Frédéric Marcelin, « La Chute du tyran »

extrait du roman, Marilisse (1903)

Cependant le mouvement politique, dont M. Hercule Valdemar était un des principaux chefs, se développait rapidement. Rien n’était négligé pour exciter, inquiéter le peuple, jeter le trouble, l’alarme, dans son imagination. Il arriva que la nature elle-même sembla se faire la complice des évolutionnaires. D’abord une grande comète parut dans le ciel…

Elle se levait chaque nuit, vers les dix heures, lumineuse, fluide, la trajectoire de sa queue diamantée dirigée vers le Palais National. C’était significatif, n’est-il pas vrai ? On ne pouvait désigner plus clairement à l’occupant que son temps de vider les lieux était arrivé. Les vieilles femmes, habiles à lire dans les signes de là-haut, furent unanimes à déclarer que cette fois la tabatière de l’homme était tombée. Et un vieil astronome chevelu, comme le sont tous les astronomes, le seul que possédât la ville, consulté mystérieusement, déclara, à la façon sibylline, que ces messagères célestes annonçaient de grands, de très grands événements… L’opposition n’en demanda pas davantage.

Toutefois, ce qui contribua plus que la comète encore à jeter le désarroi, la confusion dans les esprits, ce fut une série de petites secousses de tremblements de terre, qui survinrent fort à propos et au moment où l’avertisseuse céleste commençait à perdre de son éclat et de sa puissance. Durant une semaine, elles désorganisèrent la vie de la cité, obligeant les habitants à coucher sous leurs galeries et, forcément, paralysant l’action de la police en face d’une population surexcitée, affolée, autant par les propagandistes que par les oscillations du sol. Jamais terrain ne fut mieux préparé à l’exploitation, à la culture de ce sentiment de la peur, vieux comme le monde, et qui, à certaines époques de la vie publique, rend quelques individus responsables des calamités nationales : ceux-là doivent périr pour apaiser les Dieux.

Ce fut, en effet, une semaine épique, attendrissante par certains côtés. Les secousses ne se faisaient généralement sentir qu’au petit matin, vers les trois heures, au moment du meilleur sommeil. Tout le monde résolut de déserter les maisons, de coucher au dehors, à la belle étoile, dans les places publiques, ou sous l’abri des galeries. Dans la Grand’Rue, dès huit heures, après dîner, on y étendait de grosses nattes, sur lesquelles on plaçait des matelas. Le ciel était pur, la lune toujours immuable dans une sérénité douce. Toute la famille sortait sur les petits ponts en bois. On veillait à ce que personne, aucun domestique ne restât à l’intérieur, dans les pièces ou dans les cours. On visitait avec soin si les feux étaient éteints à la cuisine ; on soufflait les lampes afin que, si une secousse les renversait, elles n’occasionnassent pas d’incendie. Les enfants, en forme de dessert, déchiraient à belles dents de longues cannes à sucre. Bientôt las de se gorger de jus, ils ne tardaient pas à former des rondes interminables, se poursuivant, chantant d’un bout à l’autre du quartier :

Là-haut, là-haut, dans la montagne,

J’ai trouvé un beau berger,

Qui m’a dit…

Par groupes, la petite bague courant dans la longue ficelle, se la glissant les uns aux autres, quelques-uns scandaient à tue-tête :

« Bakini bagué ! guimbé bakini bagué ! »

Durant que les enfants jouaient, des émissaires entreprenaient les parents :

– Cet état de choses, en vérité, ne peut continuer. Tout condamne ce régime. Une comète il y a huit jours, des tremblements de terre maintenant ! Voilà Dieu, certainement, qui s’en mêle. On doit l’aider, obéir à l’ordre qu’il manifeste ainsi. N’est-ce pas que si l’autre s’obstine à ne pas comprendre, on lui fera comprendre, net et clair ?

Les bourgeois buvaient ces paroles, comme si on leur versait du sirop de petit moulin. Ils baissaient la tête à divers coups, murmuraient : « Ah ! ah ! ah ! » – Ils ne croyaient pas, on le devine bien, que ces secousses fussent spécialement édictées pour renverser l’homme qui était à la tête de leur pays. Mais ils laissaient avec plaisir le bruit s’en propager autour d’eux, ils aimaient, à l’occasion, s’en faire l’écho. Non qu’ils eussent davantage à reprocher au chef actuel qu’à son prédécesseur. Mon Dieu ! non. Ils étaient habitués à être molestés et ils ne s’attendaient pas, en principe, à ce que cela changeât. Tout de même, c’était un changement qu’on leur proposait. Et un changement apporte toujours des surprises. Pas en ce qui concerne l’esprit même du gouvernement, qui reste immuable, mais toutefois dans les personnes. Alors, vous comprenez, ils étaient pour ce changement. Peut-être augmenterait-il leur misère, augmenterait-il de plusieurs millions leur dette publique, empêcherait-il tout à fait leur petit commerce d’aller, ferait-il casser leurs têtes ou celles de leurs parents, de leurs amis, dans quelque escarmouche. Tout cela était bien possible, certain. Cependant aucune considération de prudence ne les arrêtait. La sensation même n’était ni nouvelle, ni neuve pour eux, depuis le temps qu’ils se la payaient : elle leur procurait néanmoins un grand bonheur.

