Gary Victor, Extraits d’Un octobre d’Elyaniz et Clair de Manbo


Gary Victor lisant « Le Voyage » – l’une des « malédictions » du roman Un octobre d’Elyaniz (de la série des Sonson Pipirit) – et un extrait de son roman Clair de Manbo.

Enregistrement réalisé à Port-au-Prince en 1992, l’une des vidéos d’auteurs haïtiens de Jean-François Chalut.

Vidéo de 12 minutes, disponible avec des sous-titres (pendant la lecture, cliquer CC).

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Gary Victor.

début – « Le Voyage » (extrait, Sonson pipirite; Un octobre d’Élyaniz.)
04:30 – extrait de Clair de mambo


Le Voyage

(« Malédiction VI », extrait de Sonson Pipirite, Un octobre d’Elyaniz

Les rayons de lune striaient l’océan de lames de bleu glacé, emprisonnant les alizés dans leurs lignes de forces palpitant d’énergie cosmique. Trois corps humains, dissociés en milliards de fragments de conscience, se confondirent avec les vagues qui écumaient les étendues marines, leurs mugissements comme une sorte de chant à la gloire de la création. Ils furent pendant quelques minutes l’âme et le coeur de la mer, les yeux des albatros et des poissons-lune. Ils allèrent agoniser sur le sable encore chaud où des êtres mi-homme, mi-bête avaient allumé un gigantesque brasier à l’aide de troncs d’arbres abattus dans la forêt. Ils se réincarnèrent au sommet des trois plus hauts cocotiers, des sentinelles placées à la frontière de l’océan et des savanes. Une ruée d’oiseaux de nuit fuyant la chaleur du brasier autour duquel dansaient, au rythme d’un tambour invisible, les êtres mi-homme, mi-bête, vint se poser sur les lanières des cocotiers et ils devinrent ces oiseaux de nuit, leurs regards scrutant les nuits profondes d’Haïti, leur ravissement faisant place à l’horreur quand ils découvraient les cadavres dans les bidonvilles, les pactes diaboliques signés dans les abysses, les enfants vierges livrés au désir bestial de sexagénaires au langage hypocrite, les sacrifices dans les grottes ténébreuses, des politiciens en quête de pouvoir nageant dans la fosse du bayakou, des orgies où hommes et femmes, sans discrimination, forniquaient en clamant leur haine du prêtre-président, des tractations où des millions changeaient de mains pour que le soleil se lève sur un espoir assassiné, sur des pneus crachant leur fumée noire vers le ciel pour accuser Dieu de son indifférence ou de son parti pris pour les riches, sur des galets venant exprimer la rage de la misère sur des vitres de voitures de luxe. Ils assistèrent à la fuite éperdue d’hommes, de femmes et d’enfants à travers les koridò d’une cité dortoir, poursuivis par des hommes en uniforme vert, défenseurs de l’apartheid sur la terre d’Haïti. Ils vécurent l’agonie d’Elyaniz pendant qu’elle tentait d’arracher de son ventre les éclats de la grenade. Des oiseaux nocturnes troublèrent la tranquillité d’une colline avant de se disperser avec effroi quand les esprits les ayant possédés plongèrent dans l’eau d’une source. Sinmbi Andezo, réveillé, fit gronder le tonnerre dans un ciel sans nuage et des éclairs calcinèrent les arbres et les raje. Les trois intrus aspirés par un rayon de lune se retrouvèrent à leur point de départ. La colonne d’estropiés tournait toujours autour du mapou, leur bouche grimaçante essayant de proférer sans doute des malédictions à l’endroit de Pipirit et de Kakadyab. L’homme les ayant forcés à l’accompagner dans cette diabolique randonnée avait disparu, mais, Pipirit savait qu’il était là, quelque part, sur le figuier.

– Il nous faut trouver Jeveron, hurlèrent Kakadyab et Pipirit.

Ils entendirent des chuchotements qui semblaient venir de partout et de nulle part. Les estropiés autour du figuier s’étaient mis à courir, un machiniste invisible ayant imprimé une vitesse supérieure à ce carrousel infernal. Kakadyab soupçonnant un danger avait brandi sa machette. Un rire inhumain survola ces murmures impossibles à comprendre.

