue officielle est le roumain, d’origine latine. L’anglais, le français et l’allemand sont très parlés.La Roumanie est un pays de parcs, de stations thermales, de monastères et de châteaux. Le plus célèbre d’entre eux, celui de Bran, fut la demeure du prince Vlad Tapes, le légendaire Dracula.

La Roumanie est aussi le pays d’origine de nombreux écrivains français, tels l’essayiste Cioran, le dramaturge Eugène Ionesco, l’historien des religions Mircea Eliade, les poètes Tristan Tzara, Benjamin Fondane…

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mis en ligne : 9 janvier 2002 ; mis à jour : 25 avril 2021