Dix heures, onze heures sonnaient… La secousse ne venant pas, on se résignait à se coucher. On rappelait les enfants, les rondes cessaient, les émissaires prenaient congé, le silence planait sur la ville. Un peu après, sous les galeries, les corps dans les draps bien blancs, parfumés au jasmin et à l’oranger, dessinaient, aux rayons de la lune, les baignant de sa monotone clarté, leurs attitudes uniformes, raidies, figées. Un vent léger, discret, presque insensible, caressait les paupières, les fermait vite, profondément. Çà et là quelques ronflements s’élevaient bientôt, sans trop détonner pourtant, assez dans la note, musique rudimentaire, monocorde dans l’harmonie de la nuit. Ainsi, d’une extrémité de la ville à l’autre, tout rentrait dans l’oubli, dans le sommeil, père des hommes…

Soudain, debout, tout le monde debout ! – Un cri a retenti, a volé de quartier en quartier, de bouche en bouche : « Secousse ! Secousse ! » – On ne sait qui a dit cela le premier, qui, avant personne, a donné l’alarme, ni non plus d’où la voix est partie. Il hurle, ce cri, d’îlet en îlet, jusqu’aux faubourgs. Les hommes, tout habillés, bondissent de dessous les draps, entraînant la femme, les enfants, distribuant en passant, et pour les réveiller, de grands coups de pied aux petits domestiques couchés aux bords des nattes. On fuit vers les places, vers les carrefours. En un clin d’oeil, la ville entière est sur pied. Mais qui l’a sentie, la secousse ? Est-ce une fausse alerte ? On attend un peu. Rien ne venant, on va se recoucher. Une heure après, à peine commence-t-on à se rendormir que le même cri, comme une clameur de détresse, retentit « Secousse ! Secousse ! » On revole encore sur la place, retraînant après soi femmes, enfants, domestiques. Rien ne vient. On regagne sa natte et quand une nouvelle fois la sinistre clameur éclate : « Secousse ! Secousse ! » – on ne bouge plus. Et alors on est bien attrapé, car la terre se met follement à trembler. Les maisons vacillent comme si elles étaient saoûles. Elles crient dans leurs ossatures comme si on les rompait vives tandis que de grandes stries de poussière, se détachant de leurs façades et de leurs toitures, flottent suspendues dans les rayons de la lune qui les argente.

On ne peut pas se tenir d’aplomb sur ses jambes. Tout danse. On agonise d’angoisse entre la femme, les petits enfants, les petits domestiques gémissant : « Jésus ! Marie ! Joseph ! » – Hypnotisés par la terreur, ils restent désespérément agenouillés sur les matelas, refusant de faire le moindre mouvement, refusant de quitter cette galerie, dont les ais se plaignent lugubrement sur leurs têtes et qui va peut-être s’effondrer sur eux. Leurs bouches claquent d’épouvante, hachant pitoyablement : « Jésus ! Marie ! Joseph ! » – Ah ! non, que de passer par ces transes-là on préfère se lever cinq fois, dix fois, cent fois, chaque fois qu’on criera : « Secousse ! Secousse ! »

Et le lendemain, meurtri, endolori, les yeux enflammés, rouges, on écoute avec un intérêt de plus en plus croissant, un intérêt personnel alors, ceux qui ne se lassent pas de vous répéter que c’est le gouvernement la cause de tout…

En tout cas, il aurait dû veiller à ce que des farceurs, n’abusant pas d’une calamité publique, d’une chose si grave, si respectable qu’un tremblement de terre, n’augmentassent pas sans raison les terreurs de la population, ne fissent tourner le lait des mères, ne donnassent, par la décomposition de leur sang, des maladies de peau aux enfants.

Les secousses ayant épuisé leur vogue, les Vindbindingues entrèrent en scène.

Qu’étaient-ce que les Vindbindingues ?