– Jeveron… Mais vous l’avez déjà rencontré… Vous l’avez déjà rencontré.

Ils eurent la conviction que le figuier devenait menaçant et ils s’enfuirent, traversant la colonne des damnés comme si les kokobe qu’ils voyaient n’étaient que des projections d’images.


Clair de Manbo

(extrait)

[Hannibal Serafin, candidat à la présidence d’Haïti, vient d’offrir sa femme à Agwe.]

Le soleil couchant lançait à la surface de la mer de longues lames d’éclairs rougeâtres donnant l’impression que l’océan prenait feu par endroits. Le voilier arriva dans le voisinage des récifs. Au-delà, les courants étaient si forts qu’ils pouvaient entrainer une petite embarcation jusqu’au large des côtes cubaines. Doléus, le daïva, amena les voiles et rentra les pagaies. Après un dernier chant, à Agwe, il se coucha sur le ventre, les yeux tournés vers le fond du voilier où la mer s’infiltrait au point qu’on était obligé de se servir d’une noix de coco coupée en deux pour écoper cette eau qui alourdissait l’embarcation. Il ne fallait pas que le daïva voie ce qui allait se passer. C’était la volonté formelle d’Agwe et la désobéissance pouvait être punie de mort.

Le coeur battant, Hannibal Serafin attendait en chantant et en battant des mains, convaincu que de cette épreuve dépendait tout son avenir politique. À ce moment précis, Sonson Pipirit qui avait réussi l’exploit de suivre à la nage le voilier se hissa à bord, sublime dans sa nudité. Comme par hasard, le tonnerre gronda dans le lointain, l’écho se répercutant dans toutes les directions. Hannibal Serafin tomba à genoux, les mains tendues vers Agwe-Pipirit, réclamant sa protection… Voici ma femme. Agwe… Par cette offrande, Agwe-Pipirit, n’entendit pas ce que lui disait Hannibal Serafin. Le dieu noir s’abattit sur la femme blanche, pareil à une ruée de sauterelles affamées sur un champ de petit-mil. En dépit de l’effort qu’avait nécessité la poursuite à la nage du voilier. Sonson Pipirit prouva une fois de plus qu’il était un amant infatigable dont la capacité de récupération laisserait rêveur des spécialistes de la Faculté. Hannibal Serafin déparlait de joie, rugissait de plaisir à chaque orgasme d’Agwe-Pipirit : « Tu l’aimes Papa Agwe… Je sais que tu l’aimes… Je t’aime, moi, papa Agwe… Chaque jour je t’offrirai des présents. Quand je serai président, je ferai construire un temple qui aura la plus grande piscine du monde. J’exigerai que chaque matin, tous les écoliers du pays te chantent des louanges ». À sa neuvième prouesse, Agwe-Pipirit ne trouva plus l’énergie nécessaire pour continuer à émerveiller les esprits qui suivaient avec étonnement les exploits de cet imposteur. Madame Serafin, elle, voguait dans ces univers où seule la jouissance portée à son paroxysme permettait d’atteindre. Dans un état de semi-conscience, elle réclama dans un gémissement désespéré les caresses d’Agwe-Pipirit. Hannibel Serafin hurlait de désespoir, s’arrachait ce qui lui restait de cheveux ne sachant que promettre pour qu’Agwe-Pipirit atteigne le chiffre fatidique de douze. Il promit de faire dresser des buchers pour réduire en cendres les prêtres catholiques et les pasteurs protestants qui vouaient au vaudou une haine mortelle… « Je ferai venir des experts du monde entier pour redonner à Haïti sa verdure d’antan, car, avec les arbres Agwe, l’eau coulera partout, dans les mornes et dans les savanes, dans les plaines et dans les vallées. Chaque année ton lakou s’enrichira des mille plus belles vierges d’Haïti… Par ordre du Président de la République, on ne jurera que par ton nom. Agwe. Les saints blancs disparaîtront de cette terre qui t’appartient… La monnaie nationale portera ton effigie, Agwe, que tu daigneras bien nous faire connaître ». Mais les imprécations d’Hannibal Serafin n’eurent aucun effet sur Agwe-Pipirit. Ce fut Madame Serafin qui sauva son mari en entourant Agwe-Pipirit de ces deux jambes comme si elle s’était transformée en un loa-couleuvre s’enroulant autour d’un poto mitan. Agwe-Pipirit retrouva aussitôt son nan-m et sous les chants joyeux d’Hannibal Serafin, il entama une nouvelle série d’hommages qu’il trouva aussi excitants que les caresses de la manbo loup-garou au-dessus du mapou. Après son douzième orgasme. Agwe-Pipirit se leva et tout chancelant, alla se laisser tomber à la mer abandonnant Madame Serafin, cette fois inconsciente, brisée physiquement et mentalement par un plaisir d’une intensité qu’elle n’aurait jamais cru possible. Hannibal Serafin comme un forcené clamait son dévouement à Agwe, à genoux, les bras tendus vers la mer, dans la posture d’une figure de proue. Quand le tonnerre secoua à nouveau le paysage, Hannibal Serafin fut certain que c’était Agwe qui lui répondait. Il couvrit sa femme de baisers, lui avouant son amour, son admiration, car, elle avait consenti à accomplir un douloureux sacrifice dans le but de sauver la nation haïtienne. D’une voix à peine audible, Madame Serafin le rassura. Cela n’avait pas été un sacrifice aussi difficile qu’elle l’avait craint auparavant. Le dieu savait comment s’y prendre avec les femmes. Doléus le daïva qui avait prudemment gardé les yeux fermés pendant que le dieu faisait l’amour à l’épouse du candidat à la présidence, lança les voiles et reprit sa place à l’arrière. Le voilier regagna la côte avec une étonnante facilité bien que le vent ait brusquement tourné en l’espace de quelques minutes. Hannibal Serafin, lui, se laissait aller à une douce béatitude.

