Georges Baudoux, Sauvages et civilisés

Nous longions la côte calédonienne en regardant se dérouler le panorama tourmenté des montagnes, avec ses nuances variées, selon les formations des terrains, et selon la flore.

D’abord, dominant toutes les autres en hauteur, des chaînes sombres, cendrées de bleu, couronnée de vapeurs légères, s’étendaient massives, imposantes, dans le sens de la longueur de l’île, repoussant, écrasant les montagnes plus humbles qui se serraient le long de la côte. Elles semblaient, ces chaînes majestueuses, dire avec orgueil aux plus petites qu’elles :

« Reculez-vous ! Faites-nous place ! Nous sommes les serpentines, l’épine dorsale de la Calédonie. C’est nous qui faisons la loi, nous donnons le mouvement, nous créons l’activité. Dans notre sein renfermons les laves infernales de Pluton, cristallisées en des richesses inépuisables.

Voyez ces plaies jaunes, béantes, qui s’ouvrent par gradins dans nos larges poitrines ; elles y sont creusées pour en extraire le nickel qui est notre chair.

Et ces entrailles profondes, sanglantes, qui bâillent dans notre derme d’argile rouge ; elles ont été incisées pour arracher nos nervures de chrome qui vont, par le monde, durcir les métaux.

Regardez ces trous noirs qui pénètrent dans nos entrailles, ainsi que des antres de cyclopes ; ce sont des tunnels obscurs et tortueux qui vont dans des gîtes pleins de mystères saigner nos veines bleuies de cobalt.

Respectez aussi ces longues déchirures qui ravinent nos flancs : c’est-là l’œuvre de destruction accomplie par nos déblais stériles, lorsqu’ils sont précipités en roulant, en bondissant dans le fond de nos vallées abruptes ; sur le passage de leurs avalanches, ils abattent des pans de nos forêts, labourent nos terres, déchaussent nos rochers, mettent à nu notre squelette de pierre grise.

Une preuve de notre richesse, de notre puissance, est la cotte de maille brune, tachetée de rouille qui nous recouvre par places ; elle n’est faite que de fer, c’est un métal trop vif, nous le dédaignons.

Saluez ! Nous sommes les mines. »

Et les modestes petites montagnes de répondre en se faisant valoir :

« Nous sommes des schistes, des calcaires, des tufs. Les savants qui essaient de nous étiqueter nous nomment le jurassique, le trias, le nummulitique etc. Cela nous laisse indifférentes, nous n’avons aucune ambition géologique ; nous ne faisons pas montre de nos rares minéraux que nous cachons dans nos profondeurs. Mais voyez nos grands manteaux de verdure, nos housses blondes qui se moirent au passage de la brise : ce sont nos pâturages où paissent les troupeaux.

Nos vallées escarpées, nos flancs et nos précipices, ainsi que les vôtres, se revêtent de forêts brunes ; mais nos bois à nous y sont plus tendres, plus parfumés ; ils sucent la vie dans notre généreuse terre végétale. Vos arbres à vous cherchent leur misérable existence dans le fer et les rochers. Certes ! le niaouli verse dans nos paysages toute sa pâle tristesse ; mais en retour, par ses senteurs balsamiques il assaini notre air, et il nous donne ses feuilles, son bois, et son écorce aux usages nombreux.

Nos allées arrosées et fertiles, nos alluvions chargés d’humus qui comblent les estuaires de nos rivières, nos collines couvertes de sillons étagés, font vivre depuis des siècles des générations d’hommes noirs. Nous sommes là, attendant la houe et la charrue. Aux plantations de café, de coton, de maïs, à toutes les cultures, nous offrons nos terrains généreux ; il suffit de savoir nous choisir. Sur notre littoral, et sur les berges de nos rivières, les cocotiers poussent avec vigueur, par leurs racines avides, ils s’imprègnent des eaux de la mer.

Respectez-nous ! Nous sommes l’agriculture.

Plus tard ! vous, mines gonflées de minerais et d’orgueil, quand vous aurez prodigué toutes vos richesses aux spéculateurs étrangers, vous ne laisserez après vous que des ruines ; vos terres fouillées, vidées de leurs trésors, resteront éternellement stériles. Vos montagnes déchiquetées, arides comme des paysages lunaires, seront l’image de la désolation et de la mort.

Alors que nous ! nous les petites montagnes, les dédaignées de l’heure présente, nous serons toujours là, verdoyante, grasses, riches, fécondées par le travail, par le labeur des persévérant des petits. À ceux qui auront eu confiance en nous, nous donnerons l’abondance et le bien-être, car nous sommes la terre qui nourrit, la terre à laquelle on s’enracine. Nous sommes l’agriculture, nous sommes l’avenir qui crée pour lui des œuvres durables. Et vous, mines gaspilleuses, vous êtes le présent qui butine, s’envole et ne laisse rien. »

Ainsi parlaient les montagnes. Nous comprenions leur éloquent langage accompagné de démonstrations panoramiques ; mais nous ne voulions pas nous immiscer dans leurs affaires.


« Sauvages et Civilisés », par Georges Baudoux, est extrait du premier tome de son recueil, Les Blancs sont venus, écrit en 1915 et publié pour la première fois dans Le Messager en 1919. Le texte est réédité par la Société d’Études Historiques de la Nouvelle-Calédonie à Nouméa en 1979.


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mis en ligne : 28 août 2009 ; mis à jour : 2 novembre 2020