Gary Victor, Le cercle des époux fidèles


(extrait)

     Je me réfugie souvent pour écrire dans la maison familiale perchée sur une colline surplombant Port-au-Prince. Ici, je parviens à m’extraire du monde bien que la demeure soit plongée en plein dans l’urbanisme régressif et délirant de la capitale. Quand ma famille était venue s’installer ici, j’avais à peine six ans. Je me souviens encore comment les lieux étaient inhabités et verdoyants. Il n’était pas rare de voir des mangoustes poursuivre leur proie et s’aventurer jusqu’au pas de notre porte. Le morne l’Hôpital, avec sa végétation touffue, était pour mes frères et moi, un mystère impénétrable. Nous nous imaginions qu’il y vivait des monstres, ces géants que notre mère nous montrait dans les livres de contes et ces loups prêts à dévorer celui qui s’égarerait dans la forêt. Quand nous fûmes plus ages, avec les rares amis du quartier, nous faisions de longues parties de cache-cache. Nous en profitions pour explorer les bois et les ravins. Le coeur battant, nous espérions et redoutions à la fois une rencontre qui nous conforterait dans notre conviction que ces aventures extraordinaires qui faisaient nos délices dans les livres n’étaient pas imaginaires. À la tombée du jour descendait parfois du sommet du morne l’Hôpital un brouillard qui donnait aux arbres des contours fantomatiques. Les averses d’été qui s’annonçaient de la montagne par un grondement assourdissant est le spectacle que j’ai le plus gravé dans ma mémoire. Nous voyions des trombes d’eau, telles des colonnes de géants, survoler la forêt de conifères et s’approcher de notre colline. Puis, c’était le déluge ponctué de coups de tonnerre assourdissants dont nul fracas terrestre ne pourrait donner l’idée. Nous cherchions refuge auprès de notre mère jusqu’à ce que la fureur du ciel se calme. Après la pluie, l’atmosphère était saturée de senteurs… Terre mouillée, eucalyptus, orangers, papayers, bois sauvages etc… Aujourd’hui, la beauté de ces lieux a disparu pour faire place à une fourmilière d’habitats en blocs, tôles et béton, construits à qui mieux mieux. Le morne l’Hôpital est couvert des ganglions lépreux du déboisement. Un tapis de bidonvilles a dévoré sa base et s’étend lentement mais inexorablement vers le sommet. Ce qui m’horrifie le plus, c’est la disparition de la forêt de conifères, chemin préféré des trombes d’eau avant-garde des pluies diluviennes de fin d’après-midi. La forêt a été rasée pour que les humains élèvent leurs masures, monuments crasseux à la gloire de la misère et du chaos. Les souvenirs de ce temps perdu me permettent de m’abstraire du quotidien pour plonger dans l’univers de ma création. La douleur est un catalyseur pour l’écriture. Douleur du lieu perdu. Douleur du lieu désert et silencieux qu’est devenue la maison familiale. J’ose à peine traverser les pièces où les meubles et les objets ne sont plus capables de me rappeler la joie de vivre que cette demeure a abritée. Mes souvenirs me restituent la configuration des lieux. Ici, la salle de travail de mon père avec sa bibliothèque où j’ai puisé mes premières lectures et où un exemplaire du Kama-Soûtra a embrasé mon imagination et mes sens; contiguë à cette pièce, la chambre de mes parents, puis les chambres d’enfants, la salle à manger, finalement le salon où nous nous réunissions chaque soir pour réciter des psaumes de remerciement à Dieu. La vue de la vieille radio qui nous faisait entendre à la fois la voix nasillarde du Président Eternel et les imprécations mystérieuses de Radio Moscou me crispe le coeur. Plonger dans le puits du temps est un exercice périlleux qui renvoie à une nostalgie angoissante. On est ramené malgré soi à notre petitesse, à l’aléatoire de notre existence. Le présent devient pour nous un rêve dont le futur nous révélera peut-être la fatuité. L’écriture seule permet la persistance des choses et de leur âme telle un rituel pouvant conjurer l’action monstrueuse du Temps.


Lu par l’auteur, cet extrait est tiré du roman, Le cercle des époux fidèles, de Gary Victor (Port-au-Prince: Imprimeur II, 2002), pages 45-48.

© 1999 Gary Victor ; © 2003 Île en île pour l’enregistrement audio (3:47 minutes).
Enregistré à Port-au-Prince le 25 octobre 2002.


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mis en ligne : 3 mars 2003 ; mis à jour : 27 décembre 2020