Dans l’un des univers interdits de l’espace-temps, peuplé de ces dieux fabuleux dont les peuples de la terre devinèrent l’existence, Legba, Baron Samedi, Erzulie, Ogoun Feray, Dambalah se moquèrent d’Agwe qui avait permis à un mortel de lui ravir une femme offerte par ses fidèles. Le dieu fit la sourde oreille aux moqueries de ses amis, mais, le long des côtes de la Grande Anse, des éclairs effroyables calcinèrent des arbres, le souffle du tonnerre emporta des cases et fit vaciller les constructions les plus solides. Le vent souleva des vagues gigantesques et plusieurs navires disparurent en mer. Une montagne à la Gonâve s’affrita et se désagrégea pendant la pluie qui s’abattit toute une semaine sur la baie et des tonnes de roches et de terre ensevelirent trois villages. Madan Sorel devinant la raison de la colère d’Agwe prit peur. Pour se faire pardonner, elle promit en pleurant, malgré l’opposition désespérée des vieux loups-garous, d’observer trois mois d’abstinence totale. Pendant les jours que dura la tempête, on entendit sur les ciøtes de la Grande-Anse, quand les rafales de vent diminuaient d’intensité, une voix qui chantait :

Agwe Taroyo
M-di kote-w demere
Ti moun pas pase la
Mèt Agwe rete sou lan mè
Li tire o
Li tire o
Li tire kanno
Agwe Taroyo
M-di kote-w demere
Ti moun pas pase la


victor1992

Victor, Gary. « Le Voyage » et Clair de Manbo (extraits), vidéo.
12 minutes. Île en île.

D’abord disponible sur Dailymotion (2010-2018), mise en ligne sur YouTube le 18 mai 2013.
Vidéo filmée par Jean-François Chalut à Port-au-Prince en 1992.
Caméra : Jean-François Chalut.

textes lus :
Victor, Gary. Sonson Pipirit; Un octobre d’Élyaniz. Port-au-Prince: Imprimeur II, 1992, pages 150-52.
Victor, Gary. Clair de Manbo. Port-au-Prince: Deschamps, 1990, pages 93-96.

© 2010 Île en île


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mis en ligne : 5 décembre 2010 ; mis à jour : 2 novembre 2020