L’Histoire n’a pas établi exactement la physionomie de ces intéressants personnages. Comme on n’a jamais pu en attraper un, ils sont restés dans une ombre, une légende vaporeuse qui n’a fait que frapper davantage l’imagination populaire, partant servir efficacement l’intérêt de ceux qui les faisaient agir. Généralement, on les représentait comme de grands fantômes, drapés de blanc, chevauchant sur des chevaux ailés – des sortes de Pégase de la politique – soufflant le feu de leurs naseaux fumants. Ils traversaient la ville, entre deux à trois heures du matin, avec la rapidité de la foudre criant : « Démission ! Démission ! » – Cette heure, on l’a déjà dit, est la plus agréable au sommeil dans nos climats. Le vent de terre qui, à ce moment, vous pénètre voluptueusement, détend, alanguit le ressort humain le plus résistant. Les factionnaires, dans les postes militaires, en plein air, ne résistent pas à son action. Le fusil glisse doucement de leurs mains tandis que, assis sur le petit banc de rigueur, ils poursuivent en un somme paisible quelque rêve de retour au canton natal. Les trois quarts de nos coups de main révolutionnaires – des larcins nocturnes aussi, car c’est l’instant où les voleurs se mettent au travail – ont été tentés à cette heure matinale. Les professionnels ne l’ignorent pas et n’auraient garde de négliger une tradition dont l’expérience a démontré le bien fondé.

Au cri des Vindbindingues, au tapage de leurs chevaux franchissant les rigoles, les soldats se réveillaient, se frottaient les yeux… Mais la cavalcade était déjà passée. La peur, la terreur du surnaturel les saisissait. Ils se demandaient ce que cela signifiait, se communiquaient leurs impressions, se disaient que, pour sûr, c’était quelque cohorte du ciel, qu’il ne fallait pas se mettre au travers, se mêler de ces affaires-là… Les Vindbindingues continuaient ainsi depuis quelque temps leurs exploits, les sentinelles même non endormies se jetant la face contre terre en les voyant venir, quand un jeune officier, d’esprit libre, ne croyant peut-être ni à Dieu, ni au diable, résolut de veiller à la tête de sa troupe. Lors donc que la cavalcade passa, il cria : « Feu ! » – Les hommes lâchèrent leurs armes et tombèrent à genoux. Mais il tira, lui, les six coups de son revolver. La galopade s’accentua, devint frénétique. Les chevaux eurent des ailes vraiment. Le cri céleste : « Démission ! Démission ! » s’atrophia dans les gorges. Et dès ce jour il n’y eut plus de Vindbindingues. Philo déclara pour sa part qu’il avait senti, dans la déroute, une balle froide s’aplatir sur son dos.

Ce passe-temps remisé, on organisa les couris.

À certains jours, le samedi surtout – les campagnards descendus à la ville pour la vente de leurs produits encombrant les marchés – deux, trois, dix individus se mettaient, au beau milieu de la foule, à courir. Immédiatement, tout le monde les suivait. Pourquoi ? Pour quel motif ? Personne n’en savait rien au juste. On courait parce qu’on voyait courir. Ce n’était pas autre chose, au fond. On avait peut-être bien entendu chuchoter qu’on se battait au Bord-de-Mer, à moins que ce ne fût au Palais ou au Morne-à-Tuf : on ne savait pas précisément. Ce qu’il fallait d’abord, c’était de courir comme tout le monde. Et quand on avait couru à perdre haleine, on était forcé de s’arrêter, de constater qu’il n’y avait rien. Tout de même, c’était embêtant, ridicule, avouez-le. Qu’est-ce qu’une autorité qui mettait les gens en une telle posture, qui ne pouvait leur garantir la tranquillité de la rue ? Car, enfin, c’était de sa faute si on courait, c’est qu’on n’avait pas confiance en elle que les citoyens prenaient cette allure extravagante, ce pas qui n’avait rien de républicain… Le général commandant l’arrondissement pensa, il parut, comme les citoyens que cette allure n’était pas républicaine : descendant un samedi avec un piquet de soldats durant la panique, il prit, au hasard, un coureur et le fusilla devant la foule. De ce jour, personne ne voulut plus courir. Ce moyen lui échappant, le Comité exécutif décréta une mesure qui donna d’excellents résultats : il s’occupa de faireboiser les plus notables personnalités de la ville. On doit avertir qu’il ne faut pas prendre cette expression dans son sens littéral et croire que le Comité exécutif fit garnir ces personnalités d’une boiserie, ce qui, dans l’espèce, pourrait à la rigueur s’entendre du danger qui les menaçait, en écoutant ses conseils, d’être pourvus à bref délai d’un bon cercueil… Il ne s’agit pas de cela : dans notre langue politique, boiser veut dire simplement tomber dans les bois, s’effacer, se dérober aux recherches de la police. Dans le passé, quand l’usage de se mettre à l’abri sous un pavillon étranger n’était pas connu, on en était réduit, dans ces cas, à prendre la montagne, à s’enfoncer au plus profond des forêts ; on y restait jusqu’à la chute du tyran. Parfois même, on n’allait pas si loin : des amis dévoués – et il fallait un dévouement véritable, car on risquait gros – vous cachaient chez eux, en ville même. Si, par aventure, on y mourait, on vous transportait la nuit, et convenablement enveloppé dans un drap, à deux ou trois quartiers du logis où vous étiez décédé. On vous asseyait dans la rue, la tête appuyée contre un poteau. Au jour, l’autorité vous ramassait et s’occupait de votre enfouissement.

Cependant, avec le progrès, ces moeurs s’étaient modifiées : on se réfugiait simplement dans une Légation ou dans un Consulat étranger. Quand l’orage était passé, on en sortait. Mais si le temps persistait à rester couvert, qu’aucune espérance prochaine de changement ne se manifestât, on allait faire le pèlerinage de Kingston. Toutefois l’expression : boiser, resta dans notre langue. On continua à dire d’un homme politique, entré au Consulat, qu’il avait boisé.

Le Comité exécutif, pour les besoins de la cause, fit donc boiser un certain nombre de personnages. Sous le sceau du secret le plus inviolable, des émissaires adroits les prévenaient qu’on devait les arrêter sans délai, qu’ils n’avaient que juste le temps de se sauver. Rien n’est plus crédule qu’un homme d’État haïtien, et on ne doit pas l’en blâmer : ce n’est pas seulement qu’il n’a pas toujours la conscience en repos, c’est surtout qu’il est payé, et de rude façon, pour savoir ce qu’il en coûte de mépriser de tels avis. Il commence donc par se mettre à l’abri : il s’expliquera après. Une telle mentalité étant établie, on comprend que l’exode soit général quand un semblable mot d’ordre est donné.

En même temps, de Kingston, conformément aux instructions du Comité Exécutif, les exilés, ceux qui avaient boisé déjà, adressaient à leurs amis, à leurs connaissances, à Port-au-Prince, et dans les autres villes, des lettres écrites de telle façon qu’elles supposaient une correspondance préexistante, de la nature de celle qu’en style de police on appelle éminemment compromettante. L’État, selon les codes des gens, celui-là qui est réellement pratiqué chez toutes les nations civilisées, n’étant jamais obligé de respecter le secret des lettres quand il pense que sa sûreté est en péril – et l’État haïtien ayant de graves présomptions de penser que sa sûreté est toujours en péril – cette correspondance tombait nécessairement sous les yeux de l’autorité. De là arrestations, interrogatoires, emprisonnements. Le Comité Exécutif appelait cela : faire marcher les gens, pas peut-être exactement ceux qu’on incarcérait, puisqu’ils ne pouvaient plus précisément bouger, mais leurs parents, leurs amis, lesquels, furieux de ces injustices, se jetaient dans le parti de l’opposition. Il n’y avait pas à juger, à critiquer ces actes, dont les promoteurs étaient fort honorables, selon les règles de la morale vulgaire : ils relevaient du Salus populi qui est, nul ne l’ignore, la loi suprême, celle devant laquelle tout s’efface, tout s’abolit, en latin de même qu’en français.

Cependant il restait à user du dernier, de l’ultime moyen pour obliger le tyran à se démettre, à laisser le peuple libre enfin de choisir son nouveau maître : c’était de commencer l’allumage de quelques incendies accidentels. Le Comité Exécutif envisageait s’il convenait de débuter par les quartiers riches ou par les quartiers pauvres, quand subitement le chef de l’État fit mander le corps diplomatique… Cédant aux prières de sa femme, dont les cauchemars troublaient ses nuits, qui voyait fatidiquement flamboyer sur tous les murs : Démission ! Démission ! il se résignait à s’en aller… Et comme il n’est pas encore dans nos usages que le démissionnaire rentre tranquillement chez lui quand il a cessé de plaire, il était forcé, de crainte d’un contact trop immédiat avec le peuple, de se faire entourer des représentants de toutes les puissances étrangères pour gagner la terre de l’exil…


Cet extrait « La Chute du tyran », est tiré du roman de Frédéric Marcelin, Marilisse, publié pour la première fois à Paris en 1903 à la Société d’éditions littéraires et artistiques. L’extrait a été sélectionné et repris par Jean Jonassaint dans Des romans de tradition haïtienne: sur un récit tragique. Paris / Montréal : L’Harmattan / CIDIHCA, 2002, 2e partie, pages 285-290. Il est republié sur « île en île » avec permission.


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mis en ligne : 26 septembre 2005 ; mis à jour : 29 octobre 2020