Frédéric Ohlen, 5 Questions pour Île en île


Frédéric Ohlen répond aux 5 Questions pour Île en île, à Nouméa, le 27 août 2009.

Entretien de 29 minutes réalisé par Thomas C. Spear à l’occasion du SILO 2009 (le Salon du Livre Océanien).

Notes de transcription (ci-dessous) : Fred Edson Lafortune.

Dossier présentant l’auteur sur Île en île : Frédéric Ohlen.

début – Mes influences
04:15 – Mon quartier
10:04 – Mon enfance
15:35 – Mon oeuvre
23:05 – L’insularité


Mes influences

À mon âge, je ne sais pas si je peux parler de réelle influence. Ç’aurait été une question qui aurait du sens si j’avais 15, 25 ou 30 ans. C’est vrai qu’un homme ne se construit pas à partir de rien : on a forcément eu des lectures, des rencontres, des enseignants et enseignements qui nous ont formés. Il y a quelques poètes du XXe siècle qui m’ont marqué. Je pense à Max Jacob. Je pense aussi, dans un tout autre genre, à Saint-John Perse, peut-être parce qu’il était insulaire, né sur une petite île. Il a dû rejoindre Bordeaux parce qu’un cyclone avait détruit ses possessions. Il est une sorte d’exilé climatique. C’est quelqu’un qui a une influence directe dans l’histoire réelle des hommes et dans celle de la littérature, puisqu’il était secrétaire général du quai d’Orsay pendant plus de vingt ans et a négocié les yeux dans les yeux face à Hitler.

Pendant mes années d’études à Paris, j’ai beaucoup discuté avec écrivain-libraire à Paris qui s’appelle Marcel Béalu qui avait été un des familiers de Max Jacob. Grâce à Béalu, j’ai pu me familiariser avec l’œuvre de Jacob. Max Jacob aurait pu faire une superbe centenaire. Il a été dénoncé pendant la guerre, même s’il bénéficiait de très hautes protections : il a été raflé par la police et interné au camp de Drancy où il est mort de pneumonie. C’est l’un de ces rares écrivains qui, comme les bons vins, ne s’aigrit pas en vieillissant. Sa poésie est une poésie de la liberté, une poésie d’humanisme. C’est aussi déjà une poésie mondialiste très globalisante. Très fantaisiste aussi, ce qui a été fondateur pour moi.

Mon quartier

Je n’ai pas de quartier. Je suis né dans une ferme. C’est-à-dire a priori au milieu de rien. Donc, je viens de nulle part. Maintenant, la ville de Nouméa a dévoré progressivement cet espace de verdure : auparavant, il n’y avait que quelques collines, sans plaines. Mon grand-père avait acheté la ferme après la guerre de 1914-18 et on a vécu dans cette ferme familiale pendant plusieurs décennies. On faisait de l’élevage ; il y avait une soixantaine de vaches laitières. Mon grand-père tirait le lait et le livrait à domicile. Je suis né dans une clinique qui est l’ancienne base des forces américaines en Nouvelle-Calédonie (à l’Anse-Vata), reconvertie en hôpital. C’est dans cette ferme que j’ai passé toute mon enfance comme un petit sauvageon. Très libre, sans télévision, sans téléphone et sans électricité. Nous avions l’eau quand elle voulait bien couler. Je suis le dernier de ma famille à être resté dans ce quartier où nous sommes, la famille Ohlen, depuis un siècle.

Un autre lieu m’est très cher, un quartier populaire où je travaille depuis presque un quart de siècle. C’est le quartier de Vallée-du-Tir qui accueillait à l’origine les travailleurs de la grande usine sidérologique, la Société Le Nickel (SLN). Je travaille dans un lycée professionnel tout en haut d’une colline avec une forte pente, sur la route d’accès qui domine la mer et les installations industrielles. C’est un quartier très folklorique dans le sens que beaucoup de gens à Nouméa le craignent. Moi, je m’y sens plutôt bien. J’ai une population d’élèves très diverse, avec des Kanak, des Wallisiens, des Tahitiens, des habitants du Vanuatu et quelques Micronésiens. La Micronésie est devenue maintenant presque inhabitable par la montée des eaux. C’est une population très bigarrée que j’aime beaucoup, qui m’a inspiré un recueil de cinq nouvelles, Brûlures qui, avec une deuxième lecture, peut se présenter comme un roman. Il y a des personnages principaux qu’on retrouve dans d’autres nouvelles comme des personnages secondaires.

Depuis quelques années, il y a une grande politique de construction afin que progresse le cadre de vie. Des anciens immeubles ont été détruits, mais ça garde une ambiance de succession de petits magasins chinois qui sont particuliers à la Vallée-du-Tir. C’est un quartier unique à Nouméa.

J’ai eu une enfance très privilégiée. Nous étions des amateurs de chevaux. Chaque enfant avait son cheval. Nous pouvions jouer à Robinson Crusoé autant que nous le voulions.

Mon enfance

Mon grand-père paternel a beaucoup marqué mon enfance : Charles Ohlen, le dernier rejeton d’une famille qui avait de nombreux enfants. Il avait huit frères et sœurs. Lorsqu’il a eu neuf ans, son père l’a forcé à quitter la maison pour commencer à travailler. À neuf ans, il est parti en apprentissage pour devenir charpentier de marine. Il s’est par la suite engagé dans la guerre de 1914-18 ; c’est un ancien combattant des Dardanelles qui n’a pas combattu en France, mais sur le front d’Orient avec les Australiens et les Néo-Zélandais. Sa vie est un roman ; j’en ferai certainement un livre. Il s’est intégré au bataillon comme tireur d’élite. Son rôle consistait à faire exploser la tête des officiers allemands. Un homme qui a toujours eu la joie au cœur. Un optimiste assez délirant. Il avait un charisme et un sens de l’humour dévastateurs. Je regrette qu’il soit mort un peu prématurément en 1975.

Je savais déjà lire en entrant à l’école. J’avais un très beau cartable rouge avec beaucoup de pâtes à modeler dans de la cellophane. C’était un honneur pour moi de rentrer à l’école. On me disait toujours comme dans le roman de Marcel Pagnol : « Tu es trop petit, tu ne sais pas lire ». Il fallait donc, chaque année, montrer à la maîtresse que je savais lire. J’ai passé mes études primaires et secondaires comme un paresseux puisque tout ce qu’on pourrait m’enseigner à l’école, je l’avais déjà appris à la maison. Comme j’étais en avance à l’école, j’ai pu avoir des années sabbatiques. J’ai beaucoup voyagé avec mes parents, les suivant sur les chemins du monde. Je suis finalement très vite sorti de mon insularité qui est d’ailleurs quelque chose que j’ai très peu ressenti. La rencontre, le voyage, c’est une seconde nature pour moi. Le déplacement physique et psychique soutient l’inspiration.

Mon œuvre

J’ai écrit une douzaine de livres, de la poésie surtout. Le premier s’intitule La voie solaire, édité par Guy Chambelland à Paris, et le dernier, Venir au jour, qui sortira dans les prochains jours. La thématique est marquée par le lien que j’entretiens avec l’espace et le monde réel, physique et historique. En ce qui concerne mes deux précédents ouvrages : La Lumière du monde et Venir au jour, il y a quelque chose qui prend moins appui sur l’île originelle pour s’étendre davantage au monde entier. Dans La Lumière du monde, il y a un épisode qui s’intitule « La Paume et l’Écume » : ce sont de petites légendes des siècles de l’Humanité, c’est-à-dire qu’on commence au tout début de la Vie. Dans le dernier épisode, un petit enfant tibétain perd ses parents et doit absolument rejoindre un monastère, ce qui est pour lui un véritable enfer. Toute sa vie, il va vivre enfermé dans ce monastère.

C’est une poésie du reportage, de l’instant vécu et du concret : une poésie qui raconte une histoire, souvent sur des gens véritables. Être proche des êtres que j’ai pu croiser et qui m’ont nourri est pour moi une déontologie, plus qu’une source d’inspiration.

Souvent dans mes voyages, je fais de belles rencontres, sans doute parce que je les attends.

Je pense qu’on peut toucher les gens par une reconstitution du réel nourri de ces rencontres véritables. Je me suis toujours demandé : si la vie d’un auteur est nulle, est-ce que ses livres pourraient être bons ? N’y a-t-il pas une relation de cause à effet entre la vie que nous avons vécue et la nature profonde de nos livres, ainsi que leur valeur littéraire ? Je ne crois pas qu’il y ait un écrivain sans rencontres et sans voyages, même si l’écriture nous oblige à la solitude. L’écriture d’un texte long est une discipline. C’est une sujétion, une forme d’aliénation et d’emprisonnement. L’univers de l’écriture est un peu concentrationnaire. Cependant, lorsque nous parvenons à nos fins, qu’il s’agisse de nouvelles ou de poèmes, c’est plutôt l’oxygénation qui nous frappe. C’est plutôt le sentiment d’être libéré de quelque chose. C’est bien le contraire de la prison.

L’Insularité

Sur le plan géographique, la Nouvelle-Calédonie n’est pas un microscopique territoire. C’est quand même assez grand, plus de 400 km de long et 50 à 60 km de large. Par rapport aux archipels polynésiens, on n’a pas cette impression de la frontière. Historiquement, il y a en Nouvelle-Calédonie un véritable Far West intérieur. C’est l’aventure de la mine dans les montagnes et toutes ces tribus qui se sont réfugiées, suite à la colonisation, à l’intérieur de la chaine centrale.. Il y a encore des endroits en Nouvelle-Calédonie où nul homme n’est jamais allé.

Pendant mon enfance, trois ans ne se sont pas passés sans avoir fait trois ou quatre voyages. L’image insulaire que me renvoient les autres, en tant que Néo-Calédoniens, ne m’est pas familière.

Historiquement, l’insularité, c’est l’idée de tout recommencer à zéro. De tout oublier. Couper les racines anciennes et bâtir une sorte d’utopie. Je parle d’utopie parce mon ancêtre pionnier n’était pas un fermier, un homme d’affaires, ni même un colon. Mon ancêtre était trop vieux pour faire un bon colon ; il avait déjà 52 ans quand il est arrivé en Nouvelle-Calédonie. Il a donné la moitié de son terrain pour construire une école laïque en 1859.

J’ai de mes ancêtres, de cette première génération d’insulaires, une image qui n’est pas conforme à l’imagerie d’Épinal que l’on a du colon. Tant mieux pour eux et tant mieux pour moi !


Frédéric Ohlen

Ohlen, Frédéric. « 5 Questions pour Île en île ».
Entretien, Nouméa (2009). 29 minutes. Île en île.

Mise en ligne sur YouTube : 25 avril 2013.
(Cette vidéo était également disponible sur Dailymotion, du 26 novembre 2009 jusqu’au 13 octobre 2018.)
Entretien réalisé par Thomas C. Spear.
Notes de transcription : Fred Edson Lafortune

© 2009 Île en île


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mis en ligne : 26 novembre 2009 ; mis à jour : 26 octobre